« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

La Dignité du peuple


A propos du film de Fernando SOLANAS : « La dignité du peuple » (« La dignidad de los nadies »)

 

 NOUS NE SOMMES RIEN… (Air connu…)

 

C’est le deuxième volet d’un projet de quatre films : le premier, « Mémoire d’un saccage » (2004 ) analysait la politique néolibérale forcenée qui a plongé l’Argentine dans une crise économique politique et sociale d’une gravité inédite ; Le deuxième, « La dignité du peuple », donne « l’espace et la parole » à ceux qui luttent; deux autres sont en projet : le troisième traitera des possibilités de sortie de crise, le quatrième de la question de la terre, des ressources naturelles, du réveil de la conscience indigène.

 

1) L’engagement cinématographique anticapitaliste de Solanas résulte de choix sociaux et politiques durables; ses deux derniers films  « font le pont » avec son film de 1968 : « L’heure des brasiers »…

Ses choix sont esthétiques aussi: il cherche un équilibre entre la réflexion et l’émotion, entre la chronique  et le « chant d’amour » pour un peuple et un pays, entre l’abondance, l’hétérogénéité des matériaux filmiques et la nécessité de tenir un discours clair.

Pour « Mémoire d’un saccage », il avait choisi la forme de l’essai appliquée au cinéma.  Il utilisait deux caméras ; une caméra professionnelle munie d’un grand angulaire pour donner un point de vue « objectif » : longs travellings avec voix off parcourant les lieux – déserts - du pouvoir ;  une caméra digitale « subjective » pour  restituer l’engagement dans le conflit social. Comme « L’heure des brasiers », déjà, « Mémoire d’un saccage » était divisé en chapitres ;   les plans noirs, la musique, la voix off, les textes didactiques assuraient la continuité.

Cette composition en modules est reprise dans « La dignité du peuple » mais avec un changement de genre : de l’essai on passe au conte, les contes des mille et un jours de l’Argentine ; écoutons Solanas : « Le public ne demande pas que de l’information. Il y a la télévision pour ça. Un film doit donner plus. On doit pouvoir y trouver une dimension artistique, une proposition cinématographique, une proposition de critique. Dans « La dignité du peuple », j’ai essayé de donner un style à travers le jeu de caméra, le jeu d’écriture. Une écriture qui est tantôt poétique, tantôt informative. J’ai consacré énormément de temps à façonner mon film pour lui donner l’apparence d’une succession de contes. Chacun d’eux étant raconté par ses propres protagonistes. Tous ces contes devaient avoir un ressort. Ce fil conducteur, c’est l’histoire de la résistance sociale, une histoire collective et surtout une histoire de solidarité. »

Il ajoute que ces films, en fait, ne sont pas des documentaires mais des films d’auteur « indépendants et libres », dont la conception doit rester elle aussi libre et ouverte. Ce souci formel visant l’efficacité politique rompt avec la récupération plate de formes usées dominées par l’esthétique du clip, du reportage tv bas de gamme, des sempiternelles interviews  passées à la moulinette de peur de lasser … En plus de la parole et de l’espace, Solanas donne du temps aux protagonistes pour que prenne corps l’émouvante figuration humaine que seul le cinéma peut capter dans la durée.

 

2) Ces films ne sont pas isolés : on assiste à un renouveau du cinéma documentaire en Amérique Latine, dont les facteurs sont multiples.

D’abord, souvent sous les coups de boutoir de la révolte sociale, la chute des dictatures ou des régimes pourris, la montée d’une vague rose et rouge traçant sa ligne de partage entre la recherche d’un libéralisme à visage humain et celle d’une alternative anticapitaliste et anti-impérialiste,  ont libéré la création et la diffusion.

C’est ce que Solanas appelle le « golpe » de la réalité qui suscite l’envie de filmer : ainsi ce choc social énorme que furent les  journées de décembre 2001 à Buenos-Aires …

La généralisation des petites caméras digitales a complètement démocratisé l’acte  de filmer, de produire, de diffuser… Partout sur le continent se créent des groupes qui sont des lieux d’entraide matérielle et créative à la fois, connectés à   des réseaux internationaux d’action politique et culturelle : par exemple, à Caracas, l’association Calle y media, avec le cinéaste Marcelo Andrade, auteur de « Venezuela bolivariana, la quatrième guerre mondiale » ; par exemple, pour les peuples indigènes, l’Atelier Tokapu à Villa El Salvador, au Pérou[1] 

 

 

3) Dans un continent relié par des mouvements sociaux qui se multiplient, la circulation des images et des sons favorise la circulation des luttes, souligne leurs similitudes face à un ennemi commun.

On retrouve dans  « La dignité  du peuple » quatre points-clés de ces combats continentaux :

-         La lutte contre ce que Solanas appelle « le génocide social »: la pauvreté, la faim, le logement, la santé, l’éducation… 35 000 morts par an en Argentine faute de nourriture ou de soins pendant le pillage capitaliste… 

-         Les diverses formes d’auto-organisation : assemblées, communautés, réseaux militants, esquisses de doubles pouvoirs ou de pouvoirs alternatifs … Ainsi les  piqueteros argentins: des chômeurs et leurs familles organisés en vastes campements bloquent et occupent routes et rues.    

-         La réforme agraire contre le latifundio : ruine des petits propriétaires, occupation de terres laissées à l’abandon, loi de la terre et début de socialisation de la production agricole, recherche de la souveraineté alimentaire, défense de l’environnement.

-          La récupération des usines en faillite ou abandonnées : occuper, résister, produire… ce qui affirme  la supériorité du droit au travail par rapport au droit de propriété, celle de l’autogestion ou du contrôle ouvrier par rapport à la gestion patronale, et avive la contradiction  entre la forme coopérative, l’étatisation   et les exigences de la loi du marché.

 

A la fin de « La dignité du peuple » Solanas évoque la capacité des institutions politiques bourgeoises à se rétablir rapidement si le mouvement social ne pousse pas assez fort et ne se centralise pas suffisamment…  Réflexion   importante alors que ce nouveau cycle de luttes latino-américaines est encore en phase ascendante … qu’il  s’accompagne d’un renouveau du cinéma militant ne peut que nous réjouir : certes, le cinéma ne fait pas la révolution, mais tant mieux s’il peut  y contribuer !                                                  Bernard Chamayou.  




[1] Cf le dossier : « Cinéma et vidéo des peuples indigènes »  dans le numéro 14 de « Cinémas d’Amérique Latine », Presse universitaires de Toulouse-Le Mirail, 2006.




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La Désaffection

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