IV – L’incertitude des formes [1] et
le système implicite :
La
distinction établie entre les genres (tragédie, comédie, tragi-comédie[2])
ne peut être radicale : si elle permet de montrer comment la folie est
prise dans les différents schémas dramatiques, elle ne doit pas faire oublier
que des éléments circulent d’un genre à l’autre (personnages, péripéties,
monologues caractérisés par un certain ressassement d’images et d’émotions,
etc.) ; le folie a une fonction spectaculaire qui prévaut souvent sur la
spécialisation des formes dramatiques ; d’autant plus que les genres ne
sont qu’implicitement fixés.
C’est ainsi que :
-
Le
cavalier extravagant est aussi bien un personnage de tragi-comédie que de
comédie.
-
Malgré
nos remarques sur la folie essentielle (non-accidentelle) des fous de comédie,
certains recouvrent la raison ; ainsi Ariste dans la Mélite de
Corneille.
-
Si
la comédie utilise des éléments tragi-comiques (et réciproquement), la
tragi-comédie se double parfois d’une tragédie ; Mairet écrit (Avertissement
du Roland furieux) à propos d’un personnage de sa pièce : « Il
embrasse par épisode la mort de Zerbin et d’Isabelle, de façon qu’il est
véritable de dire qu’il contient une tragédie et une tragi-comédie tout
ensemble. »
-
Les
fous de comédie peuvent emprunter les obsessions et le langage des fous de la
tragédie sans pour autant les parodier.
De l’incertitude des formes à leur
monstruosité, il n’y a qu’un pas : L’Illusion Comique est définie
par Corneille (Epître dédicatoire à Mademoiselle N.F.D.R.) comme un « étrange
monstre », une « galanterie extravagante », un « caprice »,
d’une « invention bizarre » et « nouvelle » ;
pièce savamment folle dont la solide architecture n’est pas celle du
rêve ; elle est aussi différente de lui que l’est le travail du
poète ; elle est davantage l’illusion réellement mise en scène, que la
représentation illusoire d’une réalité fragile ; comme le dit Pierre
Macherey[3] :
« L’Illusion mise en œuvre n’est plus tout à fait illusoire, ni
simplement trompeuse. Elle est l’illusion interrompue, réalisée, complètement
transformée. »
Les péripéties multiples, la
confusion de la réalité et de la fiction (le théâtre sur le théâtre n’en est
qu’une variante), les redoublements du spectacle dans le spectacle, la présence
bouleversante de la folie, la tentation d’épuiser toutes les possibilités
dramatiques, font que ce théâtre semble procéder de lui-même, être la
prolifération d’un illusoire désordre des formes ; grâce à son
« épaisseur » (sa lourdeur aussi), il s’écarte, sans l’oublier, de la
simple représentation d’une réalité extérieure à lui, il manifeste le travail
dont il est le résultat ; si la folie ne produit pas d’œuvre, le rêve et
le caprice, n’en produisent pas non plus[4].
[1] Cette
incertitude n’entame pas leur réalité.
[2] Comédies
et tragi-comédies doivent beaucoup à la pastorale dont le furieux était un
personnage presque obligatoire ; dans la pastorale, la folie est souvent
provoquée par un charme, un enchantement : Euriale (Alphée, de
Hardy), personnage épisodique, est la victime d’un enchantement de la
magicienne Corine.
[3] Pour
une théorie de la production littéraire, Collection « Théorie »
IV, Editions F. Maspero.
[4]
D’autre part, l’illusion ne se développe pas seulement comme jeu, elle est
souvent liée à une utilisation précise : le didactisme moral par exemple
dans le triomphe des Cinq passions, de Gillet : un enchanteur fait
de sa grotte le théâtre des apparitions successives de cinq héros antiques,
dont les histoires exemplaires illustrent la nocivité des passions, et ceci
afin de guérir un jeune homme de ses égarements.