« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur" épisode 8

DEUXIEME PARTIE
I

Tout cela tiendrait dans un mouchoir de poche, s'il existait un mouchoir assez grand; l'espace de ces drames: quelques kilomètres carrés, leur durée: quelques décennies; quelques dizaines de mètres à peine séparent la rivière, le cimetière ou le jardin, de la maison; la ruelle n'est longue que d'une trentaine de mètres et ses bruits caractéristiques ne sont que les caquètements des volailles sortant du poulailler de planches accroché au mur, interrompant les siestes dans la chaleur moite des après-midi d'été, les échos sourds des gambades des lapins, sous la terrasse, vibrations transmises par les montants de bois de leur cage quand, affolés par un passant ou agités par la proximité d'un enfant espiègle, ces animaux sautent convulsivement, le chant à mi-voix, faux et improvisé, de la grand-mère contrariée. Dans la chambre bleue du premier étage, la jeune fille note des extraits des livres qu'elle a lus; lors de son agonie, alors que son bras gauche enfle à vue d'oeil, cette vierge de quatre-vingt-quinze ans demande à la religieuse qui la soigne:

"C'est ce qu'on appelle être enceinte de la main gauche?"

Le deuxième carnet noir est fait du même papier à carreaux que le premier et couvert de la même toile cirée; il est simplement plus petit on y trouve des remarques d'un certain MUSARDINE sur Edmond Rostand, un poème de Victor HUGO sur la France, un texte de Pierre JANET sur la famille, plusieurs citations de Maurice MAETERLINCK, des fragments de Romain ROLLAND, Catulle MENDES, Emile FAGUET, STENDHAL, RENAN, RODIN, MUSSET, Théophile GAUHIER (sur LAMARTINE), Madame NECKER de SAUSSURE, Jules LEMAITRE (un poème sur RACINE) et EPICTETE .
Deux pages plus loin, sont notées quelques adresses à Paris, à Varsovie et à Capbreton

(M. et Mme JAMME, villa"Les Galets»).

Dans les pages qui suivent sont écrites au crayon quelques références liées à son activité professionnelle: l'adresse à Toulouse de la Section Ravitaillement

("sans points et sans tickets"),

des adresses - toujours à Toulouse- où trouver de la tarlatane rose et bleue, des frises d'animaux en contreplaqué

(pour garçons),

de la colle Rémy, des marionnettes,

"La mise en scène contemporaine"

d'André BOLL.
Quelques pages plus loin, elle a noté deux noms:

M.PREBOR,

pour le théâtre,

Mme. ENGUILABERT,

pour le vestiaire, deux titres de pièces:

"Mon curé chez les riches"

et

"Le Flibustier",

puis une liste de saynètes:

"Ballet des pâtissiers et des ramoneurs",

"Une nuit au Japon",

"Un bal fleuri en 1900" (maternelle),

"La petite mariée (sonneurs de cloches)",

puis une nouvelle adresse où acheter de la tarlatane blanche et de la tarlatane rose

(Vignoboul, à Albi)

et encore, à la page suivante,

"Ballet des sylphes (disque?)"

et c'est tout.
Le reliquat de sa bibliothèque se réduit à quelques volumes: le

"Théâtre complet" de MARIVAUX, "Le Collier de la Reine", par Alexandre DUMAS, « Le Gendre de Monsieur Poirier et autres comédies », par Emile AUGIER, "VOITURE et les années de gloire de l'Hôtel de Rambouillet", d'Emile MAGNE, "La vie de l'espace", "La vie des fourmis", "La vie des termites", "Le trésor des Humbles", "Le double Jardin", "Le grand secret", "Monna Vanna" (pièce en trois actes),de Maurice MAETERLINCK, "La Femme",de Jules MICHELET, "Le portrait de Dorian Gray", d'Oscar WILDE, "Psyché","Le Dieu des corps", "Quand le navire…", de Jules ROMAINS, "Le Vagabond sentimental", d'A. T’SERSTEVENS, "Le Démon de midi", de Paul BOURGET, "La Possession du monde", de Georges DUHAMEL, "Sur la route Mandarine", de Roland DORGELES, "L'Indomptée", de J-H ROSNY, "Misti", de Guy de MAUPASSANT et le "Sigmund FREUD, La guérison par l'esprit», de Stefan ZWEIG.
Tous sont protégés par des liseuses de papier reliure à dominante marron, veiné d'une infinité de lignes sinueuses colorées, dont les méandres convergent assez régulièrement vers des centres d'absorption qui peuvent être simultanément interprétés, à l'inverse, comme des sources de dissémination des diaprures, faisceaux ondulés produisant à une certaine distance une teinte foncée presque homogène, comme les bruits de la ruelle, les maisons ennemies, les tombes, les promenades à bicyclette dans la vallée, les baignades dans le Tarn, sont détournés, dévoyés, fondus, absorbés par un seul point de frappe qui les ternit et les annule… mais en même temps ranimés, remis en circuit, afin qu'il tournoient et vibrent de nouveau dans l'air, s'épandent vertigineusement, dérisoires galaxies de cris de poules et de transes de lapins.
Voilà qu'une fois de plus des images mobiles s'enchaînent et se fondent, sans cesse modifiées, retenues toutefois par de vagues points d'ancrage répétitifs et variables c'est-à-dire soumis aux constantes et aux aléas des circuits parcourus. On a peu d'indications sur la chronologie; on ne sait pas, par exemple, si les plans qui le montrent dans l'avion renvoient à l'aller, au retour, ou au deux, rien ne ressemblant plus à un aller qu'un retour, et réciproquement. Ces éléments à double face, neutres en apparence (immobilité du corps et fixité du regard), absorbent périodiquement la fiction, s'il s'agit d'un retour et si, donc, tout s'est déjà passé, et, au contraire, la provoquent, l'anticipent, la déploient, s'il s'agit d'un aller et si tout est à venir. Quoi qu'il en soit, le spectateur est pris dans des flux séduisants: une même scène développe successivement trois possibilités aussi belles et plausibles l'une que l'autre et la variante objective, la quatrième, vient dans la foulée, sans hiatus ni décrochage, suivant un souverain principe d'harmonie, de nécessité acquise et triomphante; selon ce même principe, un dialogue se prolonge sans que les lèvres des personnages ne bougent, adressé seulement à l'oreille du spectateur; un même lieu abrite des actions éparses alors qu'un changement soudain de lieu ne perturbe pas la continuité d'une péripétie; le récit de genre devient buissonnier, arborescent, effervescent et ses bulles, ses ramifications, se multipliant vite et sans effort, d'une seule coulée, procurent un constant bonheur.
Virtuels
De la terrasse du café

"Il Medio Evo"

on s'aperçoit que le Corso monte vers le vide, un vide azuré comme un lointain de tableau, azur qui s'éclaircit à l'endroit même où les promeneurs apparaissent ou disparaissent, et une bosse s'ajoutant à l'élévation constante du terrain accentue l'effet d'ouverture sur le vide masquant le point réel d'aboutissement ou d'origine de la promenade, la plupart des passants revenant d'ailleurs sur leurs pas après un arrêt plus ou moins long à la rambarde du belvédère. Cet escamotage suspend dans l'azur, entre deux rangées d'immeubles tronqués eux aussi par la perspective bossuée, les trajets des passants, dans leur infinie diversité humaine, absorbés lentement par le vide puis renvoyés après cette absence vers le centre de la ville. C'est une gigantesque porte invisible et toujours ouverte que les bienheureux franchissent imperceptiblement et dont ils reviennent avec la même insouciance, mine de rien, sans interrompre leurs bavardages ni leurs gesticulations. Destination et origine coexistent dans cet espace bleu ouvert entre des maisons sans assise, réglé par un principe alternatif organisant les flux ascendants et descendants, soustrayant aux regards certains éléments parmi ceux qui montaient et faisant apparaître de nouveaux personnages dans la foulée de la descente, inverse et complémentaire. Prenant un peu de recul pour résister à la force d'attraction et de rejet de ces confins, au mystère de ces substitutions, le regard impose dans la hauteur un vaste premier plan bombé et en partie vide, sur fond de dallage gris et de terrasses de cafés désertes du côté au soleil et se remplissant peu à peu, grâce à quelques transfuges de la passeggiata, du côté à l'ombre, et un arrière-plan sans limite creusé par l' azur tombant entre les maisons puis renvoyé en force vers le ciel où il s'assombrit.
Peut-être rien n'est-il perdu ni retrouvé: tout est là, dans une incessante dispersion et un incessant regroupement avec leurs manques et leurs substituts, leurs espaces résillés et lacunaires, superposés parfois, enchevêtrés mais durables. L'erreur est de vouloir toujours remonter alors qu'il s'agit surtout de descendre, comme on descend un escalier ou les degrés de briques disposées en arêtes pour retenir le pas qui sinon glisserait, de ces rues étroites menant à la ville basse. Quel soulagement que de descendre! Que rechercher sinon une ville comme Pérouse, où l'on puisse surtout descendre (des remontées mécaniques sont prévues) et dont le tissu serré des ruelles

(" La plupart des rues sont en pente, et des passages voûtés y font des défilés sombres. Souvent une maison enjambe la rue; le premier étage va se continuer dans celui qui fait face; de grandes murailles de briques roussies, sans fenêtres, semblent des restes de forteresses…Voilà les rêveries que l'on emporte avec soi en errant dans ces rues

(Le texte s'ouvre et l'on pourrait alors dissocier sans peine les montées et les descentes, distendre leurs liens jusque là nécessaires, les classer dans des registres-univers différents

rompre le fil des phrases et la logique admise et réorganiser l'inventaire des actes habituellement enchaînés (ici la marche, ascendante ou descendante, ascendante et descendante) selon des séries parallèles poétiquement distantes.)


baroques, montueuses, bossuées, dans ces couloirs escarpés, dallés de briques, traversés d'arêtes pour retenir les pieds, parmi ces étranges bâtiments où l'imprévu et l'irrégularité de l'antique vie municipale et seigneuriale éclatent à peine atténués par les rares redressements de la police moderne…"
TAINE, "Voyage en Italie"),

autorise les méprises momentanées, les confusions, les erreurs, les reconnaissances, les retrouvailles, c'est-à-dire tout un maintien du temps aussi permanent que le plan des rues antiques avec leurs continuités et leurs interruptions, leurs courts-circuits et leurs interférences, leurs reprises et leurs dérivations ? Ainsi la via Ritorta existe bel et bien… elle ne conduit pas vers l'arc étrusque, elle va même dans la direction opposée, vers le Corso Vannucci, mais elle est toujours là … la via Appia rejoint bien l’aqueduc romain, mais il ne faut pas la chercher vers la Rocca Paolina: elle descend toujours vers la cité universitaire, de l'autre côté… Ah, se prêter au double jeu, suivre la double pulsation de ce réseau différentiel, qui se singularise en se répétant: orientation et désorientation, simultanément! DESCENDRE LE TEMPS BIEN PLUS QUE LE REMONTER.
Il arrive toutefois que l'alternance se bloque et que seul l'un des deux mouvements, l'absorption, en général, soit efficace; le rejet vient plus tard, laborieusement, ou reste impossible, barré. Ainsi, à la suite d'une erreur d'orientation, la voiture rouge se perd dans des ruelles de plus en plus étroites et débouche sur une minuscule place qui semble d'abord un cul de sac, mais non: un vicolo monte abruptement, vers la voie un peu plus large qui permettrait de retrouver le flux normal de la circulation urbaine, s'il n'était en partie obstrué par un escalier menant à une loggia grise dans la nuit. Il y a juste la place de faire demi-tour, en s'y prenant à plusieurs fois, la voiture gagnant à peine quelques centimètres à chaque reprise (les pneus crissent sur les pavés et les briques disposées en arêtes) et lorsqu'elle se trouve face à l'entrée de la ruelle qui avait permis l'accès à la place, on a l'impression que celle-ci a rétréci, ce qui rend problématique, mais non vaine, finalement, toute tentative de faire fuir la prisonnière. Ainsi, il est également impossible de faire sortir de l'une des pièces du premier étage le vieux buffet rustique encore tout imprégné de l'odeur des boues rouges du Tarn en crue, que l'on avait pu, en le basculant et en le soulevant, y faire entrer: quelle que soit la position adoptée, il manque toujours quelques centimètres pour que la porte soit franchie en sens inverse.
Ce dynamisme ambigu et perturbé peut aussi s'appliquer à une expérience d'écriture aberrante, à la fois formation libre de graphismes divers et disposition réglementée de séries: plusieurs pages sont couvertes de tracés réguliers par leur taille (ils occupent tous la même hauteur et les rangées - les lignes- sont identiques de ce point de vue) et leur espacement mais, à l'intérieur de ces normes, chacun est différent du précédent ou du suivant, unique, même si la proximité créée par la juxtaposition entraîne d'infimes ressemblances ou d'insensibles évolutions au lieu de ruptures brutales. La règle consiste à tracer, sans lever la plume, un trait continu qu'une vibration, un tremblement, une secousse contrôlés de la main agite de torsions, d'enchevêtrements, de boucles, de zigzags, de plissements et d'embardées, de volutes et de spirales, quitte soudain à revenir à une ligne presque droite que commence ou que termine parfois une crosse imitant de naissantes fougères, et d'aligner le plus vite possible, sans presque réfléchir, autant de ces absurdes hiéroglyphes approximatifs que la ligne puis la page, sans aucune marge, peuvent en recevoir. Il est bon, au bout d'un certain temps de retrouver, discrètement, des formes déjà utilisées, si tant est que l'on puisse, puisque tout est régi par l'improvisation, les reproduire exactement; il s'agit en fait de nouvelles approximations, de déplacements, que seul un oeil inattentif peut percevoir comme de parfaites identités. Un rêve en fournit l'allégorie possible: un petit chien plat de papier blanc lape de l'eau et s'épaissit un peu puis crache un coeur en noyau d'avocat et un petit ressort de réveil…

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