« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Ad Astra", une épopée spatiale introspective. 1.

 

1 - Les lois du genre : 

a) La question du genre et du sujet :

- à propos d’Ad Astra, on a parlé d’un « magnifique space-opéra méditatif »[1], on pourrait ajouter : « spectaculaire » (esthétique) et « spéculaire » (psychologie) .

Le genre de la science-fiction est associé à une épopée analytique, introspective.

-      Voilà comment James Gray explique le choix du sujet du film : « Il a des films extraordinaires dans le genre, mais je n’en avais jamais vu qui parle du fait d’être seul dans l’univers… N’ayant jamais vu cela au cinéma, je me suis dit que j’allais essayer de le raconter. »[2] 

 Un intertitre du début du film indique : « l’humanité se tourne vers les étoiles pour chercher une forme de vie intelligente… » : c’est le projet Lima, l’obsession de Clifford Mc Bride et son échec.  

   Le dérèglement de cette recherche introduit le thème du « chaos dans le monde », de la crise universelle « d’une ampleur inédite», du risque d’une explosion nucléaire géante qui pourrait faire disparaitre toute forme de vie.

-      La fiction renvoie à l’astrophysique[3], et à des recherches biomédicales (astrobiologie[4] ou exobiologie ? ) catastrophiques elles aussi: les « singes de laboratoire », hors contrôle, figurent une animalité brutale et meurtrière, en miroir par rapport à la fureur humaine qui s’est exercée dans la station « Lima » et, dans une moindre mesure, dans le Cépheus.  Destructions qui préparent le duel final père/fils et la survie  du fils, enfin seul.

b)  La fabrication : « Un film de studio au budget modeste »[5] dit James gray.  Des étoiles… de studio de cinéma.  Paradoxe de l’extérieur et de l’intérieur, de l’infini et du confiné, du grand et du petit : effet de poupée-gigogne de la boule en verre dans la chambre de Roy, contenant un astronaute captif.

-      Long travail d’équipes spécialisées : construction dans les moindres détails de la structure de cette « antenne spatiale » entièrement en 3D et vue sous de nombreux plans, images de synthèse de la fusée Cépheus et de sa capsule,  construction  en 3D de Neptune et de ses anneaux, construction, entre autres, d’un espace stellaire réaliste grâce aux données de la NASA.[6]

-      Autre paradoxe : la construction d’un « panoptique » céleste (tout voir, tout montrer)  est parfois trouée de plans noirs, de raccords obscurs comme autant de « trous noirs », de taches aveugles dans les visions panoramiques de l’univers.          

-      L’évocation du « même trou sombre » qui attire le fils et le père est l’équivalent fictionnel (« science-fictionnel ») de ce que l’on appelle en termes cinématographiques,   le « hors-champ »[7], non pas au sens immédiat, concret voire technique, de « hors-cadre » (ce que les bords du cadre excluent  ou simplement cachent), mais au sens plus général de « rapport virtuel avec le tout » du film; ici, double hors-champ, moteur de fiction: celui impossible, absolu, des présences inconnues que cherche le père,  celui, relatif, actualisé, de la localisation du père aux confins de l’univers connu.

-      Comme les trous noirs, le hors-champ virtuel attire et menace à  la fois le personnage (accomplir sa mission : « les yeux tournés vers la sortie… » dit Roy,  mais mettre sa vie en danger) et le spectateur (connaître la suite mais hâter la fin du film).

-      c) La figuration :  La science-fiction est le genre des effets spéciaux visuels et sonores sous le signe d’une étrangeté inquiétante. Effets spéciaux visuels sur les couleurs, par excès : saturations dorées, argentées, orange, bleues, rouges  - plans rouges de la séquence sur Mars, la planète rouge -  ou par défaut : lumière blafarde, spectrale, « en respectant les degrés de luminosité des étoiles », dit l’un des techniciens, leur « obscure clarté »[8] et effets spéciaux sonores : qualité particulière du silence, bruitages et musique électroniques.

L’apesanteur est un élément visuellement à la fois perturbateur et poétique: les corps ne pèsent plus : quelle aventure et quelle libération ! Des travellings avant et arrière s’enchaînent dans  la structure tubulaire des engins spatiaux, précédant ou suivant des corps flottants, y compris ceux des morts… James Gray raconte que c’est dans un film muet allemand de 1921 qu’il a vu : « un plan d’une personne qui marchait la tête à l’envers dans le couloir circulaire d’un vaisseau spatial. Exactement comme l’hôtesse de l’air de 2001 ! Kubrick avait donc tout pris ailleurs »[9]

-              Principe complémentaire dans la verticalité : la chute initiale  et ses travellings verticaux arrière et avant, tournants aussi, « vrilles », perte d’équilibre, points de vue subjectifs et objectifs.

-      Le jeu sur l’échelle des plans renforce l’effet de distance: la proximité des gros plans ou des très gros plans sur le visage immobile de Roy creuse l’écart entre le (très) proche et le lointain inconnu, fait de cet écart un écart absolu.

 

d)  La conception : Les paradoxes cinématographiques du temps et de l’espace.

   - Le futur, projection du passé . Vérité générale : partir loin dans l’espace, c’est  aussi remonter le temps (en raison du temps que les images de l’univers mettent à nous parvenir) ;  ici, il faut aller dans le futur retrouver le passé (la mission Lima, dont on est sans nouvelles depuis 16 ans…). Les  flash-backs sur les images du père, faute de mieux et en attendant leur actualisation éventuelle, se projettent dans le futur : voilà celui qu’il faut retrouver… ils font du futur une projection virtuelle du passé, distorsion qui produit dans le présent l’extrême tension que subit Roy.

-       Dilatation de l’espace et contraction du temps. Dilatation de l’espace (voyage aux confins de l’univers connu) et contraction du temps : durée calculée du voyage vers Saturne : 79 jours, 4h, 8’ mais, par le jeu des ellipses, ce temps objectif est ramené à quelques minutes. Paradoxe du lointain rapidement atteint grâce à la proximité lacunaire des plans et des séquences. Le montage comme art de l’ellipse temporelle : raccords indéterminés,  continuités tronquées, trous des plans noirs.

-      Effet de boucle temporelle . l’évaluation finale crée un effet global de boucle temporelle :  reprise de déclarations similaires de Roy… Début : « Je suis calme, solide, j’ai bien dormi, pas se cauchemar… » Fin : « Je suis calme, solide, je ne suis pas sûr de ce que sera l’avenir mais cela ne m’inquiète pas… », « live and love ». Symétrie des plans subjectifs de la séparation du couple (au début) et de ses retrouvailles espérées (à la fin).

-      Le nouveau n’arrive pas à se détacher de l’ancien :  ambiance commerciale d’aéroport sur la Lune, référence de genre à un « western lunaire », extrait de comédies musicales en noir et blanc[10],  multiples références à la  religion chrétienne.



[1] Julien Gester, Libération du 3 septembre 2019.

[2] Libération du 3 sept 2019.

[3] dont l’objet est de mesurer et d’expliquer le mouvement des astres

[5] Ibidem.

[6] Owen Gleiberman, dans sa critique dans le journal Variety, dit : « Les doubles anneaux évanescents bleus de Neptune sont l'image la plus mémorable [du film]. » L'équipe a construit un grand nombre d'environnements, y compris la base de lancement sur Terre, la ville sur la Lune, les planètes et le Cépheus traversant le système solaire.  PRESS AND NEWS CENTER « Les doubles anneaux évanescents bleus de Neptune sont l'image la plus mémorable [du film]. »

01 octobre 2019 MR. X et MPC Film

[7] Il y a ainsi toujours à la fois les deux aspects du hors-champ, le rapport actualisable avec d'autres ensembles, le rapport virtuel avec le tout. Mais dans un cas, le second rapport, le plus mystérieux, sera atteint indirectement, à l'infini, par l'intermédiaire et l'extension du premier, dans la succession des images ; dans l'autre cas, il sera atteint plus directement, dans l'image même, et par neutralisation et limitation du premier.

[8] Pierre Corneille : « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles », Le Cid, Acte IV, scène 3.

[9] « En travaillant sur l’un de mes longs métrages (sic), j’ai vu pratiquement tous les films de science-fiction existants. Une nuit, je suis tombé sur un muet allemand assez mauvais, Wunder der Schöpfung (réalisé par Hans Walter Komblum, ndlr). Au milieu de ce film catastrophique et très ennuyeux de 1921, j’ai vu« un plan d’une personne qui marchait la tête à l’envers dans le couloir circulaire d’un vaisseau spatial. Exactement comme l’hôtesse de l’air de 2001 ! Kubrick avait donc tout pris ailleurs  . Entretien avec James Gray dans Les cahiers du cinéma n°773, février 2021.

[10] un extrait de la comédie musicale Orchestra Wives ( Ce que femme veut ) d’Archie Mayo, 1942, Nicolas Brothers. Un élément du dialogue est peut-être repris (vérifier). : « We’re all we’ve got » entre le père et le fils On est tout ce que nous avons (l'un pour l'autre), on est tout ce qu'il nous reste.  Nous deux, c’est tout ce qui nous reste."


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