« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur..." épisode 18a

QUATRIEME PARTIE




I

Soudain, alors que le regard du passant se pose distraitement sur la façade rose de l’immeuble, le mot

« GUERRILLEROS »

envahit son champ de vision, prolongé par un tiret qui le relie au sigle

« F.F.I. »

Il ne reste presque rien de l’hôpital sommaire installé dans des locaux de fortune pour soigner les blessés communistes de la guerre civile espagnole, sauf, au fond des cours, la maison à tourelles appelée

«le Château »,

où se trouvent maintenant des bureaux. Côté rue, le corps de bâtiment sur lequel la plaque commémorative a été apposée est d’ailleurs très récent ; son architecture pompeuse est prolongée par un vaste portique qui répercute et amplifie les bruits de la rue ; il est soutenu par de fines colonnes très hautes ; un néon jaune barre obliquement le plafond et le mur blancs nébuleux, maculés de formes d’un bleu vif (ciel négatif). L’hôpital s’est développé par blocs successifs qui l’ont éloigné peu à peu de sa destination première, modulant l’espace initial, le comblant d’ajouts hétéroclites, de surcharges, d’élévations exagérées, supprimant progressivement tout ce qu’il restait de terrain vague ou de jardin, s’emparant de parcelles voisines où traînaient les chats, différenciant les services jusqu’à édifier, sur ces terrains gagnés, une maison de retraite. Plaque d’absence : le monument vaut l’absence ; dans sa matière transparente sont aussi gravées des dates déjà lointaines creusant virtuellement dans l’enchevêtrement des bâtiments, la dissémination des cours et des passages, un volume restituant l’agencement périmé des quelques salles originelles et leur imagerie héroïque. La plaque est fixée sur l’une des dalles roses qui composent la monumentale façade de l’immeuble le plus récent et du fond d’une trouée ménagée pour l’entrée des ambulances, au-delà de l’enfilade des cours intérieures et des brefs espaces verts où poussent les tilleuls, viennent parfois des cris. Les deux rangées de garages sur les toits desquels les chats paressaient au soleil ont été détruites et sur la surface ainsi dégagée s'est élevée la maison de retraite. L’inégale transparence de la plaque laisse voir le revêtement rose légèrement granité de la façade ;

« GUERRILLEROS-FFI »

et

«1939-1945 »

sont gravés en rouge ; deux insignes bleus les séparent : celui des miliciens espagnols, à gauche (un homme debout, stylisé selon une dominante triangulaire, tenant horizontalement un fusil à la hauteur de sa taille), et une croix de Lorraine, à droite. La plaque translucide n’adhère pas complètement au mur et ce faible espace vide accentue l’effet de profondeur. Un examen complémentaire, conduit de biais, révèle que la plaque est protégée par un double complètement transparent et vierge de toute inscription, monté à quelques centimètres en avant sur les mêmes axes métalliques chromés dont la section est masquée par des cabochons bombés ; la superposition produit cette fois un effet de loupe, une imperceptible distorsion des bords ; cet infime vide libère la profondeur hallucinée de la gigantesque grotte historique de la Révolution espagnole qui englobe maintenant tout l’espace visible, l’inclut et l’expulse en même temps, l’exile et le délimite, abstraitement. La plaque est comme l’embouchure étroite de cette projection dans le temps, volumineux ballon à la courbure impalpable, alors que l’espace concret qu’elle signale est celui d’une salle de conférences puisque enfin, sur le fond laiteux obtenu par une altération mécanique de la matière transparente (un sablage, vraisemblablement), cette information plus précise est donnée au curieux de passage.
Grisby surgit du fond, en canot à moteur, et rejoint Michael sur le yacht pendant qu’Elsa, au loin, plonge du haut des rochers surplombant le rivage ; il ramène au premier plan une histoire louche qui, du moins le croit-il, l’autorise à proposer à Michael un infâme marché ; Michael, cependant, n’est pas un tueur à gages : certes il a tué quelqu’un, mais c’était un franquiste, pendant la révolution espagnole. Le dialogue se poursuit un peu plus tard, à terre cette fois, au bord d’une falaise ; leurs deux têtes, légèrement basculées, dominent maintenant le paysage ; leurs expressions sont les mêmes : un sourire niais pour le pervers Grisby au regard fixe, un air hagard pour Michael en profil perdu. Tous deux sont en «projection » : projection au premier plan d’un passé brusquement condensé là, vers l’avant, par-dessus de dangereux précipices Virtuels. L’effet est cette fois celui d’un étirement, d’une distorsion de la surface projetée qui subit une triple pression : de l’arrière vers l’avant, poussée du fond invisible, du centre vers les bords, caches noirs toujours tranchants, du bas vers le haut, limite supérieure sans cesse repoussée, d’où ces biais, ces écarts, ces grossissements.

« L’INVENTION DU NEANT »…

titre venu d’un rêve et donné immédiatement, sans indice supplémentaire quant au contenu supposé. Il suscite d’abord trois images : celle d’une surface en premier plan qui suscite une profondeur absente, puis celle d’une trace patiente, prolongée, phrase frappée s’inscrivant sur un «fond d’abîme » qui ne la soutient pas, enfin celle d’un effet dont la cause est inactive ou perdue, séparée, donc. Plus loin, au-delà de ce premier cercle, celle d’un obstacle qui révèle dans une transparence absolue ce qu’il est censé cacher, puis celle d’une fable sans morale, d’une phrase sans signification, d’un arrangement de matières qui ne reflète rien, enfin celle d’une ellipse qui ne se ferme jamais. Plus loin encore, peut survenir un rétrécissement subit, voire un enfouissement, une complète disparition, de tout ce qui, jusqu’alors, avait occupé le devant de la scène, s’était déployé, développé, faisant un sort à la moindre nuance, à la plus fine subtilité, ne cédant aucun pouce de terrain, croyant même que le sol ne se déroberait jamais sous les pas. Aux confins de ces espaces révolus, atteints après des années de voyage en apesanteur, nulle terre où aborder.

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