« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur..." épisode 11 a

IV



Une hantise et une exhibition: lors des assemblées générales, tenue par le bras ou la main, guidée par une collègue ou l'un de ses camarades…Personne ne la voit venir: elle traverse soudain l'estrade ou apparaît à l'improviste au milieu du cercle approximatif formé par les grévistes. Parfois, elle ne fait que passer, très vite, simple comparse, et les tenants et aboutissants de sa course restent inconnus; elle n'est que la trace des regards qui la suivent. Quelquefois, elle se penche vers l'oreille du président de séance et demande la parole; elle la prend d'ailleurs sans attendre l'appel de son nom, souvent pour redire moins bien ce que ses proches ont dit, faisant de sa cécité un passe droit et une excuse, son infirmité autorisant ce ressassement maladroit. Un débit chaotique, précipité rend pathétique cette répétition fragmentaire faussement persuasive. Elle sort de scène ensuite, personnage distraitement tragique menée par ses confidents, automate à qui l'on fait faire un tour puis qui rejoint ses ombres pacifiées. Jamais personne ne lui répond (elle n'attend rien d'ailleurs) et cette carence de dialogue, ces déclarations sans réplique tombant dans un silence perplexe ajoutent à l'irréalité de ces monstrations fugitives.
"Pièce absente" : au fond de la boîte, sous l'amas désordonné des pièces de bois irrégulières, se trouve un petit rectangle de bristol jauni sur lequel on a tracé à la plume, à l'encre bleue noire, d'une écriture régulière et penchée, aux initiales contournées, aux jambages prolongés, en fin de mots, de traits horizontaux qui assurent parfois une jonction des termes, l'information suivante:

Il manque un
morceau vert au
dessus du rêveur

C'est écrit au dos d'une carte publicitaire dont seul reste un tiers environ. Au recto initial, donc, on peut lire:



MOD

P O U R D A M
Cap
-----

RICH

9, rue du N
Près la place

On est assuré de trouver
en tous

Il est envoyé sur dem

ce qui constitue le fragment inattendu et irréductible d'un autre puzzle. Le vrai, à l'ancienne, dont chaque élément a une forme originale, s'intitule:

"Au pays des rêves",

reproduction d'une peinture de Jean Béraud datée de 1894. Le titre a été tracé à la main sur l'étiquette vieillie collée sur la boîte de faux maroquin ainsi que le nombre 895 s'intercalant entre deux mots imprimés:

"about"

et

"pieces".

imprimée également, plus haut et entre guillemets, l'indication:

"DIVERTING PUZZLE".

Si l'on met bout à bout les trois fragments de l'avertissement, on obtient, sur une seule ligne, un vers blanc:

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur."

L'exposition comporte trois salles. Dans la première, plongée dans la pénombre, un grand écran diffuse, noir sur blanc, un texte en voie de raréfaction. Des lettres, des mots, disparaissent peu à peu, lentement, selon un ordre imperceptible, peut-être le simple fruit du hasard, et ces manques étendent les blancs, soulignant en négatif certains effets, certains éléments, leur donnant une signification nouvelle, partielle mais non moins intense, surtout pour l'oeil d'abord exaspéré qui les appréhende ensuite comme les figures d'un tableau mouvant, ne lisant plus mais juxtaposant ces écarts, les laissant aussi bien jouer sur le vide. Le silence est de rigueur. Dans la deuxième pièce, on voit en couleurs d'autres échantillons de textes, mono ou poly chromes; la couleur varie par flux et ces courants multiples font d'elle une matière concurrente à l'agencement des mots. Dans l'obscurité, on entend des sons: caquètements, chants métalliques et mats des rouges-queues, rivière en été coulant sur des galets, et beaucoup d'autres encore, sans forcément de lien ponctuel avec les pages diffusées. Le troisième module est celui des voix et de l'image. La luminosité varie sans cesse, du plus obscur au plus clair, la voix change d'intensité, du chuchotement au cri, alternance redoublée par un fading rythmé et cyclique de l'enregistrement. Un écran diffuse une vue unique mais soumise elle aussi à des variations lumineuses: de la sous-exposition la plus accentuée à la disparition dans la blancheur; effets redoublés par l'instabilité déjà signalée de la lumière d'ambiance de la pièce perturbée qui change brusquement, par sautes imprévisibles, contrairement aux deux autres types de modifications, continus et presque imperceptibles dans leur lenteur. La vue est celle d'un vaste méandre entourant une presqu'île arrondie et bossue; son isthme étroit et découpé, abrupt, est surmonté d'un côté par les ruines d'une chapelle et de l'autre par celles d'un château fort. La voix dit des textes qui n'ont pas forcément de lien ponctuel avec la vue fixe, montée en boucle

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