« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur..." épisode 18 b

L’espace viabilisé redevient peu à peu ce qu’il était : un terrain vague. L’herbe repousse dans les allées délimitées par des bordures de ciment et au pied des lampadaires hors d’usage censés anticiper la quiétude nocturne du lotissement et faire oublier un voisinage si turbulent qu’il a, finalement, fait échouer le projet immobilier. La plupart des arbres (cèdres – l’un d’entre eux vient d’être foudroyé - et magnolias) de ce très ancien parc ont été conservés dans un but publicitaire si l’on en croit le terme

«domaine »

entrant dans la caractérisation du lieu ; ils entourent une grande maison dont les issues ont été murées assez tôt pour écarter les squatters mais trop tard pour empêcher une incursion catastrophique dont témoigne la charpente calcinée mise à nu par l’éclatement et la chute de la plupart des tuiles de la partie centrale du toit sous l’effet de la chaleur dégagée par l’incendie. Au fond du parc, on aperçoit les rangées d’immeubles qui ont dû effrayer les éventuels acheteurs d’une parcelle du lotissement prévu ; d’autant plus que deux des côtés du vaste rectangle que forme le terrain sont constitués par une avenue bruyante raccordée au giratoire par un pont en pente douce donnant sur le domaine une vue progressivement plongeante, et la rocade elle-même dont les quatre voies sont très souvent embouteillées.
Dans quel néant résonne ce nom :

« LAHORE … »

nom qui est déjà son propre écho, qui creuse déjà, par sa seule profération, son propre vide ? La nuit baigne les arbres du parc toujours désert et de terribles cris, des détonations parfois, témoignent sporadiquement d’une présence folle, effrayant au-delà des grilles monumentales un peuple fantomatique Virtuels. L’obscur rayonnement de ce nom s’étend sur des milliers de kilomètres, selon de vastes arcs célestes, de géantes voûtes immatérielles dont les points de contact terrestres semblent n’obéir qu’au hasard. Ainsi, non loin de l’entrée de cette petite vallée des Pyrénées, sans aucun lien avec les prestigieuses demeures délabrées d’un Orient incertain, sur un replat de dimensions modestes, parmi les noisetiers et les frênes, rendue accessible par un chemin de terre contourné, se tient l’ancienne bergerie que ses propriétaires ont aménagée afin de louer à la semaine des chambres d’hôtes ; le nom de ce lieu-dit à l’écart de tout mais dont l’assise en terrasse ouvre les regards jusqu’au Mont Aigu qui surplombe le fond de l’une des deux hautes vallées de l’Adour (vallée de Baudéan), avant que ce torrent ne rejoigne celui qui, nommé lui aussi Adour, descend la vallée de Campan, est

« LAHORE. »

La dernière ligne droite avant la station balnéaire est traversée de

«passes »,

lignes transversales qui croisent d’est en ouest l’axe nord-sud ; à peine carrossables, elles ouvrent des pistes dans les forêts de pins et de chênes ; un peu plus larges qu’un sentier, elles le sont un peu moins qu’un espace pare-feu, lui véritable saignée parmi les arbres, clairière à perte de vue diffusant les éclats mouvants de l’océan, mais dont le sol impraticable est jonché de débris de branches, de troncs et parsemé d’épineux. La passe la plus proche de la ville s’appelle :

« La Passe du Franc Tireur ».

Quelques kilomètres plus loin, vers le sud, une stèle de granit gravée de lettres d’or évoque les faits d’armes des F.F.I. et des régiments libérateurs de la Pointe de Grave en 1944-45 ; en haut et à droite, une croix de Lorraine, tracée entre les deux obliques d’un

« V »

démesuré, complète l’inscription. Il y a quatre passes, qui vont jusqu’aux plages sauvages et viennent des rives de la Gironde, au-delà de l’épaisseur de la forêt, passeuses d’une mer à l’autre ; la dernière a été nommée :

« Passe de la limite ».

Aucun commentaire:



>Contact : chamayoube@orange.fr