Autoreprésentation
Il existe une catégorie de signes –
au cinéma ou ailleurs- que l’on pourrait
appeler « emblèmes auto-représentatifs » : le film, tout en
traitant son « sujet »,
c’est-à-dire tout en parlant d’autre chose que de lui-même, parle aussi de lui-même, des processus et des
procédés qui l’instituent. En plus de sa signification immédiate (valeur
iconique de similarité réelle), tel ou tel élément prend une valeur
supplémentaire de similarité souvent d’ordre iconique avec le médium qui
l’instaure et le fait exister, similarité
assignée.[1]
L’emblème autoreprésentantif le plus
simple et le plus connu est la mise en
abyme (le tableau dans le tableau, l’image dans l’image, l’écran sur l’écran etc.) :
-
Dans la
première partie du film, le procédé des écrans multiples (deux, ici) qui, dédoublant
les vues
des danseurs et le modifiant, est l’amorce d’une virtualité «panoptique »
des « propriétés physiques de la
grâce », mais cette exhibition d’écrans sur l’écran renvoie aussi à la
visibilité du film en tant que tel.
-
Sur
le bureau du danseur qui joue le rôle du contrôleur, bibliothécaire, etc., des
cases séparées mais voisines, présentent une succession d’images fixes de la
schématisation des patterns of life (valeur
d’icône, représentation directe d’une réalité filmée), mais prise dans un film,
cette suite d’images est la mise en
abîme des images et des cadres qui le constituent. De plus, la maîtrise de l’opérateur ayant acquis les techniques du
ciblage, évoque un personnage célèbre dans l’histoire du cinéma : le
Docteur Mabuse de Fritz Lang et son délire de surveillance absolue.
-
Un
rideau gris indique la scène ou les coulisses d’un théâtre où entrent et d’où
sortent danseurs et lapins, mais constitue aussi une emblématisation des
entrées et des sorties de champ.
-
La
mise en scène elle-même peut être emblématisée : à deux reprises, la
fonction du plan d’ensemble est de révéler la proximité des actions et la
continuité des espaces que nous avions vus d’abord séparés par le découpage et
le montage mais aussi par l’échelle des plans.
Un plan d’ensemble fixe montre que l’enlèvement
des chevilles de métal sur le tableau vertical, l’insertion des chevilles de bois sur le tableau
horizontal, le début des mimes du geste rentabilisé, l’observation de la
concrétisation schématique du geste par une sculpture de fil de fer se
déroulent dans le même espace-temps.
De la même façon, un autre plan d’ensemble en
travelling-panorama tournant dévoile la simultanéité dans un même espace de la
construction de la cage aux rubans
jaunes, et de la fixation des fils noirs sur la vitre, matérialisation des
trajets de l’œil sur le tableau, ensemble pris dans une série de transparences.
Ce qu’un montage
parallèle séparait est réuni par le plan d’ensemble et c’est le plateau
lui-même, le studio de tournage, que cette découverte
met à nu. Double dévoilement : agencement direct des représentations dans
une unité spatiale qui désigne simultanément le lieu du tournage[2].
Seul le cinéma peut passer ainsi de la déconnexion d’espaces quelconques à leur
unification, de l’alternance à la convergence, en renouvelant l’un des plus
anciens procédés de montage et de construction filmiques.
-
Plus
généralement, la danse a une affinité évidente avec le cinéma : le
mouvement. « Un autre mouvement
spécifiquement cinématographique est celui de la danse », écrit
Siegfried Kracauer. Certes, Kracauer ne parle pas « … du ballet sur scène qui
évolue dans un espace-temps situé hors du monde réel », qui ne peut
donc opérer « La rédemption de la
réalité matérielle »[3], mais filmer la danse et les danseurs professionnels
en studio n’annule pas la valeur générale de sa remarque sur l’affinité
kinésique de la danse et du cinéma, d’autant plus que Julien Prévieux filme aussi « le mouvement à l’état naissant », « le mouvement
contrastant avec l’immobilité » qui, toujours d’après Kracauer, est:
« le troisième type de mouvement qui
présente un intérêt cinématographique spécifique »[4].
L’immobilisation des danseurs a d’ailleurs
une histoire qui va doubler la question du mouvement par la question du temps.
[1] -je fais référence ici aux trois types de
signes repérés par Peirce : indice (contiguïté réelle), symbole
(contiguïté assignée) et icône (similarité réelle), en ajoutant avec Jakobson,
dans la case vide du tableau à deux entrées, la similarité assignée, que nous
appelons emblème autoreprésentatif.
Ce type de réflexion est abordé autrement par
Deleuze à propos de la question de l’automate :
« le cinéma considéré comme
psychomécanique, ou automate spirituel, se réfléchit dans son propre contenu,
ses thèmes, ses situations, ses personnages. Mais le rapport n’est pas simple,
parce que cette réflexion donne lieu à des oppositions, à des inversions,
autant qu’à des résolutions ou des réconciliations ». Gilles Deleuze, « L’Image-temps »,
« Conclusions », Ciména 2, Editions de Minuit, Paris 1985, p.343.
[2] Le décor vide, le plateau nu, reviennent
plusieurs fois dans le film.
[3]-
Siegfried Kracauer : « Théorie
du film, la rédemption de la réalité matérielle », Bibliothèque des savoirs, Flammarion, paris
2010, p.82 : « Un autre
mouvement spécifiquement cinématographique est celui de la danse. Il ne s’agit
pas ici, bien sûr, du ballet sur scène qui évolue dans un espace-temps situé
hors du monde réel. Il est intéressant de relever que tous les efforts pour le
mettre « en boîte » de façon satisfaisante ont jusqu’ici échoué.
Porté à l’écran un spectacle de ballet soit s’étire en un fastidieux plan
général, soit se fractionne en une succession
de détails séduisants qui engendrent la confusion en ce qu’elle démembre
l’original au lieu de le préserver. La danse ne trouve ses lettres de noblesse
cinématographiques que lorsqu’elle devient partie intégrante de la réalité
matérielle.»
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