« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur..." épisode 22 a

V






Une tempête se lève pendant la traversée, un orage, plutôt, un orage du mois d’août, bref et violent, entre deux éclaircies ; la brume soudaine enveloppe tout et c’est dans les vapeurs que luit et gronde l’éclair ; fuir la pluie oblige à quitter le bastingage et à se réfugier sous le couvert du pont promenade, le long de la paroi métallique percée de fenêtres, insuffisant abri qui protège peu des bourrasques mouillées désorientées sous les chocs de brefs vents contraires. Il est debout, assez gros, de taille moyenne et se tient dans l’embrasure de la porte, rentrant chez lui après sa journée de travail, impavide parmi les éclats de l’averse et face au ciel qui maintenant bouge et blanchit (un grand vide se creuse dans la masse humide), il lit

« Moby Dick »

et prolonge au-delà des pages son regard vers les tableaux fugitifs des lointains perturbés : la Liberté noire à contre-jour

(« …le bras qui brandissait l’épée »),

les découpes sombres des pavillons d’Ellis Island et, vers le sud que gagne le ferry, la ligne basse des collines de Staten Island tandis que s’éloignent, vers l’arrière de l’embarcation, tronquées par des nuages mobiles, les tours du bas de Manhattan.
Le reproche vient de loin :

« … des enthousiasmes successifs historiquement datés »

et révèle l’incompréhension. Les dates ne comptent pas mais la traversée de l’une à l’autre ou la traversée qui les traverse toutes, les visite du regard, sans arrêt, les remet en circuit, en marche, les déclenche en passant, attendant d’elles des saluts, arrivées et départs simultanés, dans cette excursion sans escale qui contrôle au passage l’état des moteurs, la bonne marche des sirènes, la blancheur des flottilles. Quant à l’histoire, elle ne saurait être qu’aléatoire, sans destin, un ricochet puis plouf. L’enthousiasme, lui, a toujours préféré la simultanéité, même décalée ou extensive, à la succession, l’addition aux exclusives. On parcourt l’archipel des rêves, on les essaie comme des clés, des vêtements, puis on suit le courant.
La ligne de chemin de fer suit la rivière, ses méandres ; les roches à-pic sont percées de tunnels ; de nombreux ouvrages d’art maintiennent le niveau : murs construits de gros blocs et surmontés de rambardes métalliques, ponts brefs au-dessus de ruisseaux affluents, à certains endroits parapets, arches de consolidation des remblais. La ligne n’a jamais fonctionné, pur gâchis ; longtemps les rails et les barrières ont rouillé dans les herbes folles ; les maisonnettes des gardes ont été vendues à des particuliers comme maisons de vacances ; la voie est ensuite partiellement devenue la route dont elle prenait la place : des portions de l’ancienne ont été conservés et les raccords grossiers gardent les traces des jonctions tandis que des tronçons parallèles restent en friche, mâchefer enfoui sous les buissons ; certains mènent à l’entrée d’un tunnel inutile (on croit entendre le vacarme de locomotives énormes) que la route évite, ainsi au lieu-dit

« les combes » ;

« dans les combes »,

« aller dans les combes »,

mots répétés jusqu’à ne plus percevoir leur sens ; après, la route tourne et monte, la traversée directe de la vallée est finie, la voie se perd et se retrouve selon d’autres alternances, moins systématiques.
Cette portion peinte de l’un des murs du restaurant opère un rapprochement inattendu : les deux célèbres tours penchées de Bologne sont représentées sur une esplanade longeant la mer dont le panorama s’ouvre sur la baie de Naples surmontée, au fond du tableau, par le Vésuve fumant. La migration du patron de

« La Bella Napoli »

explique sûrement cette image composite qui juxtapose jusqu’à les confondre les emblèmes des deux villes. Confortablement assis dans l’un des fauteuils de cuir noir du musée, le vieil italien relève la jambe droite de son pantalon et gratte ostensiblement la blancheur glabre du mollet et du genou ainsi dénudés tout en feignant de regarder attentivement les tableaux de jeunesse de Jackson Pollock (autre traversée) exposés à l’entour ; cette exhibition prolongée, méthodique, destinée, semble-t-il, à l’autre visiteur immobilisé quelques mètres plus loin, met en joie deux gardiennes étonnées. L’exposition complémentaire n’est pas à Venise même mais à Mestre : il faut prendre un vaporetto qui part toutes les demi-heures de la Piazzale Roma ; le billet d’entrée comporte d’ailleurs deux volets détachables.

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