« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur..." épisode 13

TROISIEME PARTIE


I

En passant dans la ruelle, l'enfant voit, par la porte ouverte de la cave, la masse haute et sombre de la cuve; longtemps, elle a contenu ce vin léger et fruité qui suffisait à la consommation familiale (seul le grand-père en boit; on en offre à quelque visiteur, parfois); masse marron effrayante dans la pénombre fraîche de la pièce, on raconte d'étranges histoires sur le danger qu'elle représente: ainsi, ailleurs, une jeune femme serait morte d'avoir trop respiré des vapeurs de moût… Barque dans une porte, cuve dans une autre, dressé ou couché, l'objet se présente comme un assemblage forcé de lames de bois que le temps, l'humidité, l'oubli font se disjoindre, que les inondations couvrent de ce limon rougeâtre à l'odeur âcre qui ne disparaît pas. C'est maintenant la petite vigne en pente, à flanc de coteau; parmi les plaques de schiste instables et réversibles (l'envers est plus foncé, des bêtes s'y accrochent, aussi de minuscules nids de toiles infimes qui filent quand on les soulève), poussent quelques rangées de ceps aux raisins translucides; en haut, l'abri de pierres sèches, en bas le raidillon sous les châtaigniers. De la vigne, lieu-dit

"La Boutine",

l'hiver, on voit, dans la vallée, le hameau, la ruelle.
Deux voiliers noirs se croisent, identiques, et poursuivent leur route. Leur rapprochement pourrait être en trompe l'oeil: un pli invisible, un axe de symétrie discret, un miroir cachant la partie droite de la mer et un seul bateau irait à sa propre rencontre, vers sa propre disparition, donnant cette image chaotique d'absorption réciproque de moitiés progressivement tronquées… mais non, il y a bien deux embarcations semblables, aux voiles et à la coque noires, noir accentué par le contre-jour et, peut-être, l'éclat des falaises de Rügen à la blancheur célèbre. Le fauteuil arrondi couvert d'un velours pastillé de différentes nuances de brun ne se trouve qu'à quelques mètres du téléviseur et l'observateur attentif qui l’occupe regrette, sur l’écran, ce va-et-vient incessant entre les tableaux et les paysages qui les ont inspirés, en fausse continuité. Ces proximités illusoires établissent des rapprochements forcés et inutiles, font basculer le monde dans le cliché et la peinture dans l'imitation.
Chimie: lecture révélatrice : la révélation lue devient celle du lecteur; mais nulle épiphanie: c'est laborieux, hésitant, l'étonnement se mêle au doute, l'illumination faible aux zones d'ombre maintenues; cela vient peu à peu, émergences partielles de plaques floues, irradiations lacunaires. Que dit le livre? La mère raconte les séances de rayons subies par l'enfant pour fortifier ses os; oubli complet: l'adulte ne se souvient de rien

( Journal de H.G.).

Le lecteur stupéfait retrouve un souvenir identique: sa mère, aussi, le mène au dispensaire qui sent l'éther, en haut de la montée, deuxième partie du village, plateau sur le plateau, niveau second, après la bande étroite progressivement ruinée par les précipices, pour des séances de rayons, traitement en vogue dans cet après-guerre; ne sait pas s'il porte des lunettes noires

("… petites lunettes rondes… aveuglaient complètement…"),

croit voir une ambiance bleutée. Quel objet témoin de la crainte justifiant le traitement

("rachitisme")

pourrait éclairer cette confrontation indécise? Un corset le maintient longtemps, fait d'un tissu blanc épais, à côtes rigides, ajusté au torse; des bretelles sont fixées sur le devant par de gros boutons de nacre; une série serrée de boutons identiques glissés dans des ganses rapportées dépassant du parement gauche, le ferme.
Deux événements filmés, donc, sans commune mesure… De nouveau sans mesure commune car manque le tiers, instable; il n'a pas disparu: a changé: de l'enfant à l'adulte, le rapprochement reste possible - sinon, peine perdue - mais demeure froid, extérieur aux termes qui l’autorisent. Ce n'est pas rien, pourtant: dans ce film espagnol contemporain, l'accident provoqué, le coma, les interventions chirurgicales répétées, les cauchemars enchevêtrés, surtout, sont insupportables au personnage masqué, acteur de lui-même (aucun trait ne bouge, du trou central de la bouche qui couvre la bouche sort la voix sourde qui résonne) dont la prothèse faciale cache d'horribles cicatrices
Virtuels ; il refuse d'être "le fantôme de l'Opéra": dans l'autre film, celui des années quarante, l'ombre au masque de cire dont l'envol argenté d'un acide a rongé les chairs, choisit au contraire de hanter le dédale sonore. Virtuels
C'est une sellette de bois brun, haute, lourde: pied massif, arêtes vives, colonne élancée, plateau rond supportant un buste de Jaurès, en plâtre blanc patiné. C'est une sellette blanc d'ivoire, couleur devenue matière, harmonie entre la nuance et la forme, supportant une forme noire satinée, vraie forme à chapeau d'une modiste des années trente, que cette exhibition transforme en abstraction conjecturale, avatar fondu, carbonisé, du buste antérieur, posé sur le négatif du premier bois. A la grande joie de son opérateur, cette métamorphose condense (et escamote) tout un pan d'histoire.
Rien n'a vraiment changé en vingt ans: les couleurs des murs, des portes sont restées les mêmes; seuls quelques bacs où poussent des arbustes tropicaux ornent maintenant, près de chaque fenêtre, le couloir transversal qui éclaire tout le corps de bâtiment. On débouche au centre et donc, des deux côtés, on peut voir s'éloigner ou s'approcher les occupants, apparaître ou disparaître progressivement des personnages inconnus et silencieux. De quelque ligne de fuite surgit à l'improviste et revient la silhouette familière; elle se rapproche, prend corps, parle et passe. Une explosion récente a cassé des vitres momentanément remplacées par du contreplaqué et le lieu semble un décor mal entretenu. Une série s'amorce, de nouveau: bien avant, ailleurs, des locaux identiques construits à la même époque pour la même fonction, avec les mêmes couloirs transversaux, les mêmes hautes fenêtres et les mêmes hauts plafonds où la voix se perd, les mêmes présences spectrales et toujours, bien sûr, la salle de spectacle mieux agencée toutefois dans l'un des cas: une scène fixe, surélevée, encadrée d'une frise en stuc modestement dorée, un rideau. L'art dramatique fait partie de la formation. Ici et là on joue Marivaux ou Tchékov, Garcia Lorca ou Beckett.
Deux plans identiques traversent le film: deux plans de tunnels, un aller et un retour du train Madrid-Barcelone, Barcelone-Madrid; deux plans blafards, hagards et heurtés; la voyageuse revient à Madrid avec un enfant de quelques mois qui est du même père et porte le même prénom que celui qu'elle a perdu quelques mois auparavant; elle reviendra plus tard à Barcelone.
Virtuels Le retour ressemble à l'aller. Pour aller vers le hameau, juste avant la presqu'île, on traversait, le coeur gros, deux tunnels sans nom et sans éclairage, l'un courbe et l'autre droit, l'un bref et l'autre plus long; on n'y croisait personne au début de leur mise en service et les phares instables de la voiture démodée plaquaient sur les parois voûtées une lueur tremblante. Il fallait donc au retour les franchir de nouveau, en sens inverse. Parfois la voix ennemie racontait les caprices de Peau d'âne ou la cruauté de l'ogre, les tonneaux pleins de serpents ou la robe couleur du temps, la haine des marâtres ou la tendresse des princes, inconséquences soulignées par les passages obscurs de la route. Et entre les tunnels, dira-t-on, entre, qu’y a-t-il? Entre les deux tunnels la route étroite tourne bien sûr, jamais la vue ne se dégage, on découvre peu à peu les éléments séparés du paysage: quelques maisons isolées, les plus récentes perchées sur des terrasses artificielles les mettant à l'abri des inondations, puis le hameau (un autre), son auberge, où l'on mangeait le dimanche des volailles trop cuites, puis les champs de maïs, les prés, les rangées de peupliers, on se souvient aussi de la plage de galets au bord de la rivière où l'on n'est allé qu'une fois pourtant, le lendemain du mariage de la soeur cadette, la mère et l'enfant restent assis sur l'herbe, la mère fait semblant de lire le journal, l'enfant ne comprend pas ce qu'on fait là et pourquoi le jeune couple se baigne dans cet endroit désert entre les deux tunnels, sur la plage du hameau (un autre) désert. Une plage de galets puis une autre, celle où l'on va d'habitude avec les gens connus, le groupe des enfants, les bouquets de saules encore bruns des crues du printemps, ayant retenu dans leurs branches flexibles des paquets de feuilles mortes collées par la boue rouge du Tarn comme des nids embryonnaires au creux des fourches légères balancées par la brise à la forte odeur de vase. Les tunnels interrompent la ligne, placent sous les yeux d'un observateur céleste qui dominerait la vallée un tracé incomplet, plusieurs fois interrompu, l'amorce d'un pointillé géant, une ponctuation, un rythme mais surtout l'ablation partielle et répétée de morceaux de voie couverts par des monticules boisés (de chênes surtout) des tas, des pâtés que forent les galeries noires; double alternance donc: celle de l'obscurité et de la lumière, dans et hors les tunnels, celle vue d'en haut et du dehors, des masses vertes des arbres, des bois isolés, et des tronçons de la ligne devenue route, mais voie toujours, interrompue maintenant.
Vers minuit, seules deux fenêtres restaient éclairées, l'une dans la rue, l'autre dans l'impasse, leur orientation formant un angle droit. A travers chacune d'elles, on voyait une tête penchée sur un interminable travail, une masse de cheveux roux et une mèche de cheveux châtain, immobiles. Le passant attardé qui rentrait chez lui faisait le lien entre ces deux plaques lumineuses dressées sur l'obscurité des murs, s'arrêtait un moment au point supposé central de l'observation; les deux écrans suspendus impossibles à saisir d'un seul regard étaient mentalement rapprochés par deux obliques invisibles qui bougeaient avec celui qui n'allait pas tarder à franchir le seuil de l'une des portes, au rez-de-chaussée, l'une se distendant en même temps que l'autre se raccourcissait, abrupte.

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