« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-desus du rêveur..." épisode 21 c

Un oiseau, tous les oiseaux, un oiseau. Tous les oiseaux, un oiseau, tous les oiseaux. Ne valent pas pour eux-mêmes : symboliques. Symboliques de quoi ? De l’affection, de l’amour ; perdus, reviennent : toujours, depuis l’enfance. Pourquoi les oiseaux ? Parce que : volatiles, c’est-à-dire colorés, légers, ils reviennent. Dans leur cage se laissent prendre dans la main, leurs oreilles sont des trous cachés par les plumes, de chaque côté de leur tête. Ils veulent dire. Ils mangent des graines, du pain dur, des os de seiche et de la salade. Les os de seiche friables sont striés en creux par leur bec, usés, démolis. Tous les oiseaux sont en boule sur une patte, verts ou jaunes. Un oiseau, petit, a le bec rouge. Ils chantent en montrant leur langue immobile, simplement, facile. Tant de temps passé à les regarder ! Ils ont tout absorbé et vivent très longtemps, aimables, de vrais oiseaux, du temps d’oiseau dans la cage, perché. Même sur une seule patte, ils ne tombent pas, on peut compter sur eux pour l’équilibre. Des oiseaux modèles vraiment, se penchent pour vous regarder de côté, un seul œil à la fois, de face, c’est moins bien, regard séparé par le bec, front bombé, zone d’ombre dans le champ de vision. Le corbeau écrit des lettres anonymes.
Sur la terre battue, sèche de l’été puis couverte des feuilles froissées du figuier, la petite balle s’érode, perd son brillant ; son contour s’effrite montrant sa composition de grains compressés aux collures invisibles, lissées. La croûte ainsi formée semble avoir absorbé son atmosphère et sa couche de nuages figurée par des tourbillons fixés d’où partent les tempêtes ; les océans sont bleus et les terres émergées rouges. Le fils des voisins a laissé échapper de son jeu cette planète maintenant hors système ; désastre inaperçu : la petite Terre immobile se défait lentement.
Trouble obsédant dans les sifflantes : leur perception est altérée. Leur pureté phonétique est ruinée par un écrasement, une surcharge. Chaque sonorité fautive est attendue, analysée, rejetée ; l’audition est gâchée et la déception se répète au rythme des fréquences d’emploi des éléments suspects ; parfois toute une phrase, un couplet résistent: alors l’espoir renaît, déçu dès que surgit et parfois se répète dans son éclat électrique, l’insoutenable distorsion, zézaiement aggravé. La musique, ça va ! mais les voix… Quelle tension produit ce défaut peut-être imaginaire qui excède la réalisation individuelle de ces consonnes par tel ou tel chanteur, que certains accentuent bien sûr… Quelle gêne et quel retrait de l’écoute ! Ca chuinte, ça grésille, ça pleure, rien avoir avec l’orthodoxie apaisante d’une émission correcte depuis longtemps répertoriée dans tel ou tel système.
Une fois de plus, sur fond clair, les vitres gardent leur transparence… mais que la rame quitte la station et reprenne les tunnels souterrains qui constituent l’essentiel de son parcours et les rayures redeviennent lisibles, d’un blanc impur et translucide griffé sur la surface polie des grandes plaques de verre :

CHEMZ…

dont les traits sont composés de fibres en paquets, autant de fois que l’objet gratteur a tracé ses sillons dont l’écartement varie selon l’irrégularité du geste, sa pression, son ampleur ; idem pour

CHE

ou

GEEZ

Ou

THE…

tous serrés sur la même bande plus étroite, éventuellement mobile, en haut de la fenêtre, se chevauchant parfois ; ailleurs, lors d’un autre trajet :

HEART, EAS

rassemblés ici mais en fait distants, dispersés sur deux écrans négatifs ou neutres, selon que le fond les révèle ou les efface. Vertige parfois : s’il s’agissait des éléments épars d’un seul et unique message, tronqué, désordonné ? Ou s’il s’agissait simplement de le faire croire pour encourager la lecture, stimuler le déchiffrement ? Autre wagon, un autre jour :

BURNER, BONE, DOORS…

résultant eux aussi d’une interdiction : pas de peinture, pas de couleurs sous peine de lourdes amendes et même de peines de prison ou de condamnations à des travaux d’intérêt public ; on sait bien que ces gravures sont un succédané, un avatar ; mais le changement de technique a aussi entraîné une modification esthétique et des contenus nouveaux : le geste du tag ne peut s’appliquer, la calligraphie est plus discontinue, plus immédiatement élémentaire, l’inscription du nom est moins travestie par d’emphatiques jambages, irréalisables ici. Une autre fois, toujours à New york, seul au centre d’une fenêtre fixe, un énigmatique

KOA.

Il manque une lettre au beau milieu de la page : défaut d’impression. En regardant mieux, on s’aperçoit qu’elle n’est pas complètement effacée : il en subsiste un fragment, la partie supérieure d’un trait vertical et l’amorce d’une courbe, arc plus clair, virgule attachée, coquille flottant au-dessus de la ligne comme une barque renversée puis brusquement interrompue : le contexte permet toutefois, sans hésitation, de combler l’élément absent et le sens n’en souffre pas : c’est, au contraire, comme un ornement en creux, un artifice poétique hasardeux éblouissant le lecteur d’un reflet fixé, presque redondant :

« …et sur la mer toute 'lanche. »

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