De la déception
comme art du comble(ment)
A propos du film de
julien Prévieux Patterns of life.
« La vélocité est à sa place dans l’être intérieur. Elle
y est plus naturelle que dans la patte d’une tortue atteinte de
paralysie » (Henri
Michaux, Mouvements de l’être
intérieur dans Un certain Plume)
Face à ce film d’expériences, parfois
de performances, dont le sens n’est
ni posé, ni imposé, que dire de l’expérience
du spectateur ? Qu’attend-il et que lui propose-t-on ? Qu’en est-il
de son émancipation possible[1], à
la fois esthétique et politique, selon des voies forcément complexes vu la difficulté du travail qu’elle suppose mais aussi la force
insidieuse des obstacles tels que la surveillance, le contrôle puis le ciblage,
vaste filet d’identifications problématiques, piège sans fond et sans limite,
avatar aveugle d’une ubiquité divine noyant ses objets dans l’ « inconnu
inconnu »[2]?
Plus précisément : à quelles
figures esthétiques le spectateur est-il ici confronté dans son
parcours paradoxal entre figurations et non-figurations, abondance et
raréfaction, aléas ?
D’abord, à la déception, paradoxale elle aussi.
Déception
Souvenons-nous de la formule de Roman
Jakobson : « Le style est une
attente déçue »[3].
Autrement dit : j’attends un cliché, on me donne une image…
J’attends du réel, on me donne un spectre,
à la fois fantasmagorie et rayonnement complexe, décomposition en séries de la lumière et du son ; j’attends du
stable et du solide (le Sens), on me
donne des mouvements aléatoires et du temps fragmenté (lignes, cercles,
points…), ondes qui vacillent au seuil de leur apparition/disparition.
La déception, en tant que procédé littéraire, est répertoriée dans le Gradus (ad Parnassum)[4],
qui en donne la définition suivante : « Procédé
surréel consistant à annoncer magnifiquement et à terminer sur presque rien. Le
texte tourne court et finit « en queue de poisson » ». La citation d’Henri Michaux
mise en exergue se trouve dans la remarque 3 du même article, qui précise :
« Le truisme employé comme comparaison de soulignement produit aussi une
déception surréelle ». De la queue de poisson à la patte de tortue…
La déception est une variété de la surprise :
« le lecteur ne peut pas savoir ce qui va suivre. On s’arrange pour qu’il
s’attende à des merveilles ». Mais selon une ruse dialectique, on
l’aura compris, on « étonne encore
plus » le lecteur (ici, le spectateur) « en le décevant » [5] :
faiblesse de la force et force de la faiblesse!
Mais pourquoi convoquer ici cette figure complexe ? C’est l’une des clés esthétiques du film et
ce, dès le début, dès l’entrée sur la piste rouge de l’automate lumineux… La
scène rouge est d’abord vide et silencieuse, entre
le premier danseur, le son monte peu à
peu, la voix vient plus tard. On retrouve plusieurs fois cette antériorité de l’image par rapport à la voix .
Premier élément de la déception : la voix tardive limite l’imagination du spectateur en lui donnant un
mode d’emploi possible de ce qu’il vient de voir. La voix restreint le champ poétique où s’exercent les danseurs en réduisant
virtuellement leur danse à une expérience aboutie : « J’ai fixé sur les danseurs de petites lampes […] je les ai
filmés en train de danser sous une lumière rouge pour que la plaque
photographique ne conserve que les points brillants des ampoules sur leurs
corps. On obtient un tracé très net de lignes sinusoïdales marquant la tête,
l’épaules, la hanche, le genou et la cheville ».
Deuxième étape : certes les
vêtements des danseurs sont couverts d’ampoules ou de plaques allumées, certes la lumière redevient rouge : mais
nul tracé final de schématisation du mouvement ne zèbrera l’écran. Le cinéaste
n’est pas le savant, et les points de vue ne se recouvrent pas ; seule la voix aura donné les résultats de
l’expérience. Nouvelle déception donc, mais inversée : alors que dans le premier cas
le texte décevait l’image, c’est ici
la non-actualisation de l’image des tracés - c’est-à-dire sa virtualisation
définitive et le maintien de l’image inchangée des danseurs - qui déçoivent par
rapport au texte.
Mais cette déception relance le film. Réduction
circulaire des enjeux, mais reprises et réenchaînements : on va
d’étonnement en étonnement !
Ajoutons que le texte lui-même opère
un glissement réducteur : des « recherches
relatives à l’esthétique », aux « propriétés
physiques de la grâce » (celle des danseurs du film, puisqu’il s’agit
d’un film dansé - et non un ballet
filmé) on en vient trivialement à la rentabilisation capitaliste des gestes du
travailleur : de la visualisation de la trajectoire d’un geste à
l’estimation de la « valeur » d’un geste particulier : « Le temps, c’est de l’argent » et
tout geste superflu c’est «de l’argent à
jamais gaspillé », ce qui entraîne une nouvelle stylisation
« ergonomique » des gestes.
Le film propose une série de variations sur ce jeu initial
d’émancipation possible par rapport à l’univocité du Sens, pour le spectateur pris dans les comblements à leur
tour déceptifs de la bande son par la bande image, et inversement.
-
Ainsi
une danseuse tend d’étroites bandes jaunes entre les barreaux d’un portique de
métal noir, construisant une sorte de cage : la voix, de nouveau
postérieure au début de l’action, évoque la schématisation des trajets d’une
parisienne enfermée dans les étroites limites de « la sphère bourgeoise ». La suite du film, excède à sont
tour cette référence en montrant la danseuse multiplier les fils
bien au-delà des résultats de l’expérience évoquée selon une effervescence
autonome du geste qui tient de la performance poétique.
-
Ainsi
une autre danseuse, dans le contrechamp d’un très gros plan irruptif d’un œil
dont l’ouverture de la pupille-objectif varie, matérialise à l’aide de fils
noirs, sur la transparence d’une vitre, les mouvements de l’œil de
l’observateur d’un tableau ; puis la voix,
renvoie de nouveau à une expérience (« les
mouvements des yeux reflètent les processus mentaux »), référence à
son tour relativisée par la complexité d’une séquence expansive qui s’autonomise, devient un comble cinématographique excédant les données expérimentales et renvoyant
de nouveau à une recherche « relative
à l’esthétique », à « une
poésie moderne ».
Dans ces conditions, où la continuité
et la cohérence audiovisuelles sont perturbées et partiellement ruinées, où les
raccords non-motivés et où les écarts aléatoires entre la série des
images et celle de la voix, menace
l’intelligibilité, quel principe sous-tend
l’ensemble ?
Celui de l’équivalence.
[1]
-« l’art est émancipé et émancipateur quand il renonce à l’autorité du
message imposé, du public ciblé et du mode d’explication du monde univoque,
quand il cesse de vouloir émanciper ».
Jacques Rancière L’art du possible, Et tant pis pour les gens fatigués… Editions
Amsterdam, Paris 2009, p.590.
[2]
- Cf l’article de Grégoire Chamayou : « Avant-propos
sur les sociétés de ciblage. Une brève histoire des corps
schématiques », dans le numéro 2 de la revue Jef Klak, Printemps-été 2015, p262-271. Ces recherches ont servi de base au
scénario de Patterns of life, cosigné. Voici un extrait de la
préface : aujourd’hui, dans un
contexte de traçabilité généralisée, l’accumulation de trajectoires
chronospatiales permet d’élaborer des modèles statistiques de comportements
« normaux » au sein d’une société donnée – pour mieux isoler les
déviances potentielles de tel ou tel individu. Une logique non plus seulement
de discipline ou de contrôle, mais de ciblage, au service des pouvoirs policiers, militaires ou économiques ».
[4]
« Escalier vers le mont Parnasse, séjour des Muses ». Ainsi
désignait-on aux siècles classiques des manuels qui facilitaient la composition
littéraire. Gradus, Les Procédés
littéraires, Dictionnaire, par Bernard Dupriez, UGE, collection 10/18,
Paris, 1980.
De la déception comme art du comble(ment). 2.
La Photographie n'est pas la peinture
Brèves d'écran
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