1 - Les lois du genre :
a) La question du genre et du sujet :
- à propos d’Ad Astra, on a parlé d’un
« magnifique space-opéra méditatif »[1], on pourrait
ajouter : « spectaculaire » (esthétique) et
« spéculaire » (psychologie) .
Le genre de la science-fiction est associé à une épopée analytique,
introspective.
-
Voilà comment
James Gray explique le choix du sujet du film : « Il a des
films extraordinaires dans le genre, mais je n’en avais jamais vu qui parle du
fait d’être seul dans l’univers… N’ayant jamais vu cela au cinéma, je me suis
dit que j’allais essayer de le raconter. »[2]
Un intertitre du début du film indique : « l’humanité
se tourne vers les étoiles pour chercher une forme de vie
intelligente… » : c’est le projet Lima, l’obsession de Clifford Mc
Bride et son échec.
Le
dérèglement de cette recherche introduit le thème du « chaos dans le
monde », de la crise universelle « d’une ampleur inédite», du risque d’une
explosion nucléaire géante qui pourrait faire disparaitre toute forme de vie.
-
La fiction
renvoie à l’astrophysique[3], et à des recherches
biomédicales (astrobiologie[4] ou exobiologie ? )
catastrophiques elles aussi: les « singes de laboratoire », hors
contrôle, figurent une animalité brutale et meurtrière, en miroir par rapport à
la fureur humaine qui s’est exercée dans la station « Lima » et, dans
une moindre mesure, dans le Cépheus. Destructions
qui préparent le duel final père/fils et la survie du fils, enfin seul.
b) La fabrication : « Un
film de studio au budget modeste »[5] dit James gray. Des étoiles… de studio de cinéma. Paradoxe de l’extérieur et de l’intérieur, de
l’infini et du confiné, du grand et du petit : effet de poupée-gigogne de
la boule en verre dans la chambre de Roy, contenant un astronaute captif.
-
Long
travail d’équipes spécialisées : construction dans les moindres détails de la structure de
cette « antenne spatiale » entièrement en 3D et vue sous de nombreux
plans, images de synthèse de la fusée Cépheus et de sa capsule, construction
en 3D de Neptune et de ses anneaux, construction, entre autres, d’un espace stellaire réaliste grâce aux données de la NASA.[6]
-
Autre
paradoxe : la construction d’un « panoptique » céleste (tout
voir, tout montrer) est parfois trouée
de plans noirs, de raccords obscurs comme autant de « trous
noirs », de taches aveugles dans les visions panoramiques de l’univers.
-
L’évocation du
« même trou sombre » qui attire le fils et le père est l’équivalent
fictionnel (« science-fictionnel ») de ce que l’on appelle en termes
cinématographiques, le « hors-champ »[7], non pas au sens immédiat,
concret voire technique, de « hors-cadre » (ce que les bords du cadre
excluent ou simplement cachent), mais au
sens plus général de « rapport virtuel avec le tout » du film; ici, double
hors-champ, moteur de fiction: celui impossible, absolu, des présences
inconnues que cherche le père, celui,
relatif, actualisé, de la localisation du père aux confins de l’univers connu.
-
Comme les trous
noirs, le hors-champ virtuel attire et menace à
la fois le personnage (accomplir sa mission : « les yeux
tournés vers la sortie… » dit Roy,
mais mettre sa vie en danger) et le spectateur (connaître la suite mais hâter
la fin du film).
-
c) La
figuration : La science-fiction est le genre des effets
spéciaux visuels et sonores sous le signe d’une étrangeté inquiétante. Effets
spéciaux visuels sur les couleurs, par excès : saturations dorées,
argentées, orange, bleues, rouges - plans
rouges de la séquence sur Mars, la planète rouge - ou par défaut : lumière blafarde,
spectrale, « en respectant les degrés de luminosité des étoiles », dit l’un des techniciens, leur
« obscure clarté »[8] et effets spéciaux
sonores : qualité particulière du silence, bruitages et musique
électroniques.
L’apesanteur est un élément
visuellement à la fois perturbateur et poétique: les corps ne pèsent
plus : quelle aventure et quelle libération ! Des travellings avant
et arrière s’enchaînent dans la
structure tubulaire des engins spatiaux, précédant ou suivant des corps flottants,
y compris ceux des morts… James Gray raconte que c’est dans un film muet
allemand de 1921 qu’il a vu : « un plan d’une
personne qui marchait la tête à l’envers dans le couloir circulaire d’un
vaisseau spatial. Exactement comme l’hôtesse de l’air de 2001 !
Kubrick avait donc tout pris ailleurs »[9]
-
Principe
complémentaire dans la verticalité : la chute initiale et ses travellings verticaux arrière et avant,
tournants aussi, « vrilles », perte d’équilibre, points de vue
subjectifs et objectifs.
-
Le jeu sur l’échelle des plans renforce
l’effet de distance: la proximité des gros plans ou des très gros plans sur le
visage immobile de Roy creuse l’écart entre le (très) proche et le lointain
inconnu, fait de cet écart un écart absolu.
d) La
conception : Les paradoxes cinématographiques du temps et de l’espace.
- Le
futur, projection du passé . Vérité générale : partir loin dans
l’espace, c’est aussi remonter le temps
(en raison du temps que les images de l’univers mettent à nous parvenir) ; ici, il faut aller dans le futur retrouver
le passé (la mission Lima, dont on est sans nouvelles depuis 16 ans…). Les flash-backs sur les images du père, faute de
mieux et en attendant leur actualisation éventuelle, se projettent dans le
futur : voilà celui qu’il faut retrouver… ils font du futur une projection
virtuelle du passé, distorsion qui produit dans le présent l’extrême tension
que subit Roy.
-
Dilatation de l’espace et contraction du
temps. Dilatation de l’espace (voyage aux confins de l’univers connu) et contraction
du temps : durée calculée du voyage vers
Saturne : 79 jours, 4h, 8’ mais, par le jeu des ellipses, ce temps
objectif est ramené à quelques minutes. Paradoxe du
lointain rapidement atteint grâce à la proximité lacunaire des plans et des
séquences. Le montage comme art de l’ellipse
temporelle : raccords
indéterminés, continuités tronquées, trous
des plans noirs.
-
Effet de boucle
temporelle . l’évaluation finale crée
un effet global de boucle temporelle : reprise de déclarations similaires de Roy… Début : « Je suis calme, solide,
j’ai bien dormi, pas se cauchemar… » Fin : « Je suis calme,
solide, je ne suis pas sûr de ce que sera l’avenir mais cela ne m’inquiète
pas… », « live and love ». Symétrie des plans subjectifs de la
séparation du couple (au début) et de ses retrouvailles espérées (à la fin).
- Le nouveau n’arrive pas à se détacher de l’ancien :
ambiance
commerciale d’aéroport sur la Lune, référence de genre à un « western
lunaire », extrait de comédies musicales en noir et blanc[10], multiples références à la religion chrétienne.
[1] Julien Gester, Libération du 3 septembre 2019.
[2] Libération du 3 sept 2019.
[3] dont l’objet est de mesurer et
d’expliquer le mouvement des astres
[4] Nathalie Cabrol : Voyage aux limites de la
vie ; à la radio : « absurdité statistique que les
extra-terrestres n’existent pas ».
[5] Ibidem.
[6]
Owen Gleiberman, dans sa critique dans le journal
Variety, dit : « Les
doubles anneaux évanescents bleus de Neptune sont l'image la plus mémorable [du
film]. » L'équipe a construit un grand
nombre d'environnements, y compris la base de lancement sur Terre, la ville sur
la Lune, les planètes et le Cépheus traversant le système solaire. PRESS AND NEWS CENTER « Les
doubles anneaux évanescents bleus de Neptune sont l'image la plus mémorable [du
film]. »
01 octobre 2019 MR. X et MPC
Film
[7] Il y a
ainsi toujours à la fois les deux aspects du hors-champ, le rapport
actualisable avec d'autres ensembles, le rapport virtuel avec le tout. Mais
dans un cas, le second rapport, le plus mystérieux, sera atteint indirectement,
à l'infini, par l'intermédiaire et l'extension du premier, dans la succession
des images ; dans l'autre cas, il sera atteint plus directement, dans l'image
même, et par neutralisation et limitation du premier.
[8] Pierre
Corneille : « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles », Le
Cid, Acte IV, scène 3.
[9] « En travaillant sur l’un de mes longs métrages (sic), j’ai vu
pratiquement tous les films de science-fiction existants. Une nuit, je suis
tombé sur un muet allemand assez mauvais, Wunder der Schöpfung (réalisé par
Hans Walter Komblum, ndlr). Au milieu de ce film catastrophique et très
ennuyeux de 1921, j’ai vu« un plan d’une personne qui marchait la tête à
l’envers dans le couloir circulaire d’un vaisseau spatial. Exactement comme
l’hôtesse de l’air de 2001 ! Kubrick avait donc tout pris
ailleurs . Entretien avec James Gray dans Les
cahiers du cinéma n°773, février 2021.
[10] un extrait de la comédie musicale Orchestra Wives
( Ce que femme veut ) d’Archie Mayo, 1942, Nicolas Brothers.
Un élément du dialogue est peut-être repris (vérifier). : « We’re
all we’ve got » entre le père et le fils On est tout ce que nous
avons (l'un pour l'autre), on est tout ce qu'il nous reste. Nous deux,
c’est tout ce qui nous reste."
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