« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

Un couloir de temps / intermède 5


  


C’est à droite, dans le hall, en entrant : un couloir étroit et sombre qui mène à l’autre salle, dite «Salle du Patrimoine», dont l’accès est en partie réservé.
Quand, sur les indications fournies en réponse à sa recherche, il s’engage dans ce couloir, il aperçoit déjà, au fond, assise à son bureau, une femme qui le regarde arriver – elle l’a reconnu, semble-t-il, et son regard insistant essaie de confirmer, au fur et à mesure de l’avancée de l’homme, vers une clarté et une netteté progressives, cette impression.
De son côté, il s’approche et, la femme devenant de plus en plus nette elle aussi, il ne voit rien d’autre en elle qu’une bibliothécaire à son bureau, se préparant à recevoir et à traiter une demande de livre.
Quand elle lit son nom sur la carte d’abonné, elle dit
Ah oui, on s’est connu dans une autre vie 
et donne son nom à elle, dont il se souvient...
Je ne vous aurais pas reconnue, mais je me souviens
Moi non plus je ne vous aurais pas reconnu

Alors pour quoi ce regard prolongé lors de la traversée du couloir sinon pour confirmer une identification progressive, à partir d’une image d’abord sombre et à contre-jour puis s’éclairant, se précisant peu à peu ? L’a-t-il froissée involontairement ? Est-ce par une discrétion rétrospective qu’elle nie ? Veut-elle, dans ces retrouvailles, remettre à distance, par une incertaine vérité de la non-reconnaissance, cette autre vie évoquée ?
Non : ce

 Je ne vous aurais pas reconnu moi non plus
 est la marque même du Temps – qui troue la vraisemblance – la trace de son raccord et de son ellipse, inconciliables.


Il demande le livre immonde, il s’en excuse, c’est très pénible mais il le faut … et il vérifie, lors de la recherche, dans les pages du début, du début seulement, la force du malaise.
Il ne gardera le livre immonde que pendant les quelques instants d’une recherche infructueuse et le rendra, soulagé, à une autre employée, renvoyant au Temps le bref le face à face, au sortir du couloir, dans la salle dite du Patrimoine, avec la femme juive à qui il a demandé ce livre immonde de la bête immonde de l’Allemagne des années trente, avec la femme côtoyée dans une autre vie, il y a longtemps déjà, mais ce n’est plus la même – méconnaissable - là, dans cette bibliothèque qui, si l’on en croit la plaque de marbre du hall d’entrée menant, vers la droite, au couloir obscur, a été inaugurée en 1935 et dont l’art est typique de ces années-là : hauts plafonds, hautes fenêtres aux joints métalliques nus et aux sommets arrondis, fresques allégoriques modernes, frises de mosaïques sur des façades blanches, retombées de l’art déco et contamination, déjà, du style fasciste.




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