EPILOGUES
Epilogue 1
La façon choisie est étrange pour un vêtement de garçon: des manches ballons : une bande de tissu est froncée en haut et en bas, ourlée, fermée et montée sur l'emmanchure du corps de la chemisette. L'ensemble a été taillé dans les chutes du satin blanc à pois brillants qui a servi pour la robe de la mariée. A la sortie du bref tunnel dans le virage bordé d'un parapet bas qui surplombe le Tarn, l'enfant s'aperçoit qu'il neige, neige tardive en ce début de mois d'avril. Il porte un bonnet, a mal à l'oreille droite, le bonnet l'isole, les sons atténués se répercutent comme sur la peau tendue d'un tambour (il est dans le tambour), il sent une gêne, une taie virtuelle obstruant le conduit auditif, une membrane amorphe qui matifie les voix. L'otite devient douloureuse alors que la voiture noire tourne et monte sous la neige inattendue de ce printemps froid. La mariée pleure, le bas de sa robe a traîné dans la boue, la neige fondue. Il faut être triste et c'est dommage, c'est toujours pareil des conflits incompréhensibles inopinés on ne sait plus pourquoi. Les meubles de la chambre sont livrés, en bois verni marron foncé, une armoire à glace qui brille avec des poignées obliques de part et d'autres volutes de métal doré bois de lit galbé, chaises assorties dont l'assise rembourrée est couverte d'une peluche pourpre bon marché. Le vieux se baisse pour regarder si c'est du placage ou du bois brut, cela lui sera longtemps reproché, cette grossièreté, cette rudesse :
"Tu l'as vu?"
l'enfant a mal à l'oreille et il fait froid. Les fleurs blanches figées dans un nuage d'asparagus sont piquées dans la mousse humide d'une corbeille de vannerie argentée, une anse disproportionnée s'arrondit au-dessus plus décorative qu'utile. De temps en temps la porte à deux battants qui mène à la cave taillée à même le rocher s'ouvre.
La chemise et le bonnet sont faits du même tissu: le satin blanc à pois brillants de la robe de la mariée
("… dans le tissu de la robe de mariée…").
L'enfant tourne la tête et voit la neige tomber flocons rares neige de printemps une main essuie la buée sur la vitre de la portière l'enfant peut voir tomber la neige oublier un moment la douleur dans l'oreille et le bonnet qui gêne; c'est en noir et blanc. Une fois encore les sensations: le froid, la blancheur éparse et mobile (chute), la voiture qui vire, l'éblouissement à la sortie du tunnel, la voix peut-être
("tiens, il neige!").
Le climat est sombre et les pleurs de la mariée dans sa robe de satin blanc sont incompréhensibles; les traces de boue marron au bas de sa robe ne suffisent pas à les expliquer; elle a les yeux rougis par les larmes, semble inconsolable; c'est souvent le cas puis ça passe; on ne sait pas pourquoi. L'armoire aux portes galbées, typique des meubles bon marché de ces années-là vient d'être livrée; le passage qui mène au premier étage est étroit et la pièce du bas- elle sert de débit de boissons- est encombrée par la famille et les invités; le vieil espagnol taciturne et buté se baisse, peut-être pour vérifier la qualité du bois, peut-être pour chercher les chevilles qui permettraient de démonter le corps de l'armoire qui ne peut franchir la porte. Cet enfant est sujet aux otites, il doit porter un bonnet. Ca fait mal, il pleure lui aussi, veut rentrer chez lui, on le porte, il écoute et regarde malgré tout plusieurs fois distrait de sa douleur, il voudrait le panier très beau d'où fusent les oeillets blancs.
L'accueil, malgré les circonstances, est plutôt froid; c'est d'ailleurs souvent le cas. Ils ont fait le voyage sous la pluie, puis la neige, dans la voiture noire, il a fallu se lever tôt. L'enfant a une otite et le bonnet qui est censé le protéger, le gêne: enlever le tissu qui couvre l'oreille serait enlever ce qui fait mal, croit-il, retrouver la pureté de l'audition. Il fait froid dans la voiture qui vient de franchir le tunnel, il neige. Il neigera tout le matin. Le cortège de la noce monte sous la neige le raidillon qui mène à l'église. L'enfant regarde le bas de la robe de la mariée qui traîne dans la boue, c'est dommage. L'enfant voit que la mariée pleure, on essaie de la consoler, mais rien n'y fait; une autre fois aussi, elle pleure: un jour elle a voulu se jeter dans le Tarn, en contre bas, mais n'anticipons pas. Ce qui l'intéresse: la neige à la sortie du tunnel, les taches au bas de la robe de la mariée, la corbeille argentée du fleuriste, les pleurs, le vieux qui se baisse et regarde sous l'armoire, la porte de la cave qui bat et laisse voir la roche et ses arêtes grises (l'humidité suinte), tout cela au milieu des voix assourdies par l'infection de l'oreille droite. Il ne peut marcher, on le porte. Il fait plutôt sombre, les images sont prises dans cette obscurité qui les plombe même quand elles s'éclairent (fond noirâtre permanent qui les noierait), séparées mais solidaires, presque contiguës mais dispersées dans le déroulement de la journée: les ellipses qui le ruinent sont autant l'effet d'une perception et d'une compréhension partielles que de l'oubli. La maison est étroite et se termine, vers le haut, par un angle aigu formé par la route d'un côté et le chemin de l'église de l'autre; des roches à pic la dominent.
Une extraordinaire attention fixe sur des détails le regard de l'enfant: la gerbe des oeillets blancs fichés dans le fond moussu d'une corbeille de bois argenté… la parenthèse noire au-delà de la porte à deux battants qui s'ouvre sur le roc, caverne qui menace la maison tout entière, paroi accidentée sur laquelle pourtant elle s'appuie, les taches de boue au bas de la robe aux pois brillants se détachant selon la lumière sur le fond plus mat du satin, le corps trapu du vieil espagnol bourru accroupi sous l'armoire encombrante ne pouvant passer par l'ouverture de l'escalier de ciment qui monte aux chambres, peut-être faudra-t-il essayer d'entrer par la porte du haut -deuxième étage côté route, rez-de-chaussée côté raidillon- et tâcher de descendre au lieu de monter afin d'installer les meubles des jeunes mariés, le début de l'ascension vers l'église du petit cortège de la noce uniquement composé des membres de la proche famille et de quelques amis; on sait que le chemin abrupt débouche sur une place suspendue, à l'endroit où l'isthme est le plus étroit, avec vue des deux côtés de la presqu'île, et si l'on tourne et lève la tête, on aperçoit d'autres reliefs ruiniformes qui se mêlent aux vestiges haut perchés du château médiéval de Saint Raphaël surmontés (mais cela, bien sûr, des années plus tard) d'une antenne de télévision. La pièce du bas, on le sait aussi, sert de débit de boissons et c'est près de l’étagère aux alcools que la mariée pleure, peut-être appuyée au comptoir chargé de cendriers publicitaires; l'un d'entre eux imite un artichaut, élément de base de la recette d'un amer qui eut son heure de gloire...
Revoit-il vraiment la brève montée du cortège en direction de l'église? Mais qu'en vit-il? Il devait être presque en tête (porté par R, par M, par J?) juste derrière le couple mal assorti qu'attendaient bien des malheurs, parmi les flocons clairsemés de cette neige tardive de début de printemps, les yeux rivés aux taches brunes en bas du satin damassé qui traîne à terre, distrait momentanément de son mal d'oreille, troublé et attentif, rêveur par incompréhension. L'entourage, pour des raisons diverses et complémentaires, est mécontent et cette journée froide et sans bonne humeur témoigne de la série de vexations et de ressentiments réciproques, d'instabilités et de caprices, de sautes imprévues et de haines confuses qui marqueront sans cesse les relations entre les présents. Ni les apéritifs, les vins, la pièce montée (rocher de choux à la crème collés au caramel, surmonté d'un couple miniature) ni la circonstance particulière ne parviendront à réchauffer le climat. La composition baroque stéréotypée du fleuriste, la double constellation des flocons de neige et des pois de satin, le sentier vertigineux dominant la boucle de la rivière, les cadeaux (suspectés), les étiquettes colorées des bouteilles sur l'étagère au-dessus du bar (CYNAR, LILLET, St RAPHAEL, BYRRH, SUZE …), collection incomplète de souvenirs dépareillés, ne prendront jamais la consistance du bonheur.
Echo en renfort: "… un petit garçon, la nuit était tombée mais elle était claire car il y avait une extraordinaire chute de grêle : tout paraissait blanc et étrange, tandis que la voiture tournait dans le chemin, le long de ces barrières blanches…" (José Cabanis, "Les profondes années", 1976).
Epilogue 1
La façon choisie est étrange pour un vêtement de garçon: des manches ballons : une bande de tissu est froncée en haut et en bas, ourlée, fermée et montée sur l'emmanchure du corps de la chemisette. L'ensemble a été taillé dans les chutes du satin blanc à pois brillants qui a servi pour la robe de la mariée. A la sortie du bref tunnel dans le virage bordé d'un parapet bas qui surplombe le Tarn, l'enfant s'aperçoit qu'il neige, neige tardive en ce début de mois d'avril. Il porte un bonnet, a mal à l'oreille droite, le bonnet l'isole, les sons atténués se répercutent comme sur la peau tendue d'un tambour (il est dans le tambour), il sent une gêne, une taie virtuelle obstruant le conduit auditif, une membrane amorphe qui matifie les voix. L'otite devient douloureuse alors que la voiture noire tourne et monte sous la neige inattendue de ce printemps froid. La mariée pleure, le bas de sa robe a traîné dans la boue, la neige fondue. Il faut être triste et c'est dommage, c'est toujours pareil des conflits incompréhensibles inopinés on ne sait plus pourquoi. Les meubles de la chambre sont livrés, en bois verni marron foncé, une armoire à glace qui brille avec des poignées obliques de part et d'autres volutes de métal doré bois de lit galbé, chaises assorties dont l'assise rembourrée est couverte d'une peluche pourpre bon marché. Le vieux se baisse pour regarder si c'est du placage ou du bois brut, cela lui sera longtemps reproché, cette grossièreté, cette rudesse :
"Tu l'as vu?"
l'enfant a mal à l'oreille et il fait froid. Les fleurs blanches figées dans un nuage d'asparagus sont piquées dans la mousse humide d'une corbeille de vannerie argentée, une anse disproportionnée s'arrondit au-dessus plus décorative qu'utile. De temps en temps la porte à deux battants qui mène à la cave taillée à même le rocher s'ouvre.
La chemise et le bonnet sont faits du même tissu: le satin blanc à pois brillants de la robe de la mariée
("… dans le tissu de la robe de mariée…").
L'enfant tourne la tête et voit la neige tomber flocons rares neige de printemps une main essuie la buée sur la vitre de la portière l'enfant peut voir tomber la neige oublier un moment la douleur dans l'oreille et le bonnet qui gêne; c'est en noir et blanc. Une fois encore les sensations: le froid, la blancheur éparse et mobile (chute), la voiture qui vire, l'éblouissement à la sortie du tunnel, la voix peut-être
("tiens, il neige!").
Le climat est sombre et les pleurs de la mariée dans sa robe de satin blanc sont incompréhensibles; les traces de boue marron au bas de sa robe ne suffisent pas à les expliquer; elle a les yeux rougis par les larmes, semble inconsolable; c'est souvent le cas puis ça passe; on ne sait pas pourquoi. L'armoire aux portes galbées, typique des meubles bon marché de ces années-là vient d'être livrée; le passage qui mène au premier étage est étroit et la pièce du bas- elle sert de débit de boissons- est encombrée par la famille et les invités; le vieil espagnol taciturne et buté se baisse, peut-être pour vérifier la qualité du bois, peut-être pour chercher les chevilles qui permettraient de démonter le corps de l'armoire qui ne peut franchir la porte. Cet enfant est sujet aux otites, il doit porter un bonnet. Ca fait mal, il pleure lui aussi, veut rentrer chez lui, on le porte, il écoute et regarde malgré tout plusieurs fois distrait de sa douleur, il voudrait le panier très beau d'où fusent les oeillets blancs.
L'accueil, malgré les circonstances, est plutôt froid; c'est d'ailleurs souvent le cas. Ils ont fait le voyage sous la pluie, puis la neige, dans la voiture noire, il a fallu se lever tôt. L'enfant a une otite et le bonnet qui est censé le protéger, le gêne: enlever le tissu qui couvre l'oreille serait enlever ce qui fait mal, croit-il, retrouver la pureté de l'audition. Il fait froid dans la voiture qui vient de franchir le tunnel, il neige. Il neigera tout le matin. Le cortège de la noce monte sous la neige le raidillon qui mène à l'église. L'enfant regarde le bas de la robe de la mariée qui traîne dans la boue, c'est dommage. L'enfant voit que la mariée pleure, on essaie de la consoler, mais rien n'y fait; une autre fois aussi, elle pleure: un jour elle a voulu se jeter dans le Tarn, en contre bas, mais n'anticipons pas. Ce qui l'intéresse: la neige à la sortie du tunnel, les taches au bas de la robe de la mariée, la corbeille argentée du fleuriste, les pleurs, le vieux qui se baisse et regarde sous l'armoire, la porte de la cave qui bat et laisse voir la roche et ses arêtes grises (l'humidité suinte), tout cela au milieu des voix assourdies par l'infection de l'oreille droite. Il ne peut marcher, on le porte. Il fait plutôt sombre, les images sont prises dans cette obscurité qui les plombe même quand elles s'éclairent (fond noirâtre permanent qui les noierait), séparées mais solidaires, presque contiguës mais dispersées dans le déroulement de la journée: les ellipses qui le ruinent sont autant l'effet d'une perception et d'une compréhension partielles que de l'oubli. La maison est étroite et se termine, vers le haut, par un angle aigu formé par la route d'un côté et le chemin de l'église de l'autre; des roches à pic la dominent.
Une extraordinaire attention fixe sur des détails le regard de l'enfant: la gerbe des oeillets blancs fichés dans le fond moussu d'une corbeille de bois argenté… la parenthèse noire au-delà de la porte à deux battants qui s'ouvre sur le roc, caverne qui menace la maison tout entière, paroi accidentée sur laquelle pourtant elle s'appuie, les taches de boue au bas de la robe aux pois brillants se détachant selon la lumière sur le fond plus mat du satin, le corps trapu du vieil espagnol bourru accroupi sous l'armoire encombrante ne pouvant passer par l'ouverture de l'escalier de ciment qui monte aux chambres, peut-être faudra-t-il essayer d'entrer par la porte du haut -deuxième étage côté route, rez-de-chaussée côté raidillon- et tâcher de descendre au lieu de monter afin d'installer les meubles des jeunes mariés, le début de l'ascension vers l'église du petit cortège de la noce uniquement composé des membres de la proche famille et de quelques amis; on sait que le chemin abrupt débouche sur une place suspendue, à l'endroit où l'isthme est le plus étroit, avec vue des deux côtés de la presqu'île, et si l'on tourne et lève la tête, on aperçoit d'autres reliefs ruiniformes qui se mêlent aux vestiges haut perchés du château médiéval de Saint Raphaël surmontés (mais cela, bien sûr, des années plus tard) d'une antenne de télévision. La pièce du bas, on le sait aussi, sert de débit de boissons et c'est près de l’étagère aux alcools que la mariée pleure, peut-être appuyée au comptoir chargé de cendriers publicitaires; l'un d'entre eux imite un artichaut, élément de base de la recette d'un amer qui eut son heure de gloire...
Revoit-il vraiment la brève montée du cortège en direction de l'église? Mais qu'en vit-il? Il devait être presque en tête (porté par R, par M, par J?) juste derrière le couple mal assorti qu'attendaient bien des malheurs, parmi les flocons clairsemés de cette neige tardive de début de printemps, les yeux rivés aux taches brunes en bas du satin damassé qui traîne à terre, distrait momentanément de son mal d'oreille, troublé et attentif, rêveur par incompréhension. L'entourage, pour des raisons diverses et complémentaires, est mécontent et cette journée froide et sans bonne humeur témoigne de la série de vexations et de ressentiments réciproques, d'instabilités et de caprices, de sautes imprévues et de haines confuses qui marqueront sans cesse les relations entre les présents. Ni les apéritifs, les vins, la pièce montée (rocher de choux à la crème collés au caramel, surmonté d'un couple miniature) ni la circonstance particulière ne parviendront à réchauffer le climat. La composition baroque stéréotypée du fleuriste, la double constellation des flocons de neige et des pois de satin, le sentier vertigineux dominant la boucle de la rivière, les cadeaux (suspectés), les étiquettes colorées des bouteilles sur l'étagère au-dessus du bar (CYNAR, LILLET, St RAPHAEL, BYRRH, SUZE …), collection incomplète de souvenirs dépareillés, ne prendront jamais la consistance du bonheur.
Echo en renfort: "… un petit garçon, la nuit était tombée mais elle était claire car il y avait une extraordinaire chute de grêle : tout paraissait blanc et étrange, tandis que la voiture tournait dans le chemin, le long de ces barrières blanches…" (José Cabanis, "Les profondes années", 1976).
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