« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur" épisode 9

II




La pièce au plafond peint (sur un fond de ciel nuageux - nuées dont la masse mouvante, encore ajourée, cache de plus en plus souvent le soleil et dont les bords, effervescents, grisaillent - un aigle tient entre ses serres etc.) s'ouvre sur une deuxième pièce dont le papier peint d'origine, intact, a été conservé: rayures verticales bleu nuit et noires jusqu'aux trois-quarts de la hauteur des murs, puis, jusqu'au plafond, se chevauchant un peu, médaillons ovales aux motifs stylisés de fleurs et d'oiseaux. Toutes deux sont encombrées de fournitures scolaires entassées dans des cartons béants; leurs fenêtres ne sont jamais ouvertes. Les attouchements avaient-ils commencé lorsque l'enfant est entré? A-t-il mal interprété des gestes polis ou amicaux? Peut-être… mais alors, pourquoi cet air ravi et ces acquiescements répétés, signifiés seulement par des hochements de tête automatiques? Avait-elle vraiment cet air extasié que l'actuelle vision prolonge bien au-delà de sa mort, survenue il y a plusieurs années maintenant, ou s'agissait-il d'un sourire de remerciement pour une aide banale? Un nom d'homme revient :

"V....",

c'est tout. L'enfant ignore ce qui s'est vraiment passé dans ces locaux désaffectés voués aux stocks encombrants et désordonnés des livres et des cahiers, espaces de matière sombre où elle restait parfois très tard. Non! En fait, il était déjà là, dans la deuxième pièce, en train de lire, assis sur un carton. Il n'a même pas levé les yeux et c'est dans le flou coloré de l'entour du texte posé sous son regard et dans le fond ténébreux, au-delà, que la scène s'est déroulée, précipitant les gestes et augmentant cette expression radieuse, nouvelle pour lui, selon la montée clandestine du plaisir.
Sous le livre, dans l'espace placé devant lui, qu'y a-t-il ? On peut croire à la superposition de deux images: l'image de la page et l'image du lieu, c'est-à-dire celle de l'immédiat prolongement de l'espace qui excède les pages et même celle de la profondeur variable qui ouvre et prolonge la perception; entre le livre et le lointain, se creuse une sorte de fosse indistincte au bord de laquelle est placé le lecteur, effet produit peut-être pas l'inclinaison du livre qui devient ainsi un bord, une paroi, un parapet qui contient (maintient) la lecture. Mais cet espacement simple malgré ses aléas, s'épaissit d'une autre surimpression: l'image suscitée par le livre s'extériorise à son tour et rejoint, la chevauchant en partie, celle donnée par le cadre maintenant rassurant de l'espace réel. Une scène se superpose à la fosse et le livre dressé devient le trou du souffleur par lequel se répandent les images venues de la lecture; ce que souffle le livre au lecteur captivé existe dans ce bref au-delà du livre, cette immédiate avant-scène; rien n'existe en deçà, rien ne perturbe l'application du regard à la page, pure immédiateté transparente; mais derrière la double page ouverte, quel remue-ménage, quelle inflation de silhouettes, d'esquisses, de paysages à peine ébauchés, de lambeaux de décor couvrant sans peine la réalité, d'amorces d'histoires, de personnages tremblant dans la pénombre ou s'incrustant avec une netteté suspecte sous les feux poussés de la rampe virtuelle doublant le livre! Rien en deçà, donc: ici la paix, le calme abstrait de la lecture, là les déchets de la représentation, les bribes d'un théâtre d'ombres, les restes d'un festin cannibale, les fragments d'une plage déserte, les débris d'une jungle, la soudaine montée en puissance de cris humains ou animaux, miaulements de plaisir ou râles d'agonisant. La page translucide révèle une autre vie qui à son tour vient animer ce qu'une lampe éclaire faiblement ou ce qu'une fenêtre au grand jour, inonde de soleil. C'est là, dessous, et sur les côtés, et sur le fond. Avant, à l'avant, rien! Tout est projeté dans ce possible indécis qui hante l'à-travers livre; double vision s'ajoutant à celle de la page paisible que l'oeil libère de sa charge délétère; quel roman lisait l'enfant? Faisait-il contrepoint ou convergence? A-t-il débordé ou faisait-il écran, barrage? A-t-il laissé jouer la double scène, subrepticement, créant ce sournois effet d'incertitude, de doute et renvoyant l'impossible interprétation de ce qui est advenu à la tremblante mémoire ? L'enfant, au contraire, plus captivé par la vie que par le livre, s'est-il détaché de la fiction, sidéré par ce qui s'accomplissait dans le lointain flou mais n'osant lever les yeux et fixant à vide la page opaque, épaissie, laissant automatiquement les bords de sa vision lui fournir assez d'éléments pour que son effroi le paralyse, enfant muré dans l'avant-livre spatial? Puis, quelle est la valeur générale de cette leçon de l'après-livre spatial? Comment viennent les visions du livre, comment vivent-elles sinon dans cet espace postérieur, plan parallèle au livre, en relation bien sûr, mais dans une relation indirecte, clivée, semblant rendre les figures autonomes, comme si elles arrivaient du fond et revenaient, fantomatiques, appliquées presque à la transparence partielle de la page. Le livre est le programme ouvert du spectacle qui se joue: s'agrègent là-bas, sur scène, les images qu'il suscite, les éléments incomplets qu'il libère, s'agrègent aux taches colorées, aux portants, aux toiles peintes, à l'or et à l'azur d'un ciel de fantaisie, à l'insondable obscurité qui masque la profondeur, à l'irréductible matière noire à laquelle tout se heurte. Le moment du livre, le souvenir de ce moment, le souvenir du souvenir de ce moment, peut-être inventé, c'est le retrait délibéré de l'espace profond et l'engagement passif dans le tableau composite posé juste devant, au-dessous, à la fois projection, perspective, mixte d'impressions visuelles et de gestes concrets, conflagration muette et ralentie. Le générique se déroule sur un fond de rideau, le prétendu rideau rouge de l'opéra de Paris tel que le film l'exhibe: pesant, rigide, terne… une toile peinte, en fait.
L'autre rideau, celui du théâtre, ailleurs, baissé lui aussi, est lui aussi en trompe l'oeil: sur la toile sans relief un rideau rouge peint, frangé d'or, dont les drapés figés découvrent d'autres plis, est entravé par une cordelière torsadée à glands d'or fastueux retenant la masse emphatique des vagues irrégulièrement brisées d'un pseudo velours. A hauteur d'homme, un oeilleton noir rompt l'illusion; plusieurs fois, dans les minutes précédant la représentation, à ce cache obscur, manipulé de l'intérieur se substitue un oeil mobile scrutant la pénombre de la salle à l'italienne, faisant frémir les spectateurs impatients, les enfants. Mais le premier rideau, le rideau projeté, s'efface devant des mystères bien plus passionnants, même si l'identité du fantôme et ses raisons d'agir sont connues dès le départ. On sait maintenant que, dans le souvenir, l'image a été inversée: dans le film, la femme est à la gauche de l'homme au moment où elle lui jette au visage l'acide qui le défigurera; la mémoire la place à sa droite, dans une dominante claire et argentée que complète l'envol du liquide nocif, gerbe brillante un moment suspendue en éventail avant que sa retombée ne provoque ces gémissements syncopés interminables. L'enfant debout se cache derrière le fauteuil dont il agrippe le dossier.
Virtuels
Le visage des statues est tourné vers l'intérieur et la succession de leurs bustes délimite, de pilier en pilier, l'espace de l'étroite terrasse à laquelle on accède après avoir traversé le parc désordonné et touffu et dépassé la villa. Ce balcon précède et surplombe une fosse profonde et abrupte s'ouvrant jusqu'à la mer, immense scène en creux sous le promontoire exhaussé offert aux spectateurs. Ainsi disposées, les statues semblent à la fois ouvrir et préserver l'espace, signaler un enclos céleste et marin que l'on ne foule pas. Depuis le centre du village perché, l'élan du promeneur est brusquement arrêté par la proximité du vide balisé d'allégoriques figures de pierre. Le regard seul peut s'épandre dans cet effondrement dont la brume masque les contours, raccordant bleu sur bleu le ciel et la mer. Ces têtes dressées et muettes ne gardent rien. Certaines se boursouflent et s'écaillent, noircissent par plaques. Leur front se dégrade, leur sourire est altéré.
Le sol est jonché de débris, de détritus comme on en trouve sur les plages sauvages ou les terrains vagues: briques, pierres, poussières, restes d'armatures métalliques (certains sont torsadés), tronçons de cadres de bois, une lettre, peut-être détachée d'un fronton

(« E » ou « F », on ne sait…),

poches de plastique, sacs bicolores (en noir et blanc sur la photo), lambeaux de vêtements froissés et pliés, en boule, une ceinture serpente, l'ovale d'une lunette de siège de W.C., presque au centre. Des deux côtés du noir béant de la scène, trois rangées de loges s'étagent dans la pénombre; presque toutes sont ouvertes sur le vide central et il ne reste que les appuis latéraux qui délimitaient leur avancée, en prolongement des piliers de soutènement; une rambarde demeure pourtant, exceptionnelle, réduite à un assemblage de planches nues et sales contenu par un cadre déteint sans fioritures; des plaques noires écaillées témoignent d'un incendie qui a sans doute précipité la chute du théâtre, à moins qu'il n'ait suivi sa fermeture définitive interprétée par des vandales occasionnels comme un encouragement à le détruire. De vieilles peintures restent sur les parois de séparation laissant voir sur les tranches des murs sectionnés des enduits de plâtre ou carrément la pierre. La lumière entre par les arcades supérieures dont les piliers se continuent en voûtes; leurs arcs se perdent dans l'obscurité masquant l'absence d'éventuels leurres d'azur peints au plafond. Rien ne reste des stucs, des ors, des corniches et des rocailles, des velours des appuis, des drapés feints ou réels, des lampes. La scène, au fond, est une fosse verticale -golfe d'ombre- que seule éclaire faiblement d'un rayon gris une minuscule porte entrouverte.
Dérivation.

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