« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

La Folie dans le théâtre baroque français. 6.

 



 

IV – L’incertitude des formes [1] et le système implicite :


         La distinction établie entre les genres (tragédie, comédie, tragi-comédie[2]) ne peut être radicale : si elle permet de montrer comment la folie est prise dans les différents schémas dramatiques, elle ne doit pas faire oublier que des éléments circulent d’un genre à l’autre (personnages, péripéties, monologues caractérisés par un certain ressassement d’images et d’émotions, etc.) ; le folie a une fonction spectaculaire qui prévaut souvent sur la spécialisation des formes dramatiques ; d’autant plus que les genres ne sont qu’implicitement fixés.


C’est ainsi que :


-         Le cavalier extravagant est aussi bien un personnage de tragi-comédie que de comédie.

-         Malgré nos remarques sur la folie essentielle (non-accidentelle) des fous de comédie, certains recouvrent la raison ; ainsi Ariste dans la Mélite de Corneille.

-         Si la comédie utilise des éléments tragi-comiques (et réciproquement), la tragi-comédie se double parfois d’une tragédie ; Mairet écrit (Avertissement du Roland furieux) à propos d’un personnage de sa pièce : « Il embrasse par épisode la mort de Zerbin et d’Isabelle, de façon qu’il est véritable de dire qu’il contient une tragédie et une tragi-comédie tout ensemble. »

-         Les fous de comédie peuvent emprunter les obsessions et le langage des fous de la tragédie sans pour autant les parodier.


De l’incertitude des formes à leur monstruosité, il n’y a qu’un pas : L’Illusion Comique est définie par Corneille (Epître dédicatoire à Mademoiselle N.F.D.R.) comme un « étrange monstre », une « galanterie extravagante », un « caprice », d’une « invention bizarre » et « nouvelle » ; pièce savamment folle dont la solide architecture n’est pas celle du rêve ; elle est aussi différente de lui que l’est le travail du poète ; elle est davantage l’illusion réellement mise en scène, que la représentation illusoire d’une réalité fragile ; comme le dit Pierre Macherey[3] : « L’Illusion mise en œuvre n’est plus tout à fait illusoire, ni simplement trompeuse. Elle est l’illusion interrompue, réalisée, complètement transformée. »


Les péripéties multiples, la confusion de la réalité et de la fiction (le théâtre sur le théâtre n’en est qu’une variante), les redoublements du spectacle dans le spectacle, la présence bouleversante de la folie, la tentation d’épuiser toutes les possibilités dramatiques, font que ce théâtre semble procéder de lui-même, être la prolifération d’un illusoire désordre des formes ; grâce à son « épaisseur » (sa lourdeur aussi), il s’écarte, sans l’oublier, de la simple représentation d’une réalité extérieure à lui, il manifeste le travail dont il est le résultat ; si la folie ne produit pas d’œuvre, le rêve et le caprice, n’en produisent pas non plus[4].



[1] Cette incertitude n’entame pas leur réalité.

[2] Comédies et tragi-comédies doivent beaucoup à la pastorale dont le furieux était un personnage presque obligatoire ; dans la pastorale, la folie est souvent provoquée par un charme, un enchantement : Euriale (Alphée, de Hardy), personnage épisodique, est la victime d’un enchantement de la magicienne Corine.

[3] Pour une théorie de la production littéraire, Collection « Théorie » IV, Editions F. Maspero.

[4] D’autre part, l’illusion ne se développe pas seulement comme jeu, elle est souvent liée à une utilisation précise : le didactisme moral par exemple dans le triomphe des Cinq passions, de Gillet : un enchanteur fait de sa grotte le théâtre des apparitions successives de cinq héros antiques, dont les histoires exemplaires illustrent la nocivité des passions, et ceci afin de guérir un jeune homme de ses égarements.


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Ad Astra




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