« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

Brèves d'écran séquence 3 Rohmer/Visconti/Coppola

+ Aby Warburg, Siegfried Kracauer, Gilles Deleuze, Guillaume Apollinaire.
Séquence 3 :

° Eric Rohmer, « Les Amours d’Astrée et de Céladon » :
le vent dans les cheveux et les vêtements, les robes et les manteaux gonflés comme des voiles, tempête parfois et parfois simple émotion. Rohmer construit ainsi, au cinéma, cet « espace pictural » qu’il définit, parmi trois types d’espaces, dans son travail sur le « Faust » de Murnau.
Si l’on en croit Aby Warburg dans ses études sur « La Naissance de Vénus » et « Le Printemps » de Sandro Botticelli (Editions Allia, Paris 2007), « L’amplification des mouvements apparents » (p.7), la représentation « …des accessoires animés de l’extérieur – vêtements et chevelures… » (p.7) dérivaient du modèle antique (poésie, sculpture, peinture) ; il évoque « la tendance […] à se reporter aux œuvres antiques dès l’instant où il s’agissait de donner corps au tremblement extérieur de la vie. » (p.31)
Dans le film de Rohmer, le souffle aigre des colères des nymphes et des bergers, les zéphyrs de leurs abandons animent leurs accessoires et créent cette « empathie » qu’évoque Aby Warburg : « …on peut observer l’émergence comme forme formatrice d’un style du sens de « l’empathie » en tant qu’acte esthétique » (p.7).
En écho, reprenons Kracauer : « La représentation du monde intérieur, pour ainsi dire, est conforme à l’approche cinématographique aussi longtemps que la manifestation de ce monde peut être déduite, d’une façon ou d’une autre, d’images du monde extérieur. »


° Il y a souvent, dans les films de Luchino Visconti, une thèse du tableau (Le titre le plus explicite étant, bien sûr « Ritratto di famiglia in un interno », « Portrait de famille dans un intérieur », titre original de « Violence et passion » -sic), ou, mieux, son hypothèse. Parfois les éléments de la séquence sont autant de parties d’un « tableau » d’abord absent qui nous sera ensuite donné, parfois l’ensemble inaugure la scène qui le détaille peu à peu en fragments, parfois le tableau n’est que suggéré, virtuel en quelque sorte, potentiel : peinture en puissance qui fait son cinéma. Et ce n’est pas seulement « le mouvement en train de naître », selon l’expression de Kracauer, ou le mouvement cinématographique qui se fige en tableau, qui sont rendus visibles : c’est la perspective qui s’ouvre à l’espace et au temps, à la fois par la profondeur dans le champ (Deleuze) et par l’installation des points de vue multiples dans cette profondeur dans le champ rendu habitable, avec sa durée particulière de lenteur vibrante. Ce n’est donc pas que du mouvement qui s’ajoute à de la peinture : c’est un temps cinématographique immédiat (passé, présent, plus rarement futur) qui s’accomplit dans cette clôture/ouverture d’un espace pictural, visible ou imaginaire.

° Si l’on revoit « Ludwig », de Visconti, dans sa version intégrale, on remarque, à plusieurs reprises, la juxtaposition d’une fenêtre et d’un miroir. La fenêtre est souvent masquée de rideaux multiples, plus ou moins tirés et qui parfois ne laissent passer qu’un rai de lumière à travers une fente claire dans le contre-jour, parfois projettent leurs motifs à la manière d’un vitrail incolore. Le miroir constitue un deuxième type d’inclusion de l’espace : il ne s’agit plus de laisser filtrer, au travers de sa clôture, de son exclusion, une partie de l’espace extérieur, il s’agit de renvoyer, en court-circuit, une partie de l’espace intérieur pour à la fois le clore encore plus et ne l’ouvrir qu’à lui-même. Le miroir peut aussi refléter les fenêtres, ce qui augmente notre plaisir. On aura reconnu une forme possible de ce que Deleuze nomme une « image-cristal » aux doubles parois de verre transparent ou réfléchissant, diffusant et se renvoyant l’ombre ou la lumière, écrin de temps pour le roi qui revient, s’enferme, bascule, et se noie « … dans l’eau d’argent » (Apollinaire).

° Dans « Ludwig », de Visconti, quand on annonce au roi sa déposition et sa mise en résidence surveillée, le doublage en italien de l’acteur Helmut Berger s’arrête et l’on entend, et à ce moment-là seulement, la vraie voix de l’acteur, affaiblie par la prise directe au tournage, dire : « Ach… », dans sa langue et dans celle du personnage.

° « Le Parrain I… II… III… » : chaque nouvel épisode est filmé contre le précédent. Dominantes concernant la lumière : « Le Parrain I », le clair-obscur, « Le Parrain II », le contre-jour, « Le Parrain III », la nuit, même en plein jour ; successivement : l’aura sur fonds d’ombre, la noirceur sur fonds clairs parfois flous, puis le bain de ténèbres, bouche ouverte, apnée.
Jamais Coppola ne nous fait prendre les vessies pour des lanternes ; rien d’épique, en fait, mais une chronique en miroir, plutôt, suite critique et sans illusion, dont la face claire et la face obscure glissent, s’opposent un moment, se superposent.

Aucun commentaire:



>Contact : chamayoube@orange.fr