Formes du temps
1)
Plusieurs
séquences ou plans du film commencent par des danseurs à l’arrêt et seuls le
léger tremblement d’un pied, la chute d’une masse de cheveux vers le sol, certaines
tensions ou vibrations, marquent l’effort avant la mise en mouvement.
Quelle importance ont ces
arrêts ?
Voici ce qu’écrit Giorgio Agamben[1] :
« Vers le milieu du quinzième siècle, Domenico da Piacenza composa son
traité Dela arte di ballare et danzare.
Domenico […] était le chorégraphe le plus célèbre de son temps, maître de danse
à la cour des Sforza à Milan et à celle des Gonzague à Ferrare. […] Domenico
énumère six éléments fondamentaux de l’art : mesure, mémoire, agilité,
manière, mesure du terrain et « fantasmata ».
Ce dernier élément – en vérité absolument central – est défini de cette manière :
« Je te le dis à toi, qui veux apprendre le métier, il faut danser par fantasmata et note que le fantasmata
est une prestesse corporelle mise en mouvement par l’intelligence de la mesure
… et qui s’arrête chaque fois que le temps semble avoir vu la tête de Méduse, comme le dit le
poète, c’est-à-dire qu’à tel instant
le mouvement se pétrifie complètement
et qu’à tel autre instant il ouvre ses
ailes comme faucon mû par la convoitise, selon la règle ci-dessus,
c’est-à-dire en œuvrant selon mesure,
mémoire, manière avec mesure du terrain et de l’air ». Domenico appelle image un arrêt improvisé entre deux mouvements, tel
qu’il puisse contracter virtuellement dans sa tension interne la mesure et la
mémoire de l’entière série chorégraphique. »[2]
Cela répond aux questions qu’Agamben se
posait au préalable : « Comment
une image peut-elle se charger de temps ? Quelle relation y-a-t-il entre
le temps et les images ? »
Et il ajoute : « La danse est donc essentiellement,
pour Domenichino, une opération menée sur la mémoire, une composition des
images selon une série temporellement et
spatialement ordonnée. Le vrai lieu du danseur ne se trouve ni dans le corps ni
dans son mouvement, mais dans l’image comme « tête de méduse », comme
pause non immobile, mais chargée, à la fois, de mémoire et d’énergie dynamique.
Mais cela signifie que l’essence de la danse n’est plus le mouvement – c’est le
temps ».
Et pour le cinéma ?
2)
Gilles
Deleuze distingue deux grandes catégories d’images : l’image-mouvement et l’image-temps. Dans l’image-temps, « c’est le mouvement qui se subordonne
au temps »[3] ;
surgit alors « la nouvelle image
pensante »[4].
La façon qu’a Prévieux de ne pas
nouer des liens de causalité immédiate, son travail incessant de déception et
de relance, ce jeu d’équivalences généralisées mais ouvertes, ces gestes
fantasmés d’une danse inaboutie, cet inaccomplissement spectral qu’une voix
lointaine n’arrive pas à régir, cet échelonnement de signes doubles, placent
son film sous le signe de l’image-temps,
c’est-à-dire que le mouvement est subordonné au temps: ultime paradoxe
pour un film de danse et de danseurs !
Le temps n’annule pas le mouvement : il
le redimensionne ; la danse filmée est la simulation libre d’une menace
éthique et politique que porte la voix, les signes deviennent signes d’une
pensée sans mots d’ordres mais vibrante et chargée. Ce régime esthétique est
celui des « Noosignes » de « l’image-temps directe » caractérisée par la « coupure irrationnelle »[5] :
- Les « coupures
rationnelles » et les « enchaînements
d’images » de
l’image-mouvement sont remplacés par des « coupures
irrationnelles » et des « réenchaînements
d’images » « sur
coupures irrationnelles »[6]:
Patterns
of life rompt complètement avec la continuité organique d’un ballet filmé,
il met en place des « séries » ouvertes,
des « images bifaces »,
dans un « perpétuel échange » de
l’actuel et du virtuel dans « l’indiscernabilité
du réel et de l’imaginaire »[7]. Rêve
déçu d’une multitude du même, d’un tout
utopique et uchronique.
- La « coupure irrationnelle », passe aussi entre « l’image visuelle » et « l’image sonore » (« L’image audio-visuelle n’est pas un
tout, c’est une fusion de la
déchirure »[8]
) ; il y a « disjonction du
sonore et du visuel »[9],
constitution d’une image sonore indépendante : « Il faut que le sonore devienne lui-même image, au lieu d’être
une composante de l’image-visuelle […] il faut que la voix off disparaisse
aussi » au profit d’une confrontation « des voix » et « des
vues »[10].
Ce que, depuis le début, nous appelons la voix,
n’est ni off ni over : mais plutôt -risquons-nous- out/there, ailleurs (hors) et là, simultanément.
Deleuze affecte une modalité aux noosignes de tel ou tel cinéaste : inévocable, indécidable, inexplicable, etc.[11] ;
pour le film de Prévieux, on pourrait convoquer celle de l’inassignable[12] :
le sens de la danse comme équivalent général du mouvement, de la vélocité ou de la lenteur, n’est plus
assigné à une place fixe (qui serait sa résidence surveillée, en quelque sorte)
et les repères schématisables des cibles inconnues que porte la voix sont inassignables et elles se
dérobent, en pure perte : mode esthétique et politique global de la déception, comme forme possible d’une
expérience de la liberté.
*
Le plateau se vide : la tortue
paralysée se met enfin en marche et déserte, désormais invisible. La vélocité a
rejoint son espace intérieur…
Bernard Chamayou.
[1] - Nymphes, Chapitre 2.
[2] -
Ibidem.
[3] - Gilles
Deleuze, L’image-temps, cinéma 2, Editions
de Minuit, Paris, 1985, p. 355.
[4] -Gilles
Deleuze, L’image-mouvement, Cinéma 1, Editions
de Minuit, Paris, 1983, p.290.
[5] - Gilles
Deleuze, l’Image-temps, cf. de la
p.354 à la p.365.
[6] -Ibidem, p.362.
[7] -Ibidem, p358.
[8]
-Ibidem, p. 351
[9] - Ibidem,
p.350.
[10] - Ibidem,
pp.363, 364, il faudrait citer tout le passage...
[11] - Ibidem,
p.363.
[12] - La similarité
assignée des emblèmes
autoreprésentatifs, n’est pas un élément contradictoire dans la mesure où
il s’agit de signes doubles, fluctuants, en miroir, dansants aussi, en quelque sorte…
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