« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

Umberto Eco, lecteur de Nerval 1. Intermède 13

Apostille à « Les Méprises savantes ou la méconnaissance d’autrui ».

Intermède 13/1



Dans la partie 3 du chapitre 3 du livre sur ses « Expériences de traduction » : «Dire presque la même chose» (1) , Umberto Eco aborde les problèmes rencontrés lors de sa traduction en italien de la « Sylvie » de Gérard de Nerval. Cette partie est intitulée « Faire entendre » car, pour surmonter ses difficultés, il a eu recours à la lecture à haute voix : « … bien que des critiques l’aient souligné, j’avoue que, alors que je l’avais lu et relu tant de fois, ce n’est que lorsque je l’ai traduit que j’ai découvert un artifice stylistique souvent utilisé par Nerval, sans que le lecteur s’en rende compte (à moins qu’il ne lise le texte à haute voix – comme doit le faire un traducteur s’il veut en découvrir le rythme).»




Quel est cet « artifice stylistique souvent utilisé par Nerval » et que la lecture à haute voix permet de découvrir? Voici la réponse :
« Dans les scènes à haute tension onirique, on trouve des vers, tantôt des alexandrins complets, tantôt des hémistiches, tantôt des hendécasyllabes. Dans le passage cité (2) , il y a au moins sept vers : un hendécasyllabe (j’étais le seul garçon dans cette ronde), des alexandrins très nets (une blonde, grande et belle, qu’on appelait Adrienne et Je ne puis m’empêcher de lui serrer la main) et plusieurs hémistiches (Sylvie, une petite fille ; Nos tailles étaient pareilles ; les longs anneaux roulés). En outre, il y a des rimes internes (placée, embrasser, baiser, m’empêcher, presser – tout cela en l’espace de trois lignes). »
Eco ajoute :

«
Souvent, on le sait, dans un texte en prose, la rime ou le mètre sont des incidents non désirés. Pas chez Nerval. En effet, je le répète, ces traits n’apparaissent que dans des scènes déterminées, quand il voulait évidemment (ou ne voulait pas consciemment, et son discours naissait ainsi car c’était la façon la plus adéquate de rendre son émotion) que l’effet soit ressenti de manière quasi subliminale. » (3)



(1)- Umberto Eco, « Dire presque la même chose » -« expériences de traduction », Le livre de Poche, folio essais, n°31646, éditions Grasset, Paris 2066 pour la traduction française. Traduction de l’italien par Myriem Bouzaher.
(2) - Texte de référence : « J’étais le seul garçon dans cette ronde, où j’avais amené ma compagne toute jeune encore, Sylvie, une petite fille du hameau voisin, si vive et si fraîche, avec ses yeux noirs, son profil régulier et sa peau légèrement hâlée !... Je n’aimais qu’elle, je ne voyais qu’elle - jusque là ! A peine avais-je remarqué, dans la ronde où nous dansions, une blonde, grande et belle, qu’on appelait Adrienne. Tout d’un coup, suivant les règles de la danse, Adrienne se trouva placée seule avec moi au milieu du cercle. Nos tailles étaient pareilles. On nous dit de nous embrasser, et la danse et le chœur tournaient plus vivement que jamais. En lui donnant ce baiser, je ne pus m’empêcher de lui presser la main. Les longs anneaux roulés de ses cheveux d’or effleuraient mes joues. De ce moment, un trouble inconnu s’empara de moi. »
(3)- Opus cité pp.89-90.







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