« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur..." épisode 26

Epilogue 4


Le lecteur sait maintenant ce que sera la dernière page de ce livre inachevé: la description d'une photographie: la barque noyée des étangs des landes, les branches entrecroisées qui interdisent l'accès et la jeune femme rousse, au fond, de dos, sur le mince promontoire qui s'avance parmi les eaux débordées.
Pourquoi, en présentant cette image, avoir d'abord choisi cette forme, ce style de notations très synthétique, au risque de n’apporter aucun élément décisif supplémentaire dans la reprise finale qui va suivre ?
Pour deux raisons, au moins.
La première, qui se découvre en l’écrivant, c'est pour ne pas laisser se perdre cet élan de l'écriture, de la frappe emportée des mots sur l'écran et pour, par la vitesse elliptique, faire reculer la peur de ne pas trouver ces mots.
La deuxième, d'un ordre plus général et mieux réglé (du moins le souhaite-t-on) c’est que la notation, justement, encourage le développement à partir du déjà dit, favorise la répétition, mais une répétition qui n’est que superficiellement la redite et constitue, en fait, une incessante modification dont la qualité (et non pas seulement la quantité) ruine l'exactitude du modèle initial. Ainsi, par la reprise de la notation initiale, le doublon autorise le déport, et une crue telle que le fleuve en devient méconnaissable, comme le mélange incessant de ses eaux en change la nature et le prive d'ailleurs de toute nature stable, en le noyant sans cesse, seul surnageant le mot fleuve, par exemple, pour parler d'un cours de quelque conséquence…
Autre chose, concernant le déclenchement de tout ceci : comment se fait-il, et c’est le cas ici, que la lecture d'un livre, d’un livre parmi d’autres et qui restera dans l’anonymat car peu importe, suscite, au bout de quelques pages à peine, une irrépressible envie d'écrire et d'écrire des pages qui n'auront absolument rien à voir avec celles qui viennent d’être lues ? Et quelle est cette force d'incitation impérieuse, comme si l'écrit appelait l'écrit en se servant accessoirement mais fermement de la volonté individuelle de celui qui bat le clavier pour se frayer un chemin tortueux certes mais dessiné et déjà creusé par un pas ferme et rapide ?
La qualité que le texte incitateur développe reste très difficile à définir et ce n'est peut-être pas souhaitable ni nécessaire de le faire pour que soit préservé, une fois encore, cet effet d'allant cadencé et de rapidité parfois hasardeuse. Il n'en reste pas moins que cette qualité existe et que l'étrangeté signalée de la différence entre ce qui est lu et ce qui est dans la foulée écrit - leur parenté ne se fondant que sur le développement nuancé, les reprises et les repentirs, les conjectures et les retournements, mais nullement sur des circonstances, des détails ni sur les aléas d'une histoire, et encore moins, évidemment, sur la rigidité artificieuse d’un destin- est un beau mystère.
Ainsi, au bout de quelques lignes à peine, l'improvisation s'impose, seule à même de satisfaire cette exigence de rapidité, cette urgence: cette fois c'est la marche qui trace rétrospectivement le chemin là où, quelques instants auparavant rien n'existait que cette envie dont l'ardeur pousse en avant. Alors tout est digressif, c'est-à-dire que la digression s'annule elle-même comme elle annule, du même coup, le développement principal. Et si les quelques notations initiales, participent de cette précipitation c'est d’abord parce qu'elles étaient déjà sous l'influence de la lecture hétérogène de l'autre livre, qui les a facilitées; c'est aussi, et autrement, parce que se précipitent (chimie), dans ce qui s'achève, les éléments en suspension de ce qui pourrait être un retour en arrière ou un nouveau début.
Voici : c'est l'hiver mais la lumière est assez vive pour que tout soit net et que les surfaces de l'eau renvoient des étendues presque aussi argentées que celles des miroirs vides; on ne remarque pas d'abord que le premier plan est occupé d'enchevêtrements de branches fines appartenant à quelque variété de saules riverains ou, plus loin du bord, de coudriers; le centre de la photographie est pourtant barré par deux légers troncs entrecroisés qui la frappent d'interdit et c'est par les triangles ainsi formés qu'est découpée la barque remplie d’eau (le fond s’est-il fissuré ou défait? A-t-elle été submergée renversée et rétablie par un ressac? Flotte-t-elle malgré tout ou repose-t-elle sur le gravier qui l'immobilise? Est-ce le résultat des pluies torrentielles de la veille ou est-elle depuis longtemps à l'abandon ?) qui renvoie l'infini du ciel argenté dans cette disproportion troublante qui fait que quelques millimètres d'eau étale réfléchissent ce qui excède toute mesure.
Le promontoire étroit et bref se trouve à gauche et c'est sur cette langue de terre que la jeune femme s'est engagée; elle tourne le dos, freinée dans son élan par cette fin de terre et, tête droite, regardant vers le large; ses cheveux crêpelés aux reflets roux artificiels retombent sur ses épaules couvertes d'un lainage d'un rose vieilli. Attirant les pêcheurs, ces abords et leurs environs doivent être aussi de bons terrains de chasse, aux passages des migrateurs. Mais la saison exclut à la fois la partie de chasse et la partie de campagne et l'on ne peut rien faire d'autre que marcher un peu dans ces sous-bois et ces plages quitte à se trouver bloqué par une fin de sentier dont le prolongement s'enfonce sous les eaux et qui devait conduire à quelque embarcadère démoli ou à quelque étendue de sable immergée. Avec le recul du temps qui a fait se racornir les bords de la photographie, l'image prend inévitablement une valeur prémonitoire: ces espaces transparents mais barrés, cette brutale interruption du parcours après une marche lente vers la fin du promenoir… Le regard vigilant embrassait l'espace et semblait annoncer:

« La vie est à nous. »

(Ce qui n'était, après tout et malgré la beauté du titre, qu'un film de commande) Virtuels
FIN

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