« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

DOUBLAGE DE DESERTS







(Version intégrale; une version abrégée de ce texte a été publiée dans le numéro 45/46 de la revue "Mouvements" consacré au "nouvel esprit utopique")

A PROPOS DU FILM DE GUS VAN SANT : « GERRY » (2002)





« Gerry » est une utopie minimale (et radicale) : la Terre Promise, découverte et foulée par erreur, domaine suscité par l’errance, est une succession de déserts, autant d’étapes vers la mort. Gus Van sant, plasticien, installe sa fable plus qu’il ne l’imagine, c’est-à-dire qu’il en raréfie les signes et les représentations, qu’il en simplifie les règles, qu’il se contente d’en disperser les éléments comme autant de petits cailloux secs qui n’empêchent pas de se perdre, mais qu’il en fait aussi, selon les lois du genre, la terre des prodiges et des mythes, prodiges décevants et mythes exsangues. Utopie négative, comme consciencieusement vidée de sa substance habituelle, « Gerry », à l’orée de ce siècle, nous alerte : l’aridité nous guette.

Ce sont les dispositifs filmiques, ces blocs d’espace-temps-mouvement que sont les fréquents plans-séquences, qui fondent, agencent et renouvellent la représentation d’un ailleurs aussi évanescent que les nuées qui le surplombent et projettent parfois leurs ombres : nous ne sommes pas au bout de nos surprises…


1- L’espace filmique entre utopie et hétérotopie :


Le désert, ici, est un lieu filmé (réel), un lieu rêvé (utopie) et un non lieu, un espace « autre », peut-être une hétérotopie, selon le terme proposé par Michel Foucault, soit « une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons »
[1].
Foucault distingue deux grands types d’ « emplacements … qui ont la curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements, mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent, l’ensemble des rapports qui se trouvent par eux, désignés, reflétés ou réfléchis... » : les utopies et les hétérotopies. Les utopies sont des emplacements sans lieu réel, « qui entretiennent avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée », les hétérotopies, lieux réels, effectifs sont des « sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées… » .
Le désert ne figure pas explicitement dans la liste des hétérotopies choisies par Foucault, pourtant ces définitions lui vont comme un gant ; il représente l’envers suspendu et neutralisé de la partie habitable du monde : l’écoumène s’inverse en déserts géologiques, climatiques et humains, blancs ou verts, secs ou humides
[2] ; le désert évoque même ces « hétérotopies de crise » des sociétés primitives, « lieux privilégiés, ou sacrés, ou interdits, réservés aux individus qui se trouvent, par rapport à la société, et au milieu humain, à l’intérieur duquel ils vivent, en état de crise… » et Foucault cite, parmi d’autres, les adolescents.
Les adolescents en crise sont les sujets favoris des films de Gus Van Sant. Le désert serait, pour les deux personnages de « Gerry », à la fois un « espace d’illusion » (idéalisation utopique) et un « espace de compensation » (et de contestation de l’espace conventionnel, y compris de l’espace touristiquement balisé du parcours de randonnée : « Wilderness trail »). Le désert de ce film, translation dans le domaine de la représentation de la mythologie du désert réel, serait une « expérience mixte, mitoyenne », à la fois utopie et hétérotopie : Le désert comme hétérotopie de crise pour des adolescents en quête d’utopie…
La salle de cinéma est elle-même, pour Foucault, une hétérotopie parce qu’elle a « ...le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles… c’est ainsi que le cinéma est une très curieuse salle rectangulaire, au fond de laquelle, sur un écran à deux dimensions, on voit se projeter un espace à trois dimensions… »
[3]. Cet espace à trois dimensions projeté sur un espace à deux dimensions au fond de cette salle rectangulaire peut figurer à son tour des hétérotopies et des utopies : c’est ce que l’espace filmique de « Gerry » met en scène.
Eric Rohmer considère que l’espace filmique, celui de la mise en scène est, pour le spectateur « … un espace virtuel reconstitué dans son esprit, à l’aide des éléments fragmentaires que le film lui fournit
[4]». Analysons quelques uns de ces éléments fragmentaires qui composent « Gerry ».
Première remarque, concernant l’architecture du décor naturel : l’ancrage du film est réaliste ; ces déserts existent, mais ils sont recomposés, cinématographiquement montés ; leur unité territoriale est fausse et le parcours des personnages impossible : il s’agit d’une juxtaposition de déserts distants les uns des autres, d’une contiguïté illusoire, d’une continuité hétérogène
[5].
Deuxième élément : l’espace tend à se vider, la figure est picturalement isolée sur le fond. Le désert figure et fixe l’obsession de la blancheur (du papier, de la toile, de l’écran). Les personnages deviennent des à-plats mobiles de formes et de couleur, silhouettes découpées, signes en voie d’épuisement ; la blancheur tend à les amoindrir et à les réduire ; le fond insidieux à la fois révèle et absorbe les formes : c’est toute la dernière partie du film, l’aube sur le grand Lac Salé, avec le crissement des pas exténués sur cette neige chaude qui ne fond pas, la marche hagarde et titubante avant l’effondrement. Pour le cinéaste, comme pour le peintre ou le photographe le désert aride représente un fond et une réserve (au sens pictural de l’espace non peint du tableau) d’utopie et d’hétérotopie.
Enfin, le désert, comme unique composant du monde représenté, comme non lieu progressivement généralisé, non seulement raréfie la figuration du visible mais désoriente et ruine l’action, ralentit les forces, les épuise. La construction de l’espace filmique, qui relève ici du travail d’arpenteur, tend vers l’exténuation, la perte: exténuation, par la mise en scène, de l’image, du rythme, de la fiction.
C’est dans l’interpénétration d’un espace filmique utopique (le spectateur construisant l’espace rêvé du film) et d’un décor hétérotopique (réalité des bribes de déserts photographiés où l’on erre : espaces pictural et « architectural » - photogénie des reliefs naturels) que nous refaisons le parcours utopique des deux personnages. Mais ces juxtapositions sérielles désorientées, ces raréfactions et ces exténuations sont intégrées dans des réseaux plus vastes et plus complexes.


2- Prodigieux blocs erratiques :

La dérive des personnages et l’égarement du spectateur vont de pair et le pouvoir hypnotique du film sidère autant que le désert assomme ; les traces du western, du road movie, du mauvais trip se prolongent en enchantements qui renverraient, eux, à l’errance des chevaliers. Les prodiges s’accomplissent grâce aux moyens du cinéma lui-même : ellipses et faux raccords provoquent une montée insidieuse de l’irrationnel par l’atténuation générale des liens de causalité, l’inutilité des explications et l’application généralisée du principe langien : less is more
[6].
Il en est ainsi de la séquence du rocher : on retrouve le personnage brun (interprété par Casey Affleck) perché sur un haut rocher abrupt sans que nous l’ayons vu l’escalader ; il dit avoir pris de l’élan mais le personnage blond (interprété pat Matt Damon) échoue sous nos yeux chaque fois qu’il tente une ascension, élan ou pas. Cette ascension inexpliquée et inexplicable trouve sa source magique dans une séquence antérieure, celle de la première nuit devant le feu : le brun signale la présence dans le noir d’un personnage indéterminé, perché sur un rocher : c’est lui-même qui, plus tard devient ce tiers fantomatique, pure création verbale nocturne qui s’incarne en plein soleil. Deux indications distantes, simples données, établissent une connexion réversible des situations et des identités, un chamanisme cinématographique
[7], que l’on pourrait aussi désigner, en termes profanes, sous le nom de dérivation : mise en contact directe de deux points séparés du circuit du film, ce qui en détourne le sens.
La question de l’ubiquité est reprise dans la séquence du « mirage » ; l’exemple précédent obéirait aux règles du déplacement (dans la continuité) l’exemple suivant à celles de la condensation (dans la simultanéité), pour reprendre des termes de l’analyse freudienne du rêve. L’aporie par réduction ou suppression d’explications au profit de simples indices filmiques s’intensifie ; on attend un mirage dans un film qui se déroule au désert mais celui-ci est en rupture totale par rapport aux clichés et particulièrement riche d’enseignements sur le travail de Gus Van sant.
Cette séquence se compose de quatre plans :
- dans le premier, à gauche de l’écran, de dos, dans la position du spectateur, est assis le Gerry blond ; dans le fond, floue, une silhouette s’approche lentement ; le Gerry brun entre dans le champ par la droite et s’assied ; le spectateur pense à un secours possible, mais, premier sujet d’étonnement, les personnages du premier plan semblent ne pas voir celui qui s’approche.
- Deuxième plan : contrechamp en plan rapproché sur les deux personnages et le brun continue son délire (« J’ai de l’eau… je sais où est la caisse… j’ai dit ça pour me rapprocher de toi.. ») sans voir approcher le tiers du plan précédent.
- Troisième plan : retour au point de vue du plan 1 : le tiers continue à s’approcher, un recadrage exclut le Gerry blond du champ et le spectateur ne voit plus que le tiers et le Gerry brun à droite ; faux raccord sonore : sur les sanglots du Gerry blond maintenant hors champ, montent en surimpression les paroles lointaines de celui qui s’approche : « ce n’était qu’un foutu mirage… » ; on reconnaît la voix du Gerry blond et c’est lui, en effet, qui rejoint son compagnon : le tiers n’était que le double que nous connaissons depuis le début.
- Plan 4 : contrechamp sur le brun assis sur lequel se projette l’ombre fantomatique de l’autre debout et hors champ.
La difficulté logique vient ici d’une impossible variation d’identité : dans un même plan, par ce qu’on pourrait appeler un faux raccord interne au plan, obtenu au tournage par l’utilisation d’un figurant et le jeu sur le champ et le hors-champ, un même personnage est à la fois assis au premier plan et en train de marcher depuis le fond. De plus, cette ubiquité ne se découvre que peu à peu : elle est d’abord présentée comme une réelle multiplicité de personnages. Ajoutons que le point de vue se dédouble lui aussi entre celui du spectateur et celui des personnages ; le spectateur croit en voir, et donc en savoir, plus qu’eux avant de s’apercevoir qu’il a été leurré (faux suspense), première victime du mirage cinématographique. Notons encore que le véritable mirage reste à jamais forclos : on ne voit finalement qu’un personnage connu revenant de vérifier que quelque chose n’était qu’un mirage, la silhouette fantomatique du début, que l’on pouvait réinterpréter comme le mirage, n’étant que celle du Gerry blond parti observer les choses de plus près.
Mais cela ne suffit pas : le trouble provoqué est fortement lié au temps ; la belle et inquiétante étrangeté de ce passage vient surtout de la condensation de deux temporalités différentes en une seule, comme si deux ou trois scènes s’interpénétraient sans espoir de séparation logique parce que le principe de successivité a été irrémédiablement mis à mal dans une simultanéité paradoxale et irréductible qui garde son poids de mystère : a) un dialogue de crise entre les deux personnages assis, b) une ellipse indéfinie
[8]: la vision (antérieure ou ultérieure on ne sait) d’un mirage (ellipse du constat et glissement vers un substitut trompeur lui aussi) c) le lent retour (sans qu’on ait vu l’aller, autre ellipse indéfinie) vers le premier plan, depuis un nouveau point d’utopie, élidé lui aussi, où le mirage s’est dissout.
Force du dispositif : petits « effets spéciaux » au tournage et au montage, grandes conséquences quant à la signification : faux raccords visuels et sonores, ellipses indéterminées, jeu entre le champ et le hors-champ, superpositions temporelles.
Un nouveau terme peut éclairer l’ensemble de ces remarques : le mot erratique, qui désigne ce qui est errant, vagabond, sauvage, irrégulier, instable… ce qui, dans l’espace, n’a pas de localisation fixe ou qui se trouve hors de son foyer habituel ; cela renverrait d’abord, dans ce film, aux problèmes de la localisation –la perte de l’origine et de la destination - et à ceux de la focalisation – les points de vue hétérogènes et paradoxaux, flottants, la perte progressive d’un centre de perception ou, y compris, de conscience. En géologie, on appelle blocs erratiques des roches transportées par d’anciens glaciers hors de leurs points d’origine, et le désert rocheux est peut-être un avatar du glacier qui a lentement érodé et déposé là des blocs inaccessibles et pourtant atteints. Mais erratique a aussi une valeur temporelle synonyme d’inconstance, de discontinuité, d’intermittence… et tant du point de vue du temps que du point de vue de l’espace, du point de vue de la mise en scène que de celui du montage (et de leurs conséquences sur la fiction), c’est-à-dire de la construction d’une topographie perverse, « Gerry » est un film erratique qui fait glisser des mondes les uns sur les autres.


3- « Milieux dérivés », « mondes originaires »: un néo-naturalisme ?

On trouve, dans le cinéma de Gus Van Sant, come une hantise, les marques éparses de ce que l’on pourrait appeler un « néo-naturalisme », un naturalisme remodelé par le dispatching d’un plasticien qui en rompt le déterminisme pulsionnel tout en maintenant certaines de ses figures. Le désert de « Gerry » devient le lieu du premier crime, le lycée d’ « Elephant » est livré aux prédateurs, « Last days » juxtapose une forêt ancestrale (dont le monstre est un train) et une maison en pierre explicitement comparée au monument de Stonehenge, lieu de culte primitif, par ailleurs recopié, dit le film, dans le Nouveau Monde par un riche amateur…
Nous empruntons à Gilles Deleuze la caractérisation du naturalisme
[9] : certains films nous présentent des milieux réels qui ne valent pas seulement pour eux-mêmes, ce sont des milieux dérivés, « communiquant du dedans avec des mondes originaires » évoquant l’origine ou la fin des temps, la genèse ou l’apocalypse : mondes de forêts, de marécages, de déserts[10]. Ce « commencement radical » et cette « fin absolue » sont liés, interpénétrés par la loi « de la plus grande pente » qui entraîne les personnages inachevés ou déconstruits de ces milieux dérivés vers les mondes originaires selon un jeu de pulsions élémentaires, qui se généralise en pulsion de mort ; pulsions et comportements, fétiches et morceaux peuplent ce double fond ; c’est Bunuel, c’est Stroheim … la fin du film de Stroheim « Les Rapaces »[11] est significative de ce point de vue : après un crime, le héros victime de la fièvre de l’or meurt de soif dans le même désert que celui de la fin de « Gerry ».
L’un des deux personnages de « Gerry » survit, ce qui atténue la leçon, mais son retour à la conscience est filmé comme une résurrection, comme une variante, une deuxième fin. Elle est surtout précédée d’une scène de meurtre très ambiguë où se mêlent inextricablement, la compassion (abréger les souffrances de l’autre ?), le refus (d’une première et dernière étreinte ?), la punition (une pulsion de meurtre répondant à un désir sexuel exténué lui aussi ? ou réglant son compte à une haine sourde, une rivalité indiquées ça et là à partir du début du film, en particulier sur la conduite de la balade et le choix du parcours ?) si l’on faisait monter le filigrane noir qui double la luminosité du film on obtiendrait l’histoire immémoriale d’un homme qui s’égare dans le désert, pour mieux tuer son ami, son frère, son double.
Cette scène est filmée selon le double enseignement d’Hitchcock : tuer est long et pénible
[12], et : il faut filmer les scènes d’amour comme des scènes de meurtre et les scènes de meurtre comme des scènes d’amour. Ces corps agités des derniers soubresauts et qui semblent n’en faire plus qu’un en lutte contre lui-même étaient anticipés par un plan étrange de la première partie du film : après une course ; les deux personnages s’assoient pour se reposer, de l’un on ne voit que le buste, de l’autre on ne voit que les jambes, genoux pliés, deux morceaux d’un seul corps épars sur le sol vide[13].
L’utopie, on le sait, réactive les mythes puisqu’elle projette dans l’avenir des archaïsmes positifs et négatifs, malédictions primordiales et rêves d’Age d’or : accumulant les erreurs qui les éloignent à jamais du lieu idéal qu’ils voulaient atteindre, et pris dans les pièges de la monotonie d’une lente extinction de la figuration du monde, comme si une plaque glissait sous une autre et glissait à son tour jusqu’à porter au jour l’ère vierge du premier meurtre, les deux personnages rejouent une scène primordiale : Caïn tuant Abel
[14].
Un autre combat fratricide mythique est indirectement évoqué au début du film : l’histoire du conquérant de Thèbes peuple son ombre des mythes du cycle Oedipien et au fratricide d’Etéocle et de Polynice, les deux fils qu’Oedipe eut de Jocaste.
La séquence finale doit elle aussi être questionnée : que fait ce père qui traverse le désert au volant de sa voiture seul avec son fils, enfant sagement assis sur la banquette arrière auquel s’ajoute le « fils » plus âgé de rencontre, le survivant blond de l’épopée, le ressuscité du désert ? Potentiels Abraham et Isaac ? Quels sont ces regards tranchants comme des couteaux qui passent entre eux ? Scène double de nouveau, nouvelle condensation du temps, miroir originaire de l’enfance menacée… superposition, projection, d’une situation dans une autre, glissements circulaires d’identifications multiples, règlements de comptes silencieux circulairement repris dans cet ultime panoramique qui suit le regard du survivant sur le désert où gît quelque part, non visible, la dépouille abandonnée du double ?
Risquons une hypothèse : Gus Van Sant aurait peut-être réussi à faire passer le dispositif naturaliste de l’image-mouvement dans l’image-temps en le transformant en configuration s’émancipant de la pesanteur entropique du temps cruel de Chronos, en installant ses signes dans ce que Deleuze appelle « une forme directe du temps »
[15], en modifiant son statut tout en maintenant le rêve de sa problématique. Une conception plastique du temps s’affirme souverainement dans les derniers films de Gus Van Sant, une sorte d’éventail, d’éventaire ou d’inventaire de possibilités dont l’accélération est l’une des modalités.


4- Que sont les nuages ?
[16]


Les plans de nuages sont devenus peu à peu une image de marque du cinéma de Gus Van Sant
[17] et il réussit le tour de force de prolonger au cinéma une tradition picturale (et poétique) en la vidant de sa charge symbolique, de son aura métaphysique, de sa célébration romantique devant l’infini cosmique, et même, de sa prétention « météorologique ».
Il n’annule pas ces données, il les shunte et les redistribue comme dans un nouveau jeu de cartes, un nouvel échelonnement instable de valeurs (au sens pictural du mot, aussi), des possibilités de sens que l’on n’épuise pas, des indications inachevées… et ceci selon deux procédés :
- la déconnexion par rapport au contexte immédiat,
- l’utilisation de l’un des premiers trucages cinématographiques : l’accéléré.

En rompant les liens de continuité directe, dont la rupture des liens sensori-moteurs des deux personnages est l’équivalent, en accélérant le défilement ou la modification incessante de la forme des nuages, il les situe ailleurs, directement dans l’espace filmique, par translation en quelque sorte, sur des lignes de forces parallèles dont l’action et la réaction obéissent à d’autres lois que les lois naturelles. De plus, il fait subtilement varier leur fonction selon les enchaînements qu’ils organise et si l’on a beaucoup glosé, déjà, sur la valeur picturale ou symbolique de ces plans on a peu analysé leur valeur fonctionnelle indirecte: écart absolu dans la variation du point de vue, contrepoint, commentaire muet, indice répété de transition temporelle (l’arrivée de la nuit), effet de rime ou de chiasme (deux panoramiques de sens contraires encadrant une série de séquences) se substituant aux liens narratifs disjonctés.
L’accélération régénère et accentue cet effet d’ « échiquier du ciel » signalé par Hubert Damisch
[18], en particulier dans ce long plan général de la fin, où la variation lumineuse produite par le rapide masquage réitéré du soleil, ponctuation d’ellipses véloces, renforce le déploiement des ombres portées sur le sol, taches qui font encore plus « fuir les terrains » dans la profondeur en miroir de la perspective…
Dans un film qui commence et qui finit par des plans d’un bleu céleste abstraitement hyperréaliste (un bleu d’initialisation d’écran d’ordinateur, espace autre, lui aussi), le nuage, autre non lieu, semblable en ceci à la poussière ou à la fumée, accomplit sous nos yeux son incessante et évanescente mutation rendue perceptible par l’artifice, comme si la nature indifférente aux malheurs des hommes et le ciel vide ne pouvaient être mis en mouvement que par une technique du regard.
Gus Van Sant s’est libéré peu à peu des motivations de ses procédés : les surimpressions hallucinatoires de « Drugstore Cowboy », par exemple, étaient justifiées par la prise de drogue… ici, le geste cinématographique s’impose, la caméra prend la place de la conscience dévoyée, des dieux absents ; elle devient, seule, l’organisatrice et la garante, aussi, des dérèglements des coordonnées spatio-temporelles. L’accélération du nuage se substitue non pas à nos désirs mais au retrait de la divinité qui ne justifie plus les mythes ni ne délègue les prodiges. C’est la ruine du regard épique, c’est le point de vue de Dieu sans Dieu
[19], c’est la perte d’un « englobant » qui organisait la construction de l’espace filmique classique, c’est le relâchement du Sens, son détachement.
Ces plans de nuages « seuls » doivent être mis en relation avec d’autres, ce qui crée, interne au film, un véritable circuit de l’accélération. Ces nouveaux plans, au ciel sombre et chargé, sont eux aussi intégrés selon un contrepoint déconnecté ; ils tracent un parcours chaotique et hasardeux, comme filmé aux commandes d’un bolide invisible, trajet dont les tronçons aboutissent à des impasses, des interdictions matérialisées par des panneaux, des barrières, ou la présence au milieu de la route de l’un des deux personnages. Un parcours second, labyrinthique et erratique lui aussi, double le premier.
Ces fragments rythment, en montage parallèle, la séquence de bilan pendant laquelle des deux personnages essaient en vain de savoir d’où vient l’erreur de parcours et comment s’en sortir ; le parallélisme s’accompagne d’un jeu d’oppositions : ciel bleu/ciel couvert, fixité/mobilité, contre-plongée/ frontalité… mais le plus important est que cette déconnexion-juxtaposition entre des plans de personnages qui réfléchissent et une transfiguration abstraite de leur parcours, détruit les relations habituelles entre plans objectifs et plans subjectifs, le lien est indirect: on ne saurait attribuer de façon certaine ces images à la subjectivité d’un seul des deux personnages, elles reviennent alors que le personnage auquel on pouvait les attribuer vient de mourir ; on atteint ce point d’indiscernabilité de l’objectif et du subjectif qui est, selon Deleuze une des marques de l’image pensante ou noosigne
[20]. Plus que l’expression d’une subjectivité, elles sont aussi la possible représentation d’un jeu video, modèle qui, à son tour, hante le film.


5- Mutation de l’utopie.


Ces images, encore plus accélérées que celles des nuages, actualisent une virtualité : celle du jeu video, forme de l’utopie contemporaine. La séquence centrale d’ « Elephant » le confirme : sur l’écran manipulé par l’un des jeunes tueurs, deux personnages stylisés marchent péniblement sur un fond blanc ; l’un porte un t-shirt bleu l’autre un t-shirt noir marqué d’une étoile : c’est bien sur une modélisation des deux personnages de « Gerry » que tire le lycéen d’ « Elephant »… Le discours du brun racontant le jeu video au cours duquel il a conquis Thèbes
[21], d’abord perçu comme anecdotique, est un indice supplémentaire de ce possible renversement du film. De même, au tout début de la balade, le récit du blond rapportant l’erreur stupide d’une candidate de jeu télévisé qui, à une lettre près, n’est pas arrivée à compléter une expression toute faite[22] renvoie au film ; le moindre élément prend une forte valeur indicielle: une erreur ponctuelle d’embranchement, pour éviter les sentiers battus, et tout est perdu… Le film inclut un échange aléatoire et ludique entre le virtuel et l’actuel.
Une figuration plastique du monde, régie par des translations, des renversements, des mutations et des métamorphoses devient une modélisation permettant une incessante redistribution des données. Plus qu’un simple échelonnement c’est l’échantillonnage
[23] qui devient l’opération majeure de la construction de l’espace filmique ; la lenteur du rythme habituellement attribuée au désert est compensée par l’accélération des nuages ou du jeu ; les vitesses variables doublent l’hétéroptopie d’une hétérochronie (Foucault[24]), d’un chronosigne (Deleuze[25]) : le temps se subordonne le mouvement qui devient « une perspective du temps », alors que dans l’image-mouvement, le temps n’est que celui de l’accomplissement du mouvement. Cela suppose que se succèdent des « coupes irrationnelles » (non liées au développement continu d’une action intégrée dans un ensemble immédiatement cohérent) et des « réenchaînements d’images », qui ne se présentent plus comme les classiques enchaînements aux raccords invisibles et à la continuité illusoire du développement organique d’une action .
Cette hétérogénéité (de l’espace et surtout du temps), ces intervalles, interstices, pannes et redémarrages, ces vitesses variables, ce subtil chevauchement des commencements et des fins, ces mises en parallèle artificielles des rythmes humains et des rythmes cosmiques, ces traces et ces dépôts de pathétique et de ludique, ces points de vue disparates et indifférenciés… renvoient à une multitude du monde.
Laissons jouer les citations : dans ses « Entretiens sur la multitude du monde » avec Jean-Claude Carrière, le physicien Thibault Damour
[26], revenant sur la théorie quantique évoque l’espace-temps courbe d’Einstein « comme une superposition d’une infinité de configurations possibles », comme un univers « flou »[27] ; plus loin, il reprend une métaphore cinématographique : « la « superposition » ou, pour reprendre notre image cinématographique, la « surimpression » d’une multitude d’histoires possibles qui coexistent en se coïgnorant, est l’élément central de la théorie quantique »[28] ; on dirait un commentaire de « L’Année dernière à Marienbad » d’Alain Resnais et d’Alain Robbe-Grillet, ou de « Lost highway » ou « Mullholland drive », de David Lynch, entre autres ; souvenons-nous, aussi, que Jean-Claude Carrière fut le scénariste-dialoguiste de certains films de Bunuel particulièrement « multiples »[29].
D’une manière différente, moins fondée sur les vertiges du scénario, que sur les fausses évidences ou les troubles de la perception, la modification immédiate ou différée des coordonnées spatio-temporelles, le leurre hyperréaliste ou l’affleurement du fantastique, l’univers de « Gerry » est un univers flou. Parce qu’il touche à une nouvelle compréhension, une nouvelle représentation de l’espace-temps, il fait subir une mutation à la représentation de l’utopie.
Ce que dit « Gerry » c’est que l’utopie n’est plus prospective mais superposable.
Présence et utopie échangent leurs places selon un rapport constant et circulaire de l’actuel au virtuel, dans une configuration spatio-temporelle fondée sur la simultanéité, la juxtaposition, la série et le réseau, privilégiant la parataxe (discontinuité dans la continuité… et réciproquement) et valorisant les apories. Les grandes figures de la projection utopique : inversion, sublimation, catastrophe ou apothéose, sont atténuées et prises dans une surimpression nombreuse (comme on parle d’un vers « nombreux », aux multiples accents) prosodie du monde reconstruit par plans-séquences au croisement du successif et du simultané, qui privilégie le déplacement et la condensation, le glissement d’une bande d’espace à un canal de temps, la dérive et la dérivation, les ellipses, les manques, les trous noirs, les reprises, la toujours imminente réversibilité.



« Gerry » : pratique du cinéma et théorie de l’univers… la conjonction –disjonction des espaces et des temps, la « multitude du monde », le « flou » comme principe de coexistence et de coïgnorance d’éléments disparates, la porosité de l’actuel et du virtuel… A l’utopie qui propose la construction homogène d’un monde autre, Gus Van Sant oppose une juxtaposition faussement linéaire dont la discontinuité autorise le contrepoint hétérogène ; aux symétries imaginaires il oppose les doubles et les doublures, à l’eschatologie, l’entropie, à la téléologie, l’hétérochronie. Au spectateur, s’il le veut, de recoller les morceaux, pour d’autres aventures…


[1] - Michel Foucault : « Des espaces autres »,1967 (« Dits et écrits », 1 984).
[2] - Amas de roches, dunes de sable ou jungles : « Gerry » trouverait son faux jumeau dans « Tropical Malady » (2004), d’Apichatpong Weerashetakul ou, avant, dans « Hunted », de William Friedkin qui mettent en scène des duos masculins destructeurs dans les forêts tropicales

[3] - Michel Foucault opus cité. Peut-être pourrait-on dire que l’écran joue, d’une manière plus symbolique bien sûr, un rôle analogue, du point de vue des identifications du spectateur, à celui du miroir qui est, pour Foucault : « …une utopie…un lieu sans lieu… Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour… je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas… à partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi… je reviens vers moi… ».
[4] Cf Eric Rohmer : « L’organisation de l’espace dans le « Faust » de Murnau » (10/18 n°1145 p.11) : Rohmer distingue trois espaces : l’espace pictural – la photographie (« l’image cinématographique… est perçue et appréciée comme la représentation plus ou moins fidèle, plus ou moins belle de telle ou telle partie du monde extérieur »), l’espace architectural - la décoration (« Ces parties du monde elles-mêmes, naturelles ou fabriquées… sont pourvues d’une existence objective, pouvant, elle aussi, être, en tant que telle, l’objet d’un jugement esthétique. C’est avec cette réalité que le cinéaste se mesure au moment du tournage… ») et l’espace filmique (différent de l’espace filmé : « En fait ce n’est pas de l’espace filmé que le spectateur a l’illusion, mais d’un espace virtuel… ») - la mise en scène.
[5] Au générique de fin sont crédités : Death Valley National Park et Salt Lake Field Office, California highway patrol, Nevada highway patrol, mais aussi l’Argentine et la Jordanie.
[6] - Repris de la formule de l’architecte Mies van der Rohe, « …devenue le cri de ralliement des avant-gardes artistiques, notamment du Bauhaus. », référence donnée par Pierre Guislain à la page 90 de son livre sur « M le maudit » de Fritz Lang (Editions Hatier, collection Images par images, 1990).
[7] - On songe au cinéma chamanique défini par Raoul Ruiz dans « Poétique du cinéma » (Editions « Dis voir », 1995).
[8] - Cf Noël Burch : « Une praxis du cinéma » (1986) p.26 (Folio-essais n°34)
[9] - Gilles Deleuze, « Cinéma 1, L’Image-mouvement » Editions de Minuit (1983), chapitre VIII : » De l’affect à l’action : l’image-pulsion ».
[10] - Deleuze opus cité p.174 : « Le monde originaire peut se marquer par l’artificialité du décor (une principauté d’opérette, une forêt ou un marais de studio) autant que par l’authenticité d’une zone préservée (un vrai désert, une forêt vierge »
[11] - « Greed » selon le titre original : l’avidité…
[12] - voir, entre autres, la scène de meurtre au couteau puis par étranglement et qui finit dans le four à gaz d’une cuisinière dans « Le rideau déchiré ».
[13] - Deleuze, opus cité: « C’est d’abord le monde d’Empédocle, fait d’ébauches et de morceaux, têtes sans cou, yeux sans front, bras sans épaules, gestes sans forme… » (p.174) Cette « représentation des morceaux » annoncerait l’émergence du « monde de Caïn » (p .175), sous le signe de « toute la cruauté de Chronos » : « …une image originaire du temps, avec le début, la fin et la pente. » p.174).
[14] - Deleuze encore : cette « représentation des morceaux » du monde d’Empédocle, annonçait l’émergence du « monde de Caïn » (p .175), celui du mal radical, sous le signe de « toute la cruauté de Chronos » : « …une image originaire du temps, avec le début, la fin et la pente. »(p.174).
[15] - Deleuze opus cité : « Nous verrons que, quand le cinéma affrontera directement la forme du temps, il ne pourra en construire l’image qu’en rompant avec le souci naturaliste du monde originaire et des pulsions » (p.179). La rupture pourrait-elle advenir sans liquider l’héritage naturaliste mais en le remodulant ?
[16] - Pour reprendre le titre du court-métrage de PPP Pasolini : « Che cosa sono le nuvole ? » qui fait partie du film à sketches « Caprice à l’italienne », dont la dernière réplique est : « Nous, nous n’avons jamais existé, la vérité ce sont ces formes au plus haut des cieux » (« Noi non siamo mai esistiti, la verità sono queste forme nella sommità dei cieili »). Cité dans les « Quaderni di cinema » n°57, mars 98.
[17] - Ils disparaissent dans « Last days » .
[18] - Hubert Damisch : « Théorie du nuage, pour une théorie de la peinture », éditions du Seuil, 1972.
[19] - C’était, déjà, très différemment le monde de Jean-Luc Godard dans « Le Mépris » à partir de la réflexion romanesque d’Alberto Moravia.
[20] - Qui est, pour Gilles Deleuze, l’un des signes de l’image-temps (cf «Cinéma 2, L’Image-temps » p.34-35).
[21] - Dans « Last days », dernier volet de la trilogie (« Gerry », « Elephant », « Last days »), un personnage évoque le jeu Donjons et dragons.
[22] - « barre(l) ing down the road » rendu dans les sous-titres français par : « Mettre la (g) omme.»
[23] - On pourrait envisager la transposition de la définition cybernétique du mot « échantillonnage » : « définir la variation d’une grandeur par la suite de ses valeurs, appelées échantillons à des instants définis généralement périodiques » ; prélèvements périodiques par retour aux mêmes points de vue et variations montées en séries complexes (reprises et dérives séquencées, échelonnements et étalonnages) pourraient aussi s’appliquer à « Elephant » et, plus encore, même si c’est de façon moins spectaculaire, à la structure temporelle discrètement paradoxale de « Last day »s. Pour « Gerry » cela relèverait de l’entropie : vérification régulière d’une déperdition d’énergie.
[24] - « Des espaces autres… ».
[25] - Opus cité, mêmes pages.
[26] - Thibault Damour et Jean-Claude Carrière : « Entretiens sur la multitude du monde », Editions Odile Jacob 2002.
[27] - Opus cité p.198.
[28] - Opus cité p.225.
[29] -En particulier : « Le charme discret de la bourgeoisie », « Le fantôme de la liberté », « La voie lactée »…

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