Epilogue 3
Au premier rang de la manifestation, ceux qui portent la grande banderole de tête arrivent maintenant au milieu du pont et commencent la descente vers le faubourg de la rive gauche où les attend un autre groupe. Suivre la pente vide en sentant derrière soi des milliers de personnes, apercevoir déjà les regards qui anticipent la jonction, sentir se lever la brise du fleuve en contrebas dont la pression s'exerce sur le tissu qui se colle aux corps, prendre une sorte d'élan qui vient buter sur la fermeture imprévue de la rue par un cordon rapidement mis en place avec ses voitures et ses haut-parleurs par des membres de la deuxième partie du défilé qui était censée laisser passer, faire une haie d'honneur et suivre, continuer à avancer en traversant les rangs déjà serrés porté par un sentiment d'injustice face à la parole non tenue, se retrouver en tête face à la chaussée déserte jusqu'au grand carrefour où l'on doit tourner à droite vers l'autre pont et où attend le troisième élément du cortège, décider de le doubler pour compenser la manœuvre précédente et monter vers la traversée du fleuve en sens inverse pour revenir vers les boulevards menant au centre de la ville…
Sur la place au soleil, devant la préfecture, face aux CRS massés au-delà des barrières, les manifestants sont rassemblés depuis plus d'une heure: selon la consigne, les livres du ministre passent de main en main jusqu'au premier rang et, ne pouvant être déposés, sont lancés mollement d'abord, en direction de la porte: lobs par-dessus les flics impassibles, puis trajectoires plus droites et déterminées au ras des têtes, puis vols secs d'oiseaux farouches, aux multiples points de départ et d'impact: un bord de casque, de visière, une épaule: la foule se prend au jeu et les slogans, les cris, les sifflets, les chants sont maintenant rythmés par les lignes imprévisibles des livres jetés qui se croisent dans l'air: attaques d'oiseaux qui s'abattent et ne bougent plus, défaits, aplatis, maculés.
Debout face aux gradins de l'amphithéâtre bondé, il faut parler sans micro et s'assurer que la voix porte suffisamment sans avoir à forcer, tension que l'auditoire ne supporterait pas longtemps et qui entraînerait très vite l'enrouement et la toux; quelques points doivent être abordés, pas plus, pour préciser et relancer la discussion interrompue depuis deux ou trois jours, du moins dans ce cadre organisé; va-et-vient vertical de la tête, des quelques notes sur la feuille blanche aux grévistes indistinctement massés avec, malgré tout, sporadiquement, un visage, un regard, un geste, perçus séparément, une seconde à peine, qui renvoient l'écoute, l'indifférence, l'énervement ou l'impatience, le désaccord ou la surprise, contacts qui existent à peine, très vite perdus, puis retrouvés très vite et ainsi de suite; on analysera plus tard, si leur trace subsiste, la disproportion entre ces indices ténus et leur interprétation effervescente.
Ce n'est pas la même assemblée ni le même amphithéâtre mais le dispositif est identique: les orateurs momentanés en bas assis directement sur le bord de l'estrade cette fois, les gradins remplis, les gens assis sur les marches ou debout contre les murs… La séance commence par l'appel des professions présentes et à chaque nouvelle annonce l'enthousiasme monte en applaudissements et en cris, c'est le rythme soutenu de la joie d'avoir réussi le plus difficile: rassembler selon les connexions et suivant les prolongements du réseau, une trentaine de branches professionnelles en grève ou s'apprêtant à rejoindre la grève avec cet effet d'entraînement dont rien n'arrête la force dans ce jeu d'échos des voix qui s'élèvent spontanément et au hasard de tel ou tel endroit de la salle et les têtes se tournent, les regards cherchent l'origine de la voix, certains participants se lèvent même au milieu de ce renvoi incessant de noms égrenés, d'applaudissements et de cris avant que la réflexion ne commence.
De petits groupes quittent le plus discrètement possible le jardin public qui était le lieu de rendez-vous du rassemblement et se rendent à la mairie. Les femmes doivent monter à l'étage et occuper la salle des Illustres tandis que les hommes doivent rester en bas et faire signer la pétition, empêcher la fermeture des portes monumentales, mais certains n'ont pu résister et ont rejoint les occupantes qui maintenant déploient sur la façade principale une gigantesque banderole qui restera là une partie de l'après-midi. Après le rappel des slogans, elles commencent à chanter puis à danser au son des voix et de l'accordéon qu'active l'une d'elles. Les vieux planchers de bois vibrent et résonnent sous leurs pas, leur ronde les fait apparaître tout à tour à l'un des balcons et chacune salue, pirouette, applaudit les spectateurs qui répondent aux chants par des chants, aux gestes par des gestes. Puis c'est le rassemblement au pied du grand escalier: les femmes descendent en chantant et les hommes se rassemblent au bas du grand arc de la rampe, de la grande courbe des marches. Un bal s'improvise, des valses dont le tournoiement emporté redouble et anime l'amorce de vis de l'escalier. Autour des valseurs une chaîne se forme, bras levés comme pour la sardane, et oscille en cadence, herbes mouvantes autour d'un tourbillon, sous le grand lustre éteint, et l'émotion culmine.
Au premier rang de la manifestation, ceux qui portent la grande banderole de tête arrivent maintenant au milieu du pont et commencent la descente vers le faubourg de la rive gauche où les attend un autre groupe. Suivre la pente vide en sentant derrière soi des milliers de personnes, apercevoir déjà les regards qui anticipent la jonction, sentir se lever la brise du fleuve en contrebas dont la pression s'exerce sur le tissu qui se colle aux corps, prendre une sorte d'élan qui vient buter sur la fermeture imprévue de la rue par un cordon rapidement mis en place avec ses voitures et ses haut-parleurs par des membres de la deuxième partie du défilé qui était censée laisser passer, faire une haie d'honneur et suivre, continuer à avancer en traversant les rangs déjà serrés porté par un sentiment d'injustice face à la parole non tenue, se retrouver en tête face à la chaussée déserte jusqu'au grand carrefour où l'on doit tourner à droite vers l'autre pont et où attend le troisième élément du cortège, décider de le doubler pour compenser la manœuvre précédente et monter vers la traversée du fleuve en sens inverse pour revenir vers les boulevards menant au centre de la ville…
Sur la place au soleil, devant la préfecture, face aux CRS massés au-delà des barrières, les manifestants sont rassemblés depuis plus d'une heure: selon la consigne, les livres du ministre passent de main en main jusqu'au premier rang et, ne pouvant être déposés, sont lancés mollement d'abord, en direction de la porte: lobs par-dessus les flics impassibles, puis trajectoires plus droites et déterminées au ras des têtes, puis vols secs d'oiseaux farouches, aux multiples points de départ et d'impact: un bord de casque, de visière, une épaule: la foule se prend au jeu et les slogans, les cris, les sifflets, les chants sont maintenant rythmés par les lignes imprévisibles des livres jetés qui se croisent dans l'air: attaques d'oiseaux qui s'abattent et ne bougent plus, défaits, aplatis, maculés.
Debout face aux gradins de l'amphithéâtre bondé, il faut parler sans micro et s'assurer que la voix porte suffisamment sans avoir à forcer, tension que l'auditoire ne supporterait pas longtemps et qui entraînerait très vite l'enrouement et la toux; quelques points doivent être abordés, pas plus, pour préciser et relancer la discussion interrompue depuis deux ou trois jours, du moins dans ce cadre organisé; va-et-vient vertical de la tête, des quelques notes sur la feuille blanche aux grévistes indistinctement massés avec, malgré tout, sporadiquement, un visage, un regard, un geste, perçus séparément, une seconde à peine, qui renvoient l'écoute, l'indifférence, l'énervement ou l'impatience, le désaccord ou la surprise, contacts qui existent à peine, très vite perdus, puis retrouvés très vite et ainsi de suite; on analysera plus tard, si leur trace subsiste, la disproportion entre ces indices ténus et leur interprétation effervescente.
Ce n'est pas la même assemblée ni le même amphithéâtre mais le dispositif est identique: les orateurs momentanés en bas assis directement sur le bord de l'estrade cette fois, les gradins remplis, les gens assis sur les marches ou debout contre les murs… La séance commence par l'appel des professions présentes et à chaque nouvelle annonce l'enthousiasme monte en applaudissements et en cris, c'est le rythme soutenu de la joie d'avoir réussi le plus difficile: rassembler selon les connexions et suivant les prolongements du réseau, une trentaine de branches professionnelles en grève ou s'apprêtant à rejoindre la grève avec cet effet d'entraînement dont rien n'arrête la force dans ce jeu d'échos des voix qui s'élèvent spontanément et au hasard de tel ou tel endroit de la salle et les têtes se tournent, les regards cherchent l'origine de la voix, certains participants se lèvent même au milieu de ce renvoi incessant de noms égrenés, d'applaudissements et de cris avant que la réflexion ne commence.
De petits groupes quittent le plus discrètement possible le jardin public qui était le lieu de rendez-vous du rassemblement et se rendent à la mairie. Les femmes doivent monter à l'étage et occuper la salle des Illustres tandis que les hommes doivent rester en bas et faire signer la pétition, empêcher la fermeture des portes monumentales, mais certains n'ont pu résister et ont rejoint les occupantes qui maintenant déploient sur la façade principale une gigantesque banderole qui restera là une partie de l'après-midi. Après le rappel des slogans, elles commencent à chanter puis à danser au son des voix et de l'accordéon qu'active l'une d'elles. Les vieux planchers de bois vibrent et résonnent sous leurs pas, leur ronde les fait apparaître tout à tour à l'un des balcons et chacune salue, pirouette, applaudit les spectateurs qui répondent aux chants par des chants, aux gestes par des gestes. Puis c'est le rassemblement au pied du grand escalier: les femmes descendent en chantant et les hommes se rassemblent au bas du grand arc de la rampe, de la grande courbe des marches. Un bal s'improvise, des valses dont le tournoiement emporté redouble et anime l'amorce de vis de l'escalier. Autour des valseurs une chaîne se forme, bras levés comme pour la sardane, et oscille en cadence, herbes mouvantes autour d'un tourbillon, sous le grand lustre éteint, et l'émotion culmine.
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