Un seul événement a entraîné deux dispositions entremêlées, entrelacées, aux effets souvent identiques. Le schéma pourrait être : quelqu’un meurt qui était très aimé. On cherche à maintenir, à retrouver cette affection parfaite mais sous une forme dégradée, dévoyée, nerveuse et forcément décevante que l’on pourrait nommer : séduction. Simultanément, cette mort pousse à mimer les gestes les plus emphatiques du deuil, tels qu’autrui, croit-on, les accomplit, à creuser l’absence, à montrer la gêne, à singer la frustration tout en cherchant à la combler: ce que l’on pourrait nommer : séduction mimétique inverse. Séductions comme flux et influx, souterrains, hésitants, entravés mille fois, fusant soudain en rafales en un seul cours renvoyant au sous-sol les sombres modèles. Le schéma pourrait être : une catastrophe dont les survivants, trois personnes, sont, à leur insu, devenus des mutants, mais le spectateur ignore la modification subie et son mode d’action éventuel. On sent toutefois qu’elle est violente, radicale, qu’elle touche au meurtre ; on comprend peu à peu qu’une étrange correspondance mentale s’établit: témoins d’un massacre, ils éprouvent à leur tour une envie de tuer difficilement répressible ; d’ailleurs, le plus faible n’y résistera pas. Ils partent en voyage (les crimes reprennent), vont sur les montagnes, près des volcans, au bord de la mer… La fin du film est en couleurs : la petite fille est sortie du deuil. Des plans tournés en hélicoptère continuent à montrer un Japon tel qu’on ne l’a jamais vu au cinéma. Virtuels
Elle rejette d’un geste sec le drap qui couvre la morte et dénude ses pieds ; l’os arrondi du talon droit, usé, gris, poreux apparaît au milieu des chairs intactes, livides. Elle se tourne vers l’homme qu’elle a guidé jusqu’au lit et du regard, du menton, lui signifie :
« Regarde ! »
laisse retomber le drap. Elle avait donc déjà vu, seule, avait cherché pourquoi le pied, pendant la marche, dans la chaussure orthopédique, tournait légèrement, hésitait à se poser. L’enfant en uniforme noir est debout devant le corps couché sur le dos de la sainte et fixe gravement les os dressés d’un pied dépassant de la robe blanche à plis. On remonte lentement vers la tête au visage aplati, ciré, verni, aux grands yeux ouverts fixes et vides comme s’ils étaient peints sous la couronne de grosses fleurs blanches qui arrête un voile couvrant les épaules et descendant presque jusqu’aux bras pliés mains jointes sur la poitrine où les éléments d’un bouquet se mêlent aux méandres d’un chapelet. La fausse relique repose sur un catafalque assez bas orienté de telle sorte que le spectateur ne perde rien de cet ensemble artificiellement composé à son intention. Virtuels
Elle a l’illusion d’être ailleurs, beaucoup plus haut, à l’embouchure : à gauche, croit-elle, l’océan, en face, Royan, à droite, l’estuaire jaunâtre. Elle prend un château d’eau pour le phare de Cordouan, parle de vues filmées en hélicoptères par son frère –
« on comprenait bien comment c’était… »
- accepte plus tard de consulter la carte et admet son erreur : loin des passes du nord, vers le milieu du promontoire, ce n’est qu’un point au bord de l’estuaire; là, celui-ci bifurque et s’élargit, la rive gauche se perd, semble s’ouvrir au large. Les eaux jaunes, pourtant, roulent toujours. S’y jette un mince chenal peu profond ponctué de pontons rudimentaires en bois grisaillé, haut perchés lors des basses eaux et menant à des embarcations diverses, de la barque de pêche au petit bateau de plaisance: lieu dit
« Le Port »,
modèle réduit du gigantesque fleuve élargi tombant dans l’océan, schéma semant le doute dans le vieil esprit fatigué, aggravant la confusion. La promenade est belle : le regard mobile et latéral suit, successifs dans la profondeur, l’alignement des bornes blanches enchaînées, celui des arbres alternant avec celui des bancs, puis le creux du chenal et sa flotte composite, puis la berge opposée, l’autre série d’arbustes, le chemin longeant les caves de brique rouge où vieillit le vin local. Cet infime affluent de la Gironde finit, sur la rive droite, par des affleurements de boue fixés par de hautes herbes, petit marais où pataugent et crient les oiseaux de mer. Des traces de pas s’effacent peu à peu, jusqu’à l’indistinction. Le parcours s’achève près de
« La Maison du Douanier »;
au-delà de la terrasse couverte, les vents gonflent la toile rayée des chaises longues.
La révélation s’est produite soudain, lors d’un réveil sur la plage : dans la recherche du point unique, il est sans doute faux de privilégier les espaces : le point panoramique est une illusion : si tout l’univers devenait visible, synthétiquement et dans sa multiplicité, cela signifierait qu’un espace supplémentaire contenant l’observateur, son lieu d’observation, les alentours de ce lieu, demeurerait irréductible à la vision d’ensemble, resterait extérieur, toujours irrécupérable : alors comment dire : ce qui s’agrège ici, se concentre, cette somme vibrante de simultanéités, c’est du temps : et la coexistence de tous les moments, leur parfaite équivalence ruine tout récit, tout classement, tout choix : l’exhaustivité de ce tourbillon de temps apaise, la joie du passager du temps est sans commune mesure: histoire et géographie, crêtes des souvenirs, effondrements et pics d’enfance : écriture puis lecture se replient, tournent sur elles-mêmes, s’enroulent, leurs éléments s’attirent au-delà des pages, communiquent selon d’étonnants raccourcis, fusionnent sans difficulté alors qu’ils semblaient inconciliables, se recomposent de nouveau, opèrent harmonieusement de nouveaux partages, se juxtaposent aussi pour tracer, touche après touche, fibre après fibre, de lumineuses nervures : le point unique est une contraction démesurée du temps se soumettant les espaces. Sa forme virtuelle : comme une balle colorée sans limite qui tourne sur elle-même, entraînant tout.
Elle rejette d’un geste sec le drap qui couvre la morte et dénude ses pieds ; l’os arrondi du talon droit, usé, gris, poreux apparaît au milieu des chairs intactes, livides. Elle se tourne vers l’homme qu’elle a guidé jusqu’au lit et du regard, du menton, lui signifie :
« Regarde ! »
laisse retomber le drap. Elle avait donc déjà vu, seule, avait cherché pourquoi le pied, pendant la marche, dans la chaussure orthopédique, tournait légèrement, hésitait à se poser. L’enfant en uniforme noir est debout devant le corps couché sur le dos de la sainte et fixe gravement les os dressés d’un pied dépassant de la robe blanche à plis. On remonte lentement vers la tête au visage aplati, ciré, verni, aux grands yeux ouverts fixes et vides comme s’ils étaient peints sous la couronne de grosses fleurs blanches qui arrête un voile couvrant les épaules et descendant presque jusqu’aux bras pliés mains jointes sur la poitrine où les éléments d’un bouquet se mêlent aux méandres d’un chapelet. La fausse relique repose sur un catafalque assez bas orienté de telle sorte que le spectateur ne perde rien de cet ensemble artificiellement composé à son intention. Virtuels
Elle a l’illusion d’être ailleurs, beaucoup plus haut, à l’embouchure : à gauche, croit-elle, l’océan, en face, Royan, à droite, l’estuaire jaunâtre. Elle prend un château d’eau pour le phare de Cordouan, parle de vues filmées en hélicoptères par son frère –
« on comprenait bien comment c’était… »
- accepte plus tard de consulter la carte et admet son erreur : loin des passes du nord, vers le milieu du promontoire, ce n’est qu’un point au bord de l’estuaire; là, celui-ci bifurque et s’élargit, la rive gauche se perd, semble s’ouvrir au large. Les eaux jaunes, pourtant, roulent toujours. S’y jette un mince chenal peu profond ponctué de pontons rudimentaires en bois grisaillé, haut perchés lors des basses eaux et menant à des embarcations diverses, de la barque de pêche au petit bateau de plaisance: lieu dit
« Le Port »,
modèle réduit du gigantesque fleuve élargi tombant dans l’océan, schéma semant le doute dans le vieil esprit fatigué, aggravant la confusion. La promenade est belle : le regard mobile et latéral suit, successifs dans la profondeur, l’alignement des bornes blanches enchaînées, celui des arbres alternant avec celui des bancs, puis le creux du chenal et sa flotte composite, puis la berge opposée, l’autre série d’arbustes, le chemin longeant les caves de brique rouge où vieillit le vin local. Cet infime affluent de la Gironde finit, sur la rive droite, par des affleurements de boue fixés par de hautes herbes, petit marais où pataugent et crient les oiseaux de mer. Des traces de pas s’effacent peu à peu, jusqu’à l’indistinction. Le parcours s’achève près de
« La Maison du Douanier »;
au-delà de la terrasse couverte, les vents gonflent la toile rayée des chaises longues.
La révélation s’est produite soudain, lors d’un réveil sur la plage : dans la recherche du point unique, il est sans doute faux de privilégier les espaces : le point panoramique est une illusion : si tout l’univers devenait visible, synthétiquement et dans sa multiplicité, cela signifierait qu’un espace supplémentaire contenant l’observateur, son lieu d’observation, les alentours de ce lieu, demeurerait irréductible à la vision d’ensemble, resterait extérieur, toujours irrécupérable : alors comment dire : ce qui s’agrège ici, se concentre, cette somme vibrante de simultanéités, c’est du temps : et la coexistence de tous les moments, leur parfaite équivalence ruine tout récit, tout classement, tout choix : l’exhaustivité de ce tourbillon de temps apaise, la joie du passager du temps est sans commune mesure: histoire et géographie, crêtes des souvenirs, effondrements et pics d’enfance : écriture puis lecture se replient, tournent sur elles-mêmes, s’enroulent, leurs éléments s’attirent au-delà des pages, communiquent selon d’étonnants raccourcis, fusionnent sans difficulté alors qu’ils semblaient inconciliables, se recomposent de nouveau, opèrent harmonieusement de nouveaux partages, se juxtaposent aussi pour tracer, touche après touche, fibre après fibre, de lumineuses nervures : le point unique est une contraction démesurée du temps se soumettant les espaces. Sa forme virtuelle : comme une balle colorée sans limite qui tourne sur elle-même, entraînant tout.
à suivre... la semaine prochaine.
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