« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

La Merveille de Sagres ou La Méconnaissance de soi/ intermède 3




F. (Il faut bien lui donner un nom) est serveur au meilleur restaurant marin de la station balnéaire, blanche au centre des falaises brunes triangulaires qui bornent l’Europe vers le couchant, les océans abrupts.
Aux heures de service, il arpente sans trêve la salle selon la répartition des clients dont l’œil, avant le repas, s’arrête bien au-delà des baies vitrées, sur de lointaines vagues qui moutonnent. Des passages identiques instamment répétés, quelques écarts systématiques, des raccourcis, donnent à ces déambulations professionnelles, aléatoires d’abord, une nécessité secrète : sont-elles l’ébauche d’un plan dont les motifs lui échappent ?
Ses oreilles et son crâne sont pointus, ses larges yeux inégaux remontent vers les tempes, biais qu’accentue l’arc incomplet des sourcils ; le nez est fort, aquilin, le menton droit ; la proximité du sourire est tempérée par la vacuité distraite du regard.
Ses veilles sont peuplées de songes: il est l’accélération du vent qui fore les falaises et se perd dans cet interminable terrier céleste, il est la trace invisible du vol incessant de la mouette striant le ciel de paraboles incompréhensibles.
Un soir, deux étrangers le dévisagent avec un étonnement, un respect et une appréhension qu’il ne déchiffre pas. Il ne saura jamais qu’il est le sosie de Kafka, nul papier ne fixera en minuscules caractères noirs les cauchemars qui le traversent.
Mais il pressent qu’il ne franchira pas la porte marine nommée Gibraltar, qu’il ne maîtrisera pas les images qu’enfouit la houle du tapis liquide dont l’azur inverse s’écaille en lignes blanches, qu’il n’atteindra pas le petit port de pêche, à quelques centaines de mètres, là, en contrebas…

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