« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur..." épisode 12

V



La petite fenêtre s'ouvre sur le talus où prolifèrent les essences: saules, bouleaux, sapins, chênes, et bien d'autres arbrisseaux, dont certains minuscules, venus de graines déposées là, dans ce modeste creux, par les vents; les racines fixent la terre et le ravinement diminue; la rigole, au pied du mur, n'est presque plus encombrée que par quelques épaisseurs de feuilles qui pourrissent lentement après la fonte des neiges et la fin des gelées. Devant la fenêtre monte, un peu plus haut chaque année, une fougère dont les crosses épanouies forment un évasement aux pointes fines repliées. La bruyère y fleurit, les campanules, les géraniums sauvages dits petit-Robert et d'autres articles de cette flore infinie. Une aberration: percer le mur face à cette terre creusée en pente abrupte qui exclut le ciel… mais cette incohérence ravit l'oeil en lui offrant à la fois l'ouverture et sa négation, le passage et l'obstacle immédiat. Sans compter avec la lumière qui malgré tout blanchit, par cette trouée, le plateau de marbre de la table sur laquelle on peut donc écrire.
Parfois, elle tombe et c'est imprévisible. L'élan vers elle de l'enfant est interrompu, suspendu. Elle est allongée sur le sol, plancher ou tapis, plus rarement les gravillons du trottoir, devant l'école, sous les acacias taillés en boule. Les yeux fermés, les dents serrées, elle geint régulièrement, semble pourtant ne plus respirer. Sourde d'abord, perdue, elle paraît reprendre conscience faiblement et peut répondre par des signes brefs, embryonnaires, à des sollicitations parlées. La durée de ces absences est variable, jamais très longue. L'enfant a peur, ne la reconnaît pas. Obtuse, refermée, opaque dans ce malaise, ce râle monocorde qui tient sa note expirante, ce semblant de mort produisant son propre chant funèbre, elle n'est plus qu'un corps lointain. Il venait vers elle et trouve cette chose obscure et aliénée dont on lui dit:

"Ce n'est rien…",

phrase terrible dont on ne peut jamais se défaire car si le pire n'est rien qu'est-ce qui peut, enfin, consister ?
Les images cérébrales viennent du bâtiment central. C'est donc là qu'est advenu l'innommable et cette monstruosité s'est effacée, centre noir à partir de quoi tout rayonne et se diffuse, naine brune, trou. On peut décrire toutefois ce qui a pu favoriser la rencontre et le choc: une parfaite symétrie architecturale contrariée par des utilisations déséquilibrées - un appartement d'un côté, de l'autre des pièces aux fonctions mal définies et changeantes, souvent simplement abandonnées - une alternance de zones éclairées et de passages obscurs et de profondes embrasures de portes encore plus ténébreuses, des passages et des culs de sacs, des présences humaines derrière des portes fermées et des solitudes silencieuses, des raccourcis possibles (il suffit, par exemple, de traverser le premier couloir, sans tourner à gauche dans le boyau obscur qui mène à l'autre sortie, au milieu de la façade, de faire sauter d'un geste brusque le crochet de fer qui bloque le portail pour se retrouver dans la rue sans avoir la tentation de se cacher dans les encoignures sombres ou d'entrer dans la pièce au plafond peint recevant certains soirs une lueur indirecte venue de la terrible réserve des livres et des cahiers où parfois… ) et des parcours compliqués dont les seuils se démultiplient. Ce plan se dédouble à l'étage mais de lui ne proviennent que des souvenirs clairs, sans les tremblements hagards venus de ces lieux d'en bas, équivoques et vertigineux.
Et si l'on inversait le procédé, si ce n'était pas les cellules des chartreux qui étaient affectées chacune d'une lettre de l'alphabet mais chaque lettre de l'alphabet qui, ouverte, recevait une cellule de chartreux, parmi celles, par exemple, de la Chartreuse de P.... ou de celle d'Il Galluzzo? Les juxtapositions de lettres qui forment les mots renverraient à ces espaces complexes, la cellule étant composées de plusieurs pièces, sur un ou deux étages, dont certaines s'ouvrent sur une loggia donnant sur un jardin. Toutes se ressemblent, ont la même fonction - abriter un reclus- mais aucune n'est exactement semblable à l'autre. Chaque lettre aurait sa cellule, chaque mot composerait une chartreuse plus ou moins vaste et résillée, chaque phrase, la structure lacunaire d'un ensemble encore plus vaste, puis les paragraphes, les pages, les chapitres, les livres tout entiers, les séries sur les rayonnages des bibliothèques… Le monde du livre se dissoudrait dans une modulation universelle de logements divers dont seul changerait l'ordonnancement et lire serait les observer, les parcourir au risque d'y rencontrer, comme un symbole de l'interférence entre les deux mondes et avant que son nom même ne se déploie en bâtiments sobres mais beaux, en potagers bordés d'arbustes, de fleurs et recevant ainsi un nouvel agencement, tel héros de roman on ne peut plus célèbre. Comment passer de la parisienne danseuse de Cancan à la reine énigmatique de l'Atlantide perdue? De CLEMENTINE à ANTINEA? Il suffit d'ouvrir le premier prénom et de n'en garder que la dernière partie: ENTINE, de transformer ensuite le E en A, selon la contrainte choisie par l'écrivain quant à l'initiale du nom de ses héroïnes, puis de reproduire cette initiale en finale, comme un ajout qui pourrait se lire "et A", et l'on obtient enfin "ANTINEA". Elle occupe les pièces centrales d'un labyrinthe clos, continent englouti, et rend les hommes fous.
Virtuels
Le film est décevant...D'autant plus que, dans le souvenir de l'enfant, il se double, à son détriment, d'un mystère cinématographique antérieur résolu par la découverte, derrière le fond monumental d'une cheminée du château, de pièces secrètes contenant les restes du grand duc disparu dont le cadavre, brûlé par la chaux vive, reste malgré tout identifiable: une plaque de métal confirme le traitement ancien d'un tibia fracturé… Le souverain de Koenigsmark a bel et bien été assassiné. Le roman fut le premier volume d'une collection célèbre de livres portatifs; il est numéroté "01" dans les rééditions. Virtuels

"Francesco! Francesco!":

elle crie le nom de l'homme aimé qu'on lui arrache et court derrière la camionnette qui l'emmène, avec d'autres
Virtuels ; une rafale de fusil mitrailleur l'abat sur la chaussée. Alors qu'on éloigne l'enfant désespéré, le prêtre s'agenouille et prend dans ses bras le corps sans vie de Sora Pina; l'image de cette Pietà inversée se dissout lentement dans une autre image qui prend littéralement sa place (mort et résurrection, défaite et victoire) et où, du sol, du corps mort de la femme, d'un trou semblable à la fosse ouverte d'un cimetière champêtre, sort un partisan guettant l'arrivée des prisonniers; d'un sifflement, il alerte les groupes de résistants cachés sur les remblais du tunnel; ils tirent sur les conducteurs des camions, sur les gardes Nazis et libèrent leurs camarades.
Dès que la porte est ouverte, on voit le corps posé bas sur un catafalque de fortune et faiblement éclairé par la veilleuse. Si l'on s'approche on est surpris de cette irréductible présence du cadavre; il agit comme un tiers, en solution de continuité par rapport à l'état antérieur, parasitant toute familiarité par son caractère obtus, opaque, matériel. Il semble aussi très vulnérable, sans défense dans sa fermeture absolue. Les traits se sont homogénéisés, font bloc, ont trouvé une harmonie dense et sereine (indifférente, plutôt). La faible lumière rosit le teint. On peut s'approcher encore, observer comme jamais, protégé de toute émotion par cette évidence corporelle. Un poil noir et long sort de la lèvre supérieure, marque du dénuement tranquille de cette morte (et rien n'est choquant). Pendant un long moment, on ne voit que ça.
C'est après avoir ouvert la fenêtre de sa chambre, en se penchant pour fermer les volets, qu'elle est tombée. La femme du bar d'à côté

(« Le Central »)

dira qu'elle a vu passer

« comme un paquet de chiffons… »

qu'elle n'a pas pensé que c'était le corps de la voisine qui chutait ainsi du premier étage,

« simplement du premier étage… »

Son crâne a tapé fort sur le rebord du trottoir, sa tempe a éclaté sous le choc, elle en est morte; l'autobus passait dans la rue étroite au même moment et il a dû faire une embardée pour éviter d'écraser ses jambes; elle était jeune, avait épousé le fils des épiciers du petit magasin juste après

« Le Plazza »

et

«Le Central ».

La boutique sombre et mal achalandée avait peu de clients; c'étaient des gens timides qui sortaient peu mais vendaient cher; elle a glissé sur le plancher trop bien ciré: voilà ce qu'on a dit pour expliquer; une ouverture trop vive, un mouvement de trop d'ampleur vers l'avant pour saisir, de part et d'autre, les volets bloqués par ces demi-bonshommes en métal peint articulés à une partie fixe, scellée dans le mur, les pieds glissent, la fenêtre est trop basse, tout le haut du corps est engagé et elle tombe

" la tête la première".

Pour l'essentiel: ouverture (précipitée), fermeture (anticipée, inaboutie), entre les deux, chute (appui trop bas qui joue le rôle d'axe pivotant et non de butoir), glissement des pieds vers l'arrière sur le parquet trop bien ciré, luisant dans la pénombre; elle veut fermer les volets car le soir tombe.
Du haut de la côte (en contrebas commence la plaine), la ville entière est sous le regard, parmi les arbres. Ils semblent pousser partout et isoler, dans un vaste jardin, des tronçons de rues, des blocs de maisons, séparés, interrompus par l'abondance de leurs branches et l'épaisseur de leurs frondaisons. L'impression est encore plus étrange lorsqu'on traverse la ville, surtout pour celui qui revient, après tant d'années. Les rues, principales ou secondaires, les places, les ronds-points, sont bordés ou couverts d'arbres: une forêt immobile parsème la ville, la rapetisse et la transforme; on s'y perd. On cherche longtemps, dans un périmètre restreint, le lieu précis, pourtant connu, que l'on croyait ailleurs. L'école maternelle est maintenant fermée et seuls quelques bureaux occupent une partie du rez-de-chaussée. Bien sûr, l'école est tout près de l'immeuble: lors des récréations, on entendait les cris des enfants, dans la cour. La place, en bas, devant, est plantée d'arbres et occupée, sur environ un quart de sa superficie, de jeux divers aux couleurs vives: toboggan, balançoires, portiques et tunnels. Ce retour: une addition posée mais non résolue parce que le premier terme (virtuel) manque en effet (et seulement en effet, il subsiste en tant que cause). Ce retour: une marche dans un pli qui s'ouvre et se ferme sans cesse, dont le tissu réel se tend sans jamais céder.
Il entra sous la marquise vers cinq heures, quelques minutes avant le passage de l'autobus. Une fois de plus, on déplore le manque de bancs. Ce vaste hangar métallique ouvert en son centre et partagé en deux fragments voûtés, dont les montants verticaux sont partiellement reliés par des plaques ajourées, perforées d'infimes motifs circulaires, est un arrêt de bus où l'on ne peut s'asseoir. Cette solide construction, avatar de ces charpentes vitrées qui prolongent les gares et protégent les voies, entre la cage, l'arc et la nef, se dresse au milieu d'un rond point incliné planté d'arbustes et de fleurs; de part et d'autre, on y accède par deux brefs tunnels réservés aux piétons qui se rassemblent sous l'abri et s'en éloignent simultanément, selon des flux disproportionnés, s'inversant selon les heures.
à suivre... la semaine prochaine.

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