V – Le théâtre compliqué et
réversible :
- Doubles : dans la Suite du Menteur, Dorante apprend : « Qu’en une comédie on a mis son histoire » (I, 3). Dorante semble sortir du théâtre : La Suite du Menteur paraît continuer l’histoire de sa vie, dont une étape passée constitue le sujet d’une fiction : Le Menteur – Le vertige qui nous saisit vient de ce que si le personnage fictif peut devenir réel, le spectateur peut à son tour devenir fictif.
Le Cardenio des Folies de Cardenio, et Pichou
(évidemment fou alors que Dorante est atteint d’une de « ces folies
pour lesquelles on ne renferme personne », selon l’expression de
Desmarets), « fait mille extravagances à la rencontre de Don
Quichot » ; les deux fous s’affrontent et se complètent :
Cardenio en folie croit voir des voleurs qui le poursuivent, et Don Quichot est
prêt à les combattre ; toute la fin de la pièce est consacrée aux amours
chimériques de Don Quichot, et son histoire est la caricature de celle de
Cardenio ; un même sujet est traité différemment à l’intérieur d’une même
pièce. Il en est de même dans le Roland furieux de Mairet : la
caricature de l’histoire de Roland et d’Angélique est représentée par celle de
Rodomont et de Doralie (il s’agit ici de trois variantes d’une même
situation : à ces deux amours s’ajoute l’histoire tragique de Serbin et
d’Isabelle, tués par l’extravagant Rodomont).
Rotrou emprunte à Plaute le sujet de deux de ses
comédies ; toutes les deux sont des variations sur le thème du
double ; la folie est plus que jamais liée à l’illusion et au quiproquo.
Dans Les Ménechmes, Ménechme-Sosicle débarque dans une île sans savoir
que son frère (Ménechme-Ravi) y séjourne : d’où le quiproquo, jusqu’à la
reconnaissance finale[1].
Ménechme-Sosicle, effrayé par tous les gens qui le prennent pour son frère et
qui le croient fou parce qu’il ne les reconnaît pas, est amené à feindre la
folie, tandis que le doute envahi Ménechme-Ravi :
« Il faut que je sois fou si tout le monde est sage…
…Je commence à douter si je ne le suis point. » (IV, 6).
Il en est de même dans Les Sosies (adapté de L’Amphytrion
de Plaute) : le thème du double est une fois de plus lié à une
réflexion sur la vanité des apparences, sur le doute et la folie :
« Quelque savant démon, en la magie expert,
Fait qu’ainsi tout se change, et se double, et se
perd. » (III,
3).
Chacun de ces textes se présente comme le double (à la fois
le même et l’autre : traduction, adaptation, parodie, prolongement) d’un
autre texte : Les Folies de Cardenio/Don Quichotte, Le Roland
furieux/Orlando furioso, Les Ménechmes et Les Sosies/les deux pièces
grecques correspondantes, La Suite du Menteur/ Le Menteur. Corneille
ajoute une référence explicite à la réalité dont la pièce serait le
double : Le Menteur serait le double théâtral des vraies
aventures de Dorante, qui apparaît en personne dans La Suite du
Menteur ; mais cette « sortie » hors de la littérature n’est
qu’illusoire et ici s’ébauchent évidemment la circulation continue, vaste et
close, le renvoi hasardeux, d’un texte à l’autre.
-
Stratagèmes : La Célie de La Pèlerine amoureuse[2],
ne voulant pas épouser l’homme que son père lui destine, simule la folie ;
elle feint de se prendre pour la lune ; le stratagème réussit, la pièce
finit mal.
Dans La Bague de
l’oubli (de Rotrou également), la folie du roi est provoquée par un bijou
enchanté qui rend amnésique ;toutes les péripéties de la pièce s’ordonnent
autour d’un geste du personnage : l’action de mettre ou de quitter la
bague (notons ici, de plus, un certain rapport entre le sujet de la pièce et le
conte de fées) ; peu à peu, le roi devine le stratagème et, pour
surprendre les coupables, feint la folie – la bague magique agissant sur la
volonté d’un personnage et le faisant passer pour fou se retrouve dans une
autre pièce de Rotrou, L’Innocente Infidélité ; son dénouement est
dramatique : les coupables emprisonnés deviennent « furieux »[3].
-
Vérité : si
la folie obscurcit, embrouille, elle peut aussi éclairer, favoriser le
dénouement de l’intrigue ; Corneille écrit dans l’ Examen de Mélite :
« La folie d’Eraste n’est pas de meilleure trempe. Je la condamnais dès
lors dans mon âme, mais comme c’était un ornement de théâtre qui ne manquait
jamais de plaire, et se faisait souvent admirer, j’affectai volontiers ces
grands égarements, et en tirai un effet que je tiendrais encore pour admirable
en ce temps ; c’est la manière dont Eraste fait connaître à Philandre, en
le prenant pour Minos, la fourbe qu’il lui a faite et l’erreur où il l’a jeté.
Dans tout ce que j’ai fait depuis, je ne pense pas qu’il se rencontre rien de
plus adroit pour un dénouement » ; le danger de
« gratuité », de non-efficacité, de non-participation du monologue du
fou à l’ « économie » du spectacle, à la production du
« sens », est sous-entendu.[4]
[1]
Shakespeare a adapté lui aussi cette pièce de Plaute et en a fait une
comédie : La Comédie des erreurs.
[2]
Tragi-comédie de Rotrou.
[3] Ce jeu illusoire se retrouve sans la présence
de la folie dans L’Esprit follet de D’Ouville et Les Songes des homme
éveillés, de Brosse, où un ou plusieurs personnages par la mise en œuvre
(en scène) de différents stratagèmes abusent ou amusent les autres personnages.
On retrouve ici le mélange des impressions du rêve et de la veille, la
confusion entre réalité et fiction.
[4] Une remarque technique s’ajoute à cette
considération : « Mais du troisième au quatrième [actes] il
n’est pas besoin de plus d’une heure, et il en faut encore moins entre les deux
derniers, de peur de donner le temps de se ralentir à cette chaleur qui jette
Eraste dans l’égarement d’esprit. » Le rapport entre la nécessité
dramatique et la folie s’inverse. Le vraisemblable apparaît là où on ne
l’attendait pas et impose un certain ordre.