« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

De la déception comme art du comble(ment). 4 et dernier. A propos du film de Julien Prévieux "Patterns of life".




 Formes du temps

1)    Plusieurs séquences ou plans du film commencent par des danseurs à l’arrêt et seuls le léger tremblement d’un pied, la chute d’une masse de cheveux vers le sol, certaines tensions ou vibrations, marquent l’effort  avant la mise en mouvement.

Quelle importance ont ces arrêts ?

Voici ce qu’écrit Giorgio Agamben[1] : « Vers le milieu du quinzième siècle, Domenico da Piacenza composa son traité Dela arte di ballare et danzare. Domenico […] était le chorégraphe le plus célèbre de son temps, maître de danse à la cour des Sforza à Milan et à celle des Gonzague à Ferrare. […] Domenico énumère six éléments fondamentaux de l’art : mesure, mémoire, agilité, manière, mesure du terrain et « fantasmata ». Ce dernier élément – en vérité absolument central – est défini de cette manière : « Je te le dis à toi, qui veux apprendre le métier, il faut danser par fantasmata et note que le  fantasmata est une prestesse corporelle mise en mouvement par l’intelligence de la mesure … et qui s’arrête chaque fois que le temps semble avoir vu la tête de Méduse, comme le dit le poète, c’est-à-dire qu’à tel instant le mouvement se pétrifie complètement et qu’à tel autre instant  il  ouvre ses  ailes comme faucon mû par la convoitise, selon la règle ci-dessus, c’est-à-dire en œuvrant selon mesure, mémoire, manière avec mesure du terrain et de l’air ». Domenico appelle image  un arrêt improvisé entre deux mouvements, tel qu’il puisse contracter virtuellement dans sa tension interne la mesure et la mémoire de l’entière série chorégraphique. »[2]

Cela répond aux questions qu’Agamben se posait au préalable : « Comment une image peut-elle se charger de temps ? Quelle relation y-a-t-il entre le temps et les images ? »

Et il ajoute : « La danse est donc essentiellement, pour Domenichino, une opération menée sur la mémoire, une composition des images selon  une série temporellement et spatialement ordonnée. Le vrai lieu du danseur ne se trouve ni dans le corps ni dans son mouvement, mais dans l’image comme « tête de méduse », comme pause non immobile, mais chargée, à la fois, de mémoire et d’énergie dynamique. Mais cela signifie que l’essence de la danse n’est plus le mouvement – c’est le temps ».

            Et pour le cinéma ?   

2)    Gilles Deleuze distingue deux grandes catégories d’images : l’image-mouvement et l’image-temps. Dans l’image-temps, « c’est le mouvement qui se subordonne au temps »[3] ; surgit alors « la nouvelle image pensante »[4].

La façon qu’a Prévieux de ne pas nouer des liens de causalité immédiate, son travail incessant de déception et de relance, ce jeu d’équivalences généralisées mais ouvertes, ces gestes fantasmés d’une danse inaboutie, cet inaccomplissement spectral qu’une voix lointaine n’arrive pas à régir, cet échelonnement de signes doubles, placent son film sous le signe de l’image-temps, c’est-à-dire que le mouvement est subordonné au temps: ultime paradoxe pour un film de danse et de danseurs !

 Le temps n’annule pas le mouvement : il le redimensionne ; la danse filmée est la simulation libre d’une menace éthique et politique que porte la voix, les signes deviennent signes d’une pensée sans mots d’ordres mais vibrante et chargée. Ce régime esthétique est celui des « Noosignes » de « l’image-temps directe »  caractérisée par la « coupure irrationnelle »[5] :

- Les « coupures rationnelles » et les « enchaînements d’images » de l’image-mouvement sont remplacés par des « coupures irrationnelles » et des « réenchaînements d’images » « sur coupures irrationnelles »[6]: Patterns of life rompt complètement avec la continuité organique d’un ballet filmé, il met en place des « séries » ouvertes, des « images bifaces », dans un « perpétuel échange » de l’actuel et du virtuel dans « l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire »[7]. Rêve déçu d’une multitude du même, d’un tout utopique et uchronique.

- La « coupure irrationnelle », passe aussi entre « l’image visuelle » et « l’image sonore » (« L’image audio-visuelle n’est pas un tout, c’est une fusion de la déchirure »[8] ) ; il y a « disjonction du sonore et du visuel »[9], constitution d’une image sonore indépendante : « Il faut que le sonore devienne lui-même image, au lieu d’être une composante de l’image-visuelle […] il faut que la voix off disparaisse aussi » au profit d’une confrontation « des voix » et « des vues »[10]. Ce que, depuis le début, nous appelons la voix, n’est ni off ni over : mais plutôt -risquons-nous- out/there, ailleurs (hors) et là, simultanément.

             Deleuze affecte une modalité aux noosignes de tel ou tel cinéaste : inévocable, indécidable, inexplicable, etc.[11] ; pour le film de Prévieux, on pourrait convoquer celle de l’inassignable[12] : le sens de la danse comme équivalent général du mouvement, de la vélocité ou de la lenteur, n’est plus assigné à une place fixe (qui serait sa résidence surveillée, en quelque sorte) et les repères schématisables des cibles inconnues que porte la voix sont inassignables et elles se dérobent, en pure perte : mode esthétique et politique global de la déception, comme forme possible d’une expérience de la liberté.

                                                           *

Le plateau se vide : la tortue paralysée se met enfin en marche et déserte, désormais invisible. La vélocité a rejoint son espace intérieur…  

Bernard Chamayou.




[1] - Nymphes, Chapitre 2.
[2] - Ibidem.
[3] - Gilles Deleuze, L’image-temps, cinéma 2, Editions de Minuit, Paris, 1985, p. 355.
[4] -Gilles Deleuze, L’image-mouvement, Cinéma 1, Editions de Minuit, Paris, 1983, p.290.
[5] - Gilles Deleuze, l’Image-temps, cf. de la p.354 à la p.365.
[6] -Ibidem, p.362.
[7] -Ibidem, p358.
[8]  -Ibidem, p. 351
[9] - Ibidem, p.350.
[10] - Ibidem, pp.363, 364, il faudrait citer tout le passage...
[11] - Ibidem, p.363.
[12]  - La similarité assignée des emblèmes autoreprésentatifs, n’est pas un élément contradictoire dans la mesure où il s’agit de signes doubles, fluctuants, en miroir, dansants aussi, en quelque sorte…
 
 
 
 

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