« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

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L'Emblème cinématographique . 19 et dernier.

 



4-La reprise : l’auto-désignation par le montage :

                       

                        Ce chapitre prolonge l’exploration des valeurs de la citation ; nous passons de la citation verbale à la citation filmique, de la transposition intermodale à la transposition intramodale : le cinéma par lui-même, nouvelle façon.[1]


Comme la citation verbale, la citation filmique relève de la syllepse syntaxique : l’inclusion d’un discours dans un autre selon divers degrés d’implicitation ; après le langage, le montage, en tant que procédé de construction. Par là, la syllepse syntaxique est plus proche de l’autonymie proprement dite que de l’emblème.

L’autodésignation compositionnelle, dans laquelle se retrouve la même combinaison entre l’hyperesthétique et le métaesthétique, mode de connexion à double effet (l’usage, la mention), crée un espacement fictif, une épaisseur logique, qui perturbent la linéarité, soit par la citation explicite, soit par le soulignement (la citation est l’une de ses formes) et la réécriture dans ses multiples variantes : surcharge, rature, retouche, repentir, résumé, changement de genre…[2]

Les films de Godard, par exemple, abondent en effets de soulignement, en particulier ceux des années soixante : alternance muet/sonore dans telle séquence de Vivre sa vie, pellicule en négatif dans tel passage d’Une Femme mariée.


-La citation explicite tend vers la mise en abîme, qui participe à la fois du court-circuit et du miroir [3]. En revenant un peu en arrière et pour faire le lien entre la citation verbale et la citation filmique, prenons l’exemple du film de Luchino Visconti Vaghe stelle dell’Orsa[4], dans lequel Gianni fait lire à sa sœur Sandra son roman autobiographique intitulé Vaghe stelle dell’Orsa… et explique l’origine du titre en récitant un poème de Leopardi qui commence par : « Vaghe stelle dell’Orsa » ; les miroirs se multiplient : titre du poème (réel), titre du roman (apocryphe), titre du film…

Dans son film Tokyo-Ga, Wim Wenders, par « incrustation » et substitution, insère son reportage, en couleurs,  sur Tokyo et le cinéma d’Ozu, entre la première et la dernière séquence du Tokyo-Ga[5] d’Ozu (en noir et blanc). Les citations sont une référence claire à un film du « maître » qui vaut pour tout son cinéma ; elles servent de procédé de construction : l’encadrement. L’effet de syllepse est évident : le film de Wenders se substitue à la partie centrale du film d’Ozu tout en la désignant en creux, par un effet de parallélisme en négatif, souligné par la présence de la première et de la dernière séquence. Le film de Wenders se présente comme la variante partielle du film d’Ozu avec changement de genre (de la fiction au documentaire) et actualisation ; l’encadrement donne au film d’Ozu sa valeur matricielle : dans son déroulement naît un film différent. La place de la citation est ici déterminante.

Cela se vérifie dans le film de Marco Ferreri I love you, dont le destin est l’un de ses films antérieurs Dillinger è morto ; le déroulement du film s’oriente de plus en plus, inéluctablement, vers le film antérieur ; le caractère obsessionnel du héros (sa fascination pour le célèbre porte-clé parleur) démarque le parti-pris obsessionnel du réalisateur : conduire le film vers le dénouement d’un autre ; les citations de Dillinger è morto sont de plus en plus significatives et s’intègrent de plus en plus au cours normal du film. Les derniers plans de I love you sont une variante négative des derniers plans de Dillinger è morto. Le dispositif spéculaire régressif – en particulier l’utilisation de la télévision – est dès le début une donnée esthétique fondamentale.

L’Amour en fuite, de François Truffaut, est d’emblée placé sou le signe du puzzle : Antoine Doisnel trouve dans une cabine téléphonique la photo déchirée d’une femme qu’il va tâcher d’identifier. Ce film est le dernier d’une biographie imaginaire qui commence avec Les 400 coups, se poursuit par un sketch de L’Amour à 20 ans, puis Baisers volés, et Domicile conjugal. L’Amour en fuite intègre des citations de tous ces films, motivées par le procédé du flash-back. Leur abondance en ferait un film-centon et pourrait l’ouvrir à un hyperesthétisme vertigineux si la prudence fictionnelle n’en limitait pas l’ardeur structurante.


-Mais la citation n’est que le procédé le plus visible d’un ensemble de pratiques conférant au montage sa force de soulignement. Analysant rapidement le film de Martin Scorsese, Italian-American [6], Hubert Damisch [7] en conclut : « L’intelligence de Scorsese est d’avoir su jeter le doute sur le caractère de « vérité» de l’interview dont on ne peut décider si elle a fait ou non l’objet d’une répétition préalable – du même coup il tord le cou à la grande illusion des années soixante, au mythe du « cinéma-vérité ». On voit ici comment le cinéma est capable de faire retour sur lui-même, de s’interpréter par les moyens qui sont les siens : en l’occurrence ceux du montage au sens où l’entendait Eisenstein. »

Nous n’avons pas vu ce film de Scorsese mais la dernière phrase de Damisch pourrait s’appliquer aux dernières séquences du film de Marie-Claude Treilhou Il était une fois la télé. La fin de ce film juxtapose deux prises d’une même scène : un dialogue sut le temps qu’il fait, entre deux villageoises de Labastide-en-Val. La première des deux prises a toutes les marques du cinéma direct avec impression d’improvisation du dialogue et panoramique horizontal suivant le déplacement spontané du personnage ; l’ajout de la deuxième prise (au début de laquelle on a laissé le « clap » de tournage) révèle que la scène était concertée, le trajet prévu.

Elle donne aux deux femmes un statut d’actrices malicieuses, commentant leur propre prestation : « Elle a pas dit « pardi »… Elle a pas dit « pardi ». La fin de la deuxième prise, qui est aussi la fin du film, n’est pas coupée et l’on entend le fou rire des deux protagonistes. Le doute est jeté, rétrospectivement, sur le caractère de « vérité » de tout le film. Un renversement se produit dans le dialogue entre le film et le spectateur : plaçant d’abord ce dernier en position de supériorité (ironie condescendante ou du moins identification critique), il lui renvoie son rire par un rire bien plus sonore et bien plus libre. Cet exemple nous ramène à Maurice Pialat.


-La recherche de la vérité au cinéma ne se sépare pas, pour lui, de la recherche de la vérité du cinéma. Les séries lacunaires de ses films renforcent l’impression de vérité, mais les variantes et les reprises les soumettent à une évaluation critique permanente. On parle de la « touche » d’Hitchcock ou de Lubitsch, on pourrait parler de la « retouche » de Pialat, qui rejoindrait ces procédés de réécriture que nous évoquions plus haut ; ébauches, repentirs, amplifications, schématisations constituent les lignes de force d’une pratique auto-hyperesthétique généralisée :

« Tout objet peut être transformé, toute façon peut être imitée, il n’est donc pas d’art qui échappe par nature à ces modes de dérivation qui, en littérature, définissent l’hypertextualité, et qui, d’une manière plus générale, définissent toutes les pratiques d’art au second degré, ou hyperesthétiques… Je ne pense pas qu’on puisse légitimement étendre la notion de texte, et donc d’hypertexte, à tous les arts. »[8]

A nos amours reprend, amplifie, modifie, un des thèmes de Passe ton bac d’abord (et réduit du même coup les autres, dont il reste des traces…) : le thème d’Elizabeth devient l’histoire de Suzanne.

Arlette Langmann, scénariste d’A nos amours, a travaillé pendant plusieurs années à un projet intitulé :  Les Filles du faubourg ; il est devenu A nos amours, mais, grâce à Maurice Pialat, il a alimenté Passe ton bac d’abord.

Maurice Pialat renforce l’image du père : il devient acteur et approche un sujet : « un essai de compréhension et d’explication entre un père et sa fille »[9], sans le traiter vraiment.


-Les reprises [10] : scènes analogues d’un film à l’autre (ou à l’intérieur d’un même film), avec changements de personnages ; par exemple, la séquence d’A nos amours dans laquelle Luc donne un rendez-vous dans un café à Suzanne, qui va se marier, pour lui demander de rompre ses fiançailles, est une reprise  de la scène de Nous ne vieillirons pas ensemble dans laquelle le personnage joué par Jean Yanne donne un rendez-vous dans un café au personnage joué par Marlène Jobert dont il a appris le prochain mariage.


-Les isolexismes [11] : scènes réitérées dans un même film ; il faut alors clarifier le possible jeu de mots sur « reprise » et « prise » ; l’isolexisme au cinéma ce serait la « double prise », à quelques variations près : « Pialat fait de l’autodestruction, pour filmer comme un cochon, on ne peut pas faire mieux que lui. Dans Nous ne vieillirons pas ensemble, on voit Yanne dans deux scènes qui sont les mêmes. Pialat a tourné les deux en pensant, je garderai la meilleure, et pour faire chier le monde il garde les deux qui sont absolument incompatibles puisque c’est la même action qui recommence. Dans La maison des bois, il le fait très souvent. »[12]

Michel Contat, qui réalise l’entretien, ajoute :

« - Il y a l’idée qu’il veut porter la poisse au spectateur ».

Réponse de Jean Eustache :

« - Il veut te mettre dans sa situation qu’on ne connaît pas mais qu’on peut deviner avec le temps… »  La version théorique de cette remarque est fournie par Alain Bergala [13] : « ce retour aux mêmes points de vue, qui innocente d’une certaine façon le montage, est pourtant un lieu d’intervention privilégié de l’instance d’énonciation. D’une double intervention : celle qui consiste d’abord à choisir (à imposer) ces points de vue-là, excluant du même coup tous les autres choix possibles ; celle qui consiste ensuite à instaurer une hiérarchie entre ces points de vue, à les structurer, par la fréquence et par l’ordre de leurs retours. Cette structuration qui est le fait de l’autorité énonciatrice, contribue très largement à régler, pour chaque séquence, les jeux complexes de l’identification. »

-Nous pourrions appliquer à ces formes non globales du « remake », une phrase d’Alain Philippon sur « la répétition cinématographique d’une cérémonie », par jean Eustache[14] : « la filmer une seconde fois, dans un film ou a dix ans d’intervalle, c’est lui conférer un autre statut, l’élever à un autre rang, loin du réalisme, plus près du théâtre, là où le réel, bien que toujours présent, touche au concept. »

Mais nous arrivons, insensiblement, aux portes d’un nouveau développement : l’analyse de ce que nous proposons d’appeler des « équasignes ».



[1]  - Il est bien entendu que la citation filmique inclut le dialogue, et donc le texte et les voix, et que la citation textuelle est mise en image, voire mise en scène ; nous n’en tenons compte que dans la mesure où cela précise notre propos, dans les limites que nous lui avons foxées.

[2]  - cf. Gradus, pp. 423-424 pour le soulignement, pp. 389-390 pour la réécriture.

[3]  - Gradus, p. 138 et p. 295.

[4]  - Sandra, en français. Le titre italien signifie en français : « Lointaines étoiles de la Grande Ourse ».

[5]  - Le Voyage à Tokyo.

[6]  - En français, L’Album de famille de Martin Scorsese.

[7] -  L’Epée devant les yeux, Entretien, Cahiers du cinéma, n° 386, juillet-août 1986, p. 30.

 

[8]  - Gérard Genette, Palimpsestes, chapitre LXXIX, Editions du Seuil. Collection Poétique, pp. 435-436.

[9]  - Le Temps devant soi -A nos amours, Lherminier, p. 8.

[10]  - Gradus p. 398, reprise : lexèmes différents employés dans un même contexte, ex : un ruisseau sans talus, un enfant sans amis.

[11]  - Gradus, p. 266. isolexisme : retour dans des conditions différentes d’un lexème déjà énoncé. La fin du film de Marie-Claude Treilhou, par exemple

[12]  - Cité par Alain Philippon dans son Jean Eustache, p. 112.

[13]  - Initiation à la sémiologie du récit en images, « Le Retour aux mêmes points de vue », p. 45.

[14]  - Les deux Rosière de Pessac (pour Pialat, il s’agirait de cérémonies privées), Jean Eustache ,p. 71.



Début

La Photographie n'est pas la peinture

Strates

 La Folie dans le théâtre baroque français

L'Emblème cinématographique. 18.

 



3)La double valeur de la citation :

 

La citation a une valeur autonymique dans le cas où elle n’est pas interprétée, utilisée, mais seulement mentionnée, en grande partie indépendamment de son contenu [1] ; citations et discours rapportés, dans la mesure où il en est fait « mention » et non « usage », deviennent des segments autonymiques[2]. Dans un article déjà cité, Jakobson signalait le lien entre la citation et le mode autonyme du discours : « Ce genre d’hypostase – comme le pointe Bloomfield – « est étroitement lié à la citation, à la répétition du discours » et joue un rôle vital dans l’acquisition du langage. »


Le message et le code, ajoute-t-il : « fonctionnent d’une manière dédoublée : l’un et l’autre peuvent toujours être traités soit comme objets d’emploi, soit comme objets de référence ». Si, dans le cas de l’autonymie, il y a renvoi du message au code, dans le cas du « discours cité », il y a « message à l’intérieur du message, et en même temps c’est aussi un énoncé sur un énoncé, un message à propos d’un message ».[3]

 Si les deux fonctions se superposent (l’emploi, la référence, l’usage, la mention), un troisième type de syllepse apparaît : la syllepse syntaxique (différente à la fois de la syllepse de sens et de la syllepse grammaticale), figure dont Bernard Dupriez évoque l’existence problématique, que nous essayons d’étayer : « Il existe peut-être une syllepse syntaxique. Elle consiste à donner à un syntagme simultanément deux fonctions par rapport au nœud verbal » ; il donne l’exemple d’un titre : « Le poète estrien entend pleurer en lui « les grands espaces blancs ». [4] Le titre est mentionné et, en même temps, il en est fait usage, par intégration grammaticale à la phrase.

Si nous essayons de traduire le problème en utilisant les termes de Gérard Genette dans ses Palimpsestes, nous obtiendrons un croisement entre l’intertextualité (« Une relation de co-présence entre deux ou plusieurs textes… sous la forme la plus explicite et la plus littérale, c’est la pratique traditionnelle de la citation »[5] ) et la métatextualité (« La relation, on dit plus couramment de « commentaire », qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer », « c’est, par excellence, la relation critique ». [6]

Genette, brièvement, établit un lien entre ces deux catégories ; vers la fin de son livre, à propos des traces de la genèse des textes, à partir de l’exemple d’Henry James, il signale en note : « L’avant-texte fonctionne aussi comme un paratexte[7] dont la valeur… de commentaire et donc de métatexte, par rapport au texte définitif est aussi évidente qu’embarrassante. » Il conclut : « La genèse d’un texte est affaire d’auto-hypertextualité. »[8]

Si, toujours en suivant Genette, nous élargissons ces termes de poétique au cinématographe, nous pouvons définir une superposition partielle de la relation hyperesthétique (d’un texte à un film, d’un film à un autre film,  par la citation textuelle ou filmique, et même l’auto-citation, explicite ou implicite) et de la relation métaesthétique (valeur exemplaire, « canonique » de la citation-critère, valeur autonymique-critique de la reprise).


a-     Un cas de « syllepse intertextuelle »


Une réplique de Police renvoie, implicitement, à une réplique d’A nos amours : Mangin-Depardieu dit à Lydie-Sandrine Bonnaire : « T’as que dix-huit ans  et tu crois pas à l’amour » ; Robert-Dominique Besnehard  disait à Suzanne-Sandrine Bonnaire : « T’as que seize ans et tu ne crois pas à l’amour », ce qui était la transposition d’une phrase d’On ne badine pas avec l’amour – la référence ponctuelle d’un film à un autre – l’actrice étant l’élément commun – est une marque « hyperesthétique » , selon le mot de Gérard Genette. L’effet de syllepse se maintient, mais d’une façon beaucoup plus allusive (Il suppose un savoir complémentaire du spectateur) : telle phrase renvoie à la fois à la situation du film 2 et à une situation du film 1 ; le renvoi décolle la réplique de sa valeur « réaliste » pour lui ajouter une valeur « interfilmique ». Michel Riffaterre a intitulé l’un de ses articles La Syllepse intertextuelle[9]. Pour lui, toutefois, le texte 2 ne peut être compris sans la connaissance du texte 1 ; pour Genette, « le recours à l’hypotexte – (ici la phrase d’A nos amours) – n’est jamais indispensable à la simple intelligence de l’hypertexte » - (ici la phrase de Police) » (Palimpsestes, p. 450).

La pièce de Musset s’inscrit explicitement dans A nos amours ; elle s’y inscrit par transformation de texte et adaptation au nouveau personnage (les 18 ans de Camille deviennent les 16 ans de Suzanne) ; elle s’inscrit implicitement, mais en retrouvant le texte initial – les 18 ans – dans Police ; établissant une relation latérale d’un film à l’autre qui croise la relation transitive de l’effet de réel.


b. Implicitation et explicitation :


On appelle « sens accomodatice » ou « sens adapté »[10], le sens nouveau que la citation reçoit d’un contexte nouveau. Mais, dans le cas où la citation est explicite, cette accomodation reste partielle : une résistance à l’intégration, à la motivation, demeure – aussi ténue soit-elle – comme trace d’autonymie et trace de commentaire. Contrairement à a citation implicite de Police, une citation explicite de Van Gogh éclaire partiellement la conduite du père d’A nos amours : « Quand Van Gogh est mort, il a, paraît-il prononcé cette phrase… il a dit : « la tristesse durera toujours…ça me frappait beaucoup cette phrase parce que je me disais… Mais en fait je pensais comme tout le monde, je croyais que c’était triste d’être un type comme Van Gogh, alors je crois qu’il a voulu dire que c’est les autres qui sont tristes, vous pensez quoi ? ».

La phrase de Van Gogh est donnée d’abord comme référence (guillemets à l’écrit, intonation à l’oral) puis comme appropriation par le personnage ; elle est suivie d’un commentaire adapté au film : la tristesse, c’est celle des autres. Il est évident que la valeur de la citation n’est pas seulement psychologique ; elle est aussi esthétique ; c’est la réponse du réalisateur au pessimisme radical qui lui a parfois été reproché.

La forme insidieuse du pessimisme revient en force à la fin de Police, concentrée dans la phrase de Jacques Chardonne : « Le fond de tout est horrible », citée par Mangin qui remplace d’abord « horrible » par « pourri », ce qui renvoie à l’évolution du personnage lui-même.


C – On badine avec « On ne badine pas… » : A nos amours.


La pièce de Musset informe le film ; le film vient d’une pièce de théâtre : deux brefs extraits sont utilisés, un extrait de la scène 5 de l’acte II et un extrait de la scène 8 de l’acte III (dernière scène de la pièce).

Leur présence dans le film est motivée par la préparation de la fête du 14 juillet à la colonie de vacances : le texte de Musset est légèrement actualisé (syntaxe, vocabulaire) ; le texte est laïcisé (sans toutefois faire disparaître la référence à Dieu, liée au thème du père). Les extraits sont repris dans des circonstances différentes : lecture, répétition, représentation ; le film entier est mis en abîme dans ce début par la syllepse métonymique. Le moniteur de la colonie qui fait travailler Suzanne, dont il commente le jeu, est la première figure du metteur en scène, avant celle du père-réalisateur. Le plan de la baignade où le personnage de Pialat prend le relais du personnage de Musset se termine par une interpellation qui s’étend au spectateur : « Vous y croyez, vous, à l’amour ? ». Remarquons enfin l’effet de rime entre les titres.

Le film est une transposition (« transformation sérieuse », d’après Genette) de la pièce, selon une pratique hyperesthétique de la transmodalisation intermodale (du théâtre au cinéma) ; les extraits prélevés (par « excision ») sont greffés à un nouveau contexte qui laisse librement jouer sens d’origine et sens accomodice.

C’est d’abord en tant que combinatoire que la pièce influence le film. L’organisation générale de la pièce est fondée sur les rapports du couple et du trio ; la tension culmine dans les relations entre Perdican et Camille : l’intrusion d’un tiers -Rosette – suscitée par la déception et le dépit de Perdican devant la froideur de Camille ( dont Rosette est la sœur de lait et le double affectueux) permet la constitution précaire du couple et sa séparation définitive. 

            Le film accomplit une double « re-motivation » : le renforcement du personnage du père avec sa dimension monothéiste[11], et surtout le comblement de la case vide (le X: le gardeur de dindons fictif auquel Camille aurait écrit) par saturation, élément essentiel de l’actualisation de la pièce. Par rapport au père divinisé, le drame de Suzanne est celui de l’inaccomplissement du transfert ; c’est ce qui explique l’instabilité du personnage, nécessaire à la progression du film ; le « manque » psychologique représente le « manque » esthétique : un rapport constant à une impossible plénitude qui le range parmi les œuvres « ouvertes ». La sublimation religieuse de Camille, le libertinage de Suzanne : les temps ont changé. Rosette mourait : Anne, détruite, s’enfuit à l’étranger.

            Le film prolonge les thèmes de la pièce : l’abandon (par Dieu, par le père), l’orgueil et son complément : l’intériorisation du mépris de l’autre ( Musset : « Vous devez mépriser les femmes, qui vous prennent tels que vous êtes et qui chassent leur dernier amant pour vous attirer dans leurs bras, avec les baisers d’un autre sur les lèvres » ; Pialat : « Il me dit : maintenant que tu t’es bien fait baiser, salope, je vais pouvoir te baiser à mon tour ! »[12] ), la sècheresse de cœur, l’impossibilité d’aimer.

            Gérard Genette distingue deux types de fonctions du « régime sérieux » (la transposition) :

-         « L’un est d’ordre pratique ou si l’on veut socio-culturel… elle est très forte dans les diverses formes de transmodalisation comme l’adaptation théâtrale ou cinématographique… Elle répond à une demande sociale et s’efforce légitimement de tirer de ce servie un profit – d’où souvent son aspect commercial…

-         L’autre fonction du régime sérieux est plus noblement esthétique ; c’est sa fonction proprement créative par quoi un écrivain prend appui sur une ou plusieurs œuvres antérieures pour élaborer celle où s’investira sa pensée ou sa sensibilité d’artiste. »[13]

            Le travail de Pialat sur Musset appartient sans nul doute ç la fonction créatrice.


-Le film de Pialat éclaire la pièce de Musset : la relecture du point de vue du cinéma : 


La transposition conduit complémentairement, rétrospectivement, et non simultanément par la saisie de la confrontation-révélation du texte et du film comme dans le cas de la syllepse par modification du contexte, à une relecture du texte pour en dégager certaines qualités esthétiques qui auraient pu déclencher le processus de re-création. La translation cinématographique d’un texte constituerait une syllepse « in praesentia » (Moïse et Aaron, de Straub, par exemple), la re-création cinématographique d’un texte, une syllepse « in abstentia », qui oblitèrerait une partie de sa genèse (les deux ne s’excluant pas) ; c’est un travail du deuxième type qui a été sur On ne badine pas avec l’amour en mettant à part les citations du début).

 

-         Les lieux de la pièce sont dispersés, les scènes sont reliées par une sorte d’effet de montage ; l’unité de lieu ne subsiste qu’en tant que -- référence globale : le château, le village, les alentours – la scène s’organise en « tableau ». La pièce était destinée à la lecture : « un spectacle dans un fauteuil », selon Musset ; délestée du souci concret de sa mise en scène, la discontinuité spatiale n’est plus problématique.

-         La scène est aussi séquentielle (cela découle de l’arrangement analysé ci-dessus      ) : ce ne sont plus les entrées et les sorties des personnages qui la délimitent : elle est double ou triple.

-         La scène se dédouble aussi dans la simultanéité et non seulement dans la continuité : une sorte de « double scène » devient le ressort de l’action : un personnage caché voit et entend les deux autres (Rosette en mourra).

-         Un système d’équivalence règle l’échelonnement des scènes : reprise des motifs, parallèles ou symétriques ; la contiguïté est souvent différée et indirecte : dans la troisième partie de la scène 1 de l’acte II, Camille demande à Dame Pluche de porter un billet à Perdican ; le rapport de Blazius au Baron, à la scène 4, en est la suite décalée.

Dissémination des lieux, multiplication des points de vue, succession elliptique de scènes fondée sur l’analogie et la variation combinatoire des rapports dans un ensemble ouvert, sont les lignes de force esthétiques de la pièce de Musset – le film dont ce sont aussi les caractéristiques, en informe l’analyse.

De même, Sous le soleil de Satan, de Bernanos, en sachant que Pialat en a tiré un film, fait « sauter aux yeux » la structure ternaire du livre (le triptyque), la composition par blocs (chapitres séquentiels) et le caractère particulier des dialogues dont l’efficacité romanesque ne tient pas à la charge informative ou diégétique, mais à une sorte de complexité poétique et musicale qui rejoint le cinéma, parce qu’elle est porteuse d’un multitude de notations simultanées appelant une décantation ultérieure.



[1]  - cf. Gradus, Citation, remarque 4, p. 116.

[2]  - « L’énoncé à deux niveaux contient un discours rapporté formé de mots dont on fait mention et non usage… Les mots dont il n’est fait que mention sont appelés par les logiciens « autonymes ». Le mot autonyme se désigne lui-même pour lui-même ». J. Rey-Debove, Autonymie et métalangue, Cahiers de lexicologie, n°11, p. 20.

[3]  - Roman Jakobson, Eléments de linguistique générale, Tome I, chapitre 9 : Les Embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe, p. 178 (pour la première citation), p. 176,(pour la seconde).

[4]  -  Gradus, Syllepse grammaticale, remarque 3, p. 436.

[5]  - p.8.

[6]  - p. 10.

[7]  - « Signaux accessoires (titre, préface)  divers » constituant « l’entourage » du texte.

[8]  - p. 447.

[9]  - Poétique, n° 40, novembre 1979.

[10]  - Gradus, p . 414.

[11]  - « cette famille d’A nos amours m’a aidé à comprendre ce qu’était le mono théisme. Il y a identité de l’intouchable, puisque le père disparaît, et de Dieu. » Maurice Pialat, Autrement, n°61, p. 75.

[12]  - Suzanne raconte un rêve ; c’est Luc qui lui parle ainsi. De ce point de vue, La Puritaine, de Jacques Doillon, jouée aussi par Sandrine Bonnaire, est une variante du personnage de Suzanne.

[13]  - Palimpsestes, pp. 447-448.


Suite et fin

Début

La Splendeur des Amberson

Spectres Brûlants

L'Emblème cinématographique. 17.

 



b)- Analyse d’un exemple privilégié : le « Démarquez-vous » de Passe ton bac d’abord : 


après la leçon de philosophie du générique, c’est une leçon de hand-ball qui ouvre le film ; l’équipe est la première forme que prend le groupe, sujet central. « Démarquez-vous ! », le professeur donne ce conseil, puis cet ordre, à deux équipes de filles ; sur un terrain parallèle, deux équipes de garçons s’entraînent aussi ; par le jeu des regards, du champ/contre-champ, se « monte » déjà une histoire d’amour : une fille, un garçon, se démarquent.


Le spectateur est mis directement en contact avec des groupes aux relations multiples, dont vont émerger, petit à petit, les personnages principaux. C’est vrai pour Passe ton bac d’abord, c’est encore plus vrai pour A nos amours[1] : le bateau de la promenade rassemble des personnages peu caractérisés que seule une deuxième vision du film permet d’identifier complètement (on ne les « reconnaît pas tous quand on les revoit, plus longuement, par la suite). L’effet de réel vient de l’opacité d’un fait brut, les éléments d’exposition ne sont pas déployés ; ce que le spectateur perd en cohérence fictionnelle, il le gagne en résistance du film : il le voit. L’immédiateté du visible, l’impossibilité du « lisible », réduisent la convention narrative mais produisent une confrontation au plan, comme expérience de cinéma.[2]


Tous les personnages sont plus ou moins « marqués », plus ou moins « libres » ; la continuité de chacun des deux films est en partie assurée par des personnages qui occupent les places vacantes, prennent la place des autres, sont des doubles, des substituts, passent les relais, assurent les transferts : des furets, des jokers.[3] Ce sont eux qui, en fin de film, ont le moins de mal à partir (Bernard et Patrick dans Passe ton bac d’abord, Michel dans A nos amours).


Se démarquer : non pas une simple phase de jeu, mais sa condition même : brouiller les symétries des places, , des rôles, mettre le système en mouvement, l’ouvrir. Dans Passe ton bac d’abord, vers la fin de premier groupe de séquences, dont la dissémination est tramée de motifs symétriques que les déambulations de tel ou tel personnage relient, c’est (après le match) le jeu trop ouvert de l’équipe de football de Lens qui oppose les supporters.


Marque, démarque, relance, ouverture sont les données esthétiques du film.


La nécessité de se démarquer, le jeu ouvert de Lens ont une valeur emblématique.


« Démarquez-vous » peut être entendu comme la consigne du réalisateur à ses acteurs [4]. L’injonction de rompre avec le « standard » du jeu, l’image de marque, le modèle implicite qui menace de surgir à chaque instant. Il faut fuir l’empoissement et permettre au film de se frayer sans cesse de nouveaux parcours, réorienter ses visées, déplacer ses buts.


Des éléments du dialogue, des images, désignent plus largement la situation filmique et visent aussi l’espacement des séquences, leur « jeu » (comme on dit que les pièces d’une machine ont du jeu) ; c’est leur structuration ouverte, dispersive, qui est métaphoriquement définie.


C’est, de plus, dans ce passage du film que la gamme des techniques du filmage est la plus étendue : les plans du stade de Lens sont du pur direct et représentent l’écart maximum par rapport aux méthodes classiques du film de fiction.


« Marque » et « démarque » sont définies ainsi dans le « Glossaire » qui clôt le livre de Gilles Deleuze L’Image-mouvement, Cinéma 1 ( Editions de Minuit) :


« Marque » :  désigne les relations naturelles, c’est-à-dire les aspects sous lesquels les images sont liées par une habitude qui les fait passer des unes aux autres. La démarque désigne une image arrachée à ses relations naturelles » (pp. 292-293).


Elles qualifient « l’image mentale » fondée sur la « relation » ; il les applique au cinéma d’Hitchcock dont il cite quelques démarques célèbres : « Le moulin de Correspondant 17, dont les ailes tournent en sens inverse du vent ou l’avion de La Mort aux trousses qui apparaît là où il n’y a pas de champ à sulfater » (p. 275).


Notre hypothèse est que les définitions du Glossaire sont susceptibles de s’appliquer à l’un des éléments de « la crise de l’image action » (titre du chapitre final ) : la lutte contre le cliché, dont l’ « Image » serait la démarque ; c’est le code dominant que l’image déchire. La démarque serait donc une image irréductible au cliché.


Pialat est le continuateur – indirect- de ceux qui sont, pour Deleuze, à l’origine de la crise de l’image-action : le néoréalisme italien (Rossellini en particulier) et la Nouvelle Vague française.


Pour que l’image existe, il faut la dégager des automatismes perceptifs ; l’image doit susciter un acte de vision et non un simple effet de reconnaissance ; en rupture avec la coalescence du cliché, l’image doit vibrer de sa fugacité même. Walter Benjamin écrit : « Ce que l’on sait devoir bientôt disparaître, devient image ».[5] Filmer Sandrine Bonnaire avant que quelque chose d’elle ne disparaisse irrémédiablement ; en cours de tournage – déjà – Pialat s’aperçoit qu’elle n’a plus qu’une fossette…


Filmer, monter, c’est justement choisir ces moments qui sortent de la « médiocrité »[6] ; le discontinu, le fragmentaire, c’est la possibilité même de l’existence des films [7]. Les films portent les traces de cet arrachement continu et parfois violent au conventionnel. Cette volonté n’aboutit pas toujours, mais elle est toujours assez forte pour déplacer le cliché, le prendre par « en dessous » ; et s’il résiste encore, le compliquer en l’ouvrant sur l’abjection ; le personnage du patron du café dans Passe ton bac d’abord en est l’exemple le plus achevé.


-L’existence de la marque implique l’existence d’une série ; en linguistique, mais aussi dans la définition que donne Deleuze dans le cours du dernier chapitre de son livre : « suivant la relation naturelle, un terme renvoie à d’autres termes dans une série coutumière telle que chacun peut être interprété par les autres : ce sont les marques . »

La démarque est locale : « mais il est toujours possible qu’un de ces termes saute hors de la trame et surgisse dans des conditions qui l’extraient de sa série ou le mettent en contradiction avec elle, en quel cas on parlera de démarque » (p. 274).

La démarque vient par effraction ; elle fait irruption ; elle suppose le fragment, le « moment ».


-Marque et démarque ne sont pas exclusives l’une de l’autre, mais structuralement reliées : le joueur démarqué « sort » des séries opposées (les équipes), mais cela fait partie du jeu.

Cliché et image sont dans un rapport de tension permanente et incontournable ; croire s’émanciper du cliché par le bizarre ou l’insolite c’est - au contraire – le renforcer ; c’est le rapport tout entier qu’il faut faire bouger ; c’est pourquoi Pialat est si profondément « réaliste ».

 -Marque et démarque ont des rapports dialectiques; leurs places s’échangent : se démarquer c’est se faire remarquer, généraliser la démarque, c’est l’instaurer en marque nouvelle.


Il est nécessaire d’ouvrir le système continûment, par des remises en jeu successives ; ou bien de saturer le code de la représentation : le « forcing» comme méthode, le conflit, la « scène ».



[1]  - Suzanne mise à part.

[2]  - « Je me demande d’ailleurs si le spectateur ne se sera pas dérouté par certains enchaînements. C’est un montage qui va plus vers l’émotion que la compréhension. Parfois, on se disait que ça allait trop vite, qu’il fallait faire venir le personnage deux pas plus tôt . » Yann Dedet, Entretien, Cinématographe, n°94.

[3] - Amateurs et professionnels, joueurs de hand-ball ou de football.

[4]  - Il est clair que la polysémie des termes, les décrochages de la dénotation et de la connotation, facilitent l’enchaînement des significations : l’équipe des sportifs et l’équipe du film, le jeu sportif et le jeu de l’acteur.

[5]  - A propos des Eaux-fortes sur Paris de Meryon. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Petite Bibliothèque Payot, p. 126.

[6]  - « De toutes façons il vaut mieux qu’il n’y ait rien ou pas grand-chose plutôt que de la médiocrité ». Maurice Pialat, revue Autrement, Pères et fils, n°61, juin 1984, p. 76.

[7]  - « Tout montrer voue le cinéma au cliché, l’oblige à montrer des choses comme tout le monde a l’habitude de les voir ». Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, p.96.


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