« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

Brèves d'écran séquence 14 (1)/ ROBBE-GRILLET/DELEUZE/ANTONIONI

Séquence 14 (1) :

° Alain Robbe-Grillet, dans «
La Forteresse/scénario pour Michelangelo Antonioni »
[1], introduit directement des images-souvenirs, des images-rêves, des degrés dans le « réalisme ».
Par exemple dans la première partie du livre intitulée «
Projet » : « Pendant ce dialogue présent, un flachebaque montre bientôt la scène d’autrefois… » (p.17), « En fait, le spectateur devrait reconnaître qu’il s’agit bien du vieil invalide reclus dans la forteresse, mais plusieurs dizaines d’années auparavant… » (p.18-19), « Nouveau flachebaque : scène rapide entre Angelika, le jeune Henri, puis Marcus… » (p.22),
Mais aussi dans le «
Synopsis » : aux pages 28-29, en particulier : «Marcus s’imaginait de plus en plus fréquemment se trouver soudain en présence de son propre double […] souvent accompagné par deux ou trois cavaliers aux uniformes archaïques tels des fantômes surgi d’un passé lointain […] elle l’a vu soudain cabrer sa monture face à l’apparition accusatrice, implorer son pardon […], et finir par livrer un combat au sabre contre cet adversaire que lui seul apercevait… »
[2]
Et plus encore, bien entendu, dans la «
Continuité dialoguée » : flash-back ou « scènes du passé » (souvent « rapides ») indiqués aux pages 41, 44, 50, 58, 62, 71, 108… et, à l’opposé, plusieurs références aux « temps actuels » (pages 106, 109, 112).
Dans les recommandations en italiques qui interrompent momentanément la continuité dialoguée on peut lire : «
Dans la suite du film, jusqu’au lever du jour, vont se succéder des scènes présentes, dans la citadelle nocturne, et des scènes passées, toutes en pleine lumière, le plus souvent extérieure… », puis : « La lumière extérieure du passé devrait (en parler à Henri Alekan) ne pas être non plus platement quotidienne. Il serait bon de pouvoir lui conférer une sorte de qualité merveilleuse, irréelle… » (p.70).

Serait-ce l’introduction d’éléments traditionnels:
- un «
temps explicable », contrariant ce que Deleuze appelle, pour le cinéma de Robbe-Grillet, les « pointes de présent » (en opposition aux « nappes de passé » des films d’Alain Resnais – voir la double compréhension de « L’année dernière à Marienbad ») : « présent du passé, présent du présent et présent du futur »… ?
- une inégalité des valeurs d’un plan de «
réel » par rapport à un autre, et donc un abandon du caractère « indiscernable » du réel et de l’imaginaire ?
[3]

Qualités qui pouvaient être, dans les autres films, latentes,
induites, entravées par la rigueur nouvelle des exigences mais qui, dans ce film-là (du moins dans son projet), s’autonomiseraient et vaudraient pour elles-mêmes…


° Le cinéma d’Antonioni oscille entre deux postulations d’égale importance dont les pôles s’échangent à l’intérieur de chaque film :

- le monde est lent et lourd, d’une pesanteur massive et les affects, les pensées sont rapides, fluctuants, ils
précipitent dans la continuité ou par delà les ellipses, les séparations

- la réflexion, les sentiments sont figés, presque inertes, parfois suspendus, souvent décalés des corps-perceptions errants dans un monde mutant dont la rapidité des cycles est perçue après coup

Entre les deux, dans leurs translations (anticipation, simultanéité, rétroaction, renversement), passe le temps, non seulement la durée, mais le temps lui-même, sa
conception, qui affleure directement dans ce glissement, cet espacement.
Peut-on nommer cette figure
dyschronie ?
Et la définir comme un trouble fondé sur la réversibilité
de la vitesse et de la lenteur ; vitesse et lenteur étant considérées, avant tout, comme des qualités du temps.
Cela suppose, de la part des personnages, des comportements de simulation expérimentale pour tâcher de s’adapter.
Cela suppose, de la part du spectateur de fréquents réajustements expérimentaux eux aussi.
Suspense temporel ...

[1] Alain Robbe-Grillet, « la Forteresse –scénario pour Michelangelo Antonioni », Les Editions de Minuit, Paris 2009.
[2] Voir aussi une référence au passé à la page 31.
[3] Gilles Deleuze, « Cinéma 2, L’Image-temps », Les éditions de minuit, Paris 1985 :
- «
Il n’y a jamais chez lui [Robbe-Grillet] succession des présents qui passent, mais simultanéité d’un présent de passé, d’un présent de présent, d’un présent de futur, qui rendent le temps terrible, inexplicable. » p.133.
- «
L’imaginaire et le réel deviennent indiscernables. C’est ce dont Robbe-Grillet prendra de plus en plus conscience dans sa réflexion sur le nouveau roman et le cinéma » p.15.


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