« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

De la déception comme art du comble(ment). 3. A propos du film de Julien Prévieux, "Patterns of life".




Autoreprésentation

Il existe une catégorie de signes – au cinéma ou ailleurs-  que l’on pourrait appeler « emblèmes auto-représentatifs » : le film, tout en traitant son  « sujet », c’est-à-dire tout en parlant d’autre chose que de lui-même,  parle aussi de lui-même, des processus et des procédés qui l’instituent. En plus de sa signification immédiate (valeur iconique de similarité réelle), tel ou tel élément prend une valeur supplémentaire de similarité souvent d’ordre iconique avec le médium qui l’instaure et le fait exister, similarité assignée.[1]

L’emblème autoreprésentantif le plus simple et le plus connu est la mise en abyme (le tableau dans le tableau, l’image dans l’image,  l’écran sur l’écran etc.) :

-           Dans la première partie du film, le procédé des écrans multiples (deux, ici) qui, dédoublant  les vues des danseurs et le modifiant, est l’amorce d’une virtualité «panoptique » des « propriétés physiques de la grâce », mais cette exhibition d’écrans sur l’écran renvoie aussi à la visibilité du  film en tant que tel.

-         Sur le bureau du danseur qui joue le rôle du contrôleur, bibliothécaire, etc., des cases séparées mais voisines, présentent une succession d’images fixes de la schématisation des patterns of life (valeur d’icône, représentation directe d’une réalité filmée), mais prise dans un film,  cette suite d’images est la mise en abîme des images et des cadres qui le constituent. De plus, la maîtrise de l’opérateur ayant acquis les techniques du ciblage, évoque un personnage célèbre dans l’histoire du cinéma : le Docteur Mabuse de Fritz Lang et son délire de surveillance absolue.

-         Un rideau gris indique la scène ou les coulisses d’un théâtre où entrent et d’où sortent danseurs et lapins, mais constitue aussi une emblématisation des entrées et des sorties de champ.

-         La mise en scène elle-même peut être emblématisée : à deux reprises, la fonction du plan d’ensemble est de révéler la proximité des actions et la continuité des espaces que nous avions vus d’abord séparés par le découpage et le montage mais aussi par l’échelle des plans.

Un plan d’ensemble fixe montre que l’enlèvement des chevilles de métal sur le tableau vertical, l’insertion  des chevilles de bois sur le tableau horizontal, le début des mimes  du geste rentabilisé, l’observation de la concrétisation schématique du geste par une sculpture de fil de fer se déroulent  dans le même espace-temps.

 De la même façon, un autre plan d’ensemble en travelling-panorama tournant dévoile la simultanéité dans un même espace de la construction de la cage  aux rubans jaunes, et de la fixation des fils noirs sur la vitre, matérialisation des trajets de l’œil sur le tableau, ensemble pris dans une série de transparences.

Ce qu’un montage parallèle séparait est réuni par le plan d’ensemble et c’est le plateau lui-même, le studio de tournage, que cette découverte met à nu. Double dévoilement : agencement direct des représentations dans une unité spatiale qui désigne simultanément le lieu du tournage[2]. Seul le cinéma peut passer ainsi de la déconnexion d’espaces quelconques à leur unification, de l’alternance à la convergence, en renouvelant l’un des plus anciens procédés de montage et de construction filmiques.

-         Plus généralement, la danse a une affinité évidente avec le cinéma : le mouvement. « Un autre mouvement spécifiquement cinématographique est celui de la danse », écrit Siegfried Kracauer.  Certes, Kracauer ne parle pas « …  du ballet sur scène qui évolue dans un espace-temps situé hors du monde réel », qui ne peut donc opérer « La rédemption de la réalité matérielle »[3], mais  filmer la danse et les danseurs professionnels en studio n’annule pas la valeur générale de sa remarque sur l’affinité kinésique de la danse et du cinéma, d’autant plus que Julien Prévieux  filme aussi « le mouvement à l’état naissant », « le mouvement contrastant avec l’immobilité » qui, toujours d’après Kracauer,  est: « le troisième type de mouvement qui présente un intérêt cinématographique spécifique »[4].

L’immobilisation des danseurs a d’ailleurs une histoire qui va doubler la question du mouvement par la question du temps.




[1]  -je fais référence ici aux trois types de signes repérés par Peirce : indice (contiguïté réelle), symbole (contiguïté assignée) et icône (similarité réelle), en ajoutant avec Jakobson, dans la case vide du tableau à deux entrées, la similarité assignée, que nous appelons emblème autoreprésentatif.
Ce type de réflexion est abordé autrement par Deleuze à propos de la question de l’automate : « le cinéma considéré comme psychomécanique, ou automate spirituel, se réfléchit dans son propre contenu, ses thèmes, ses situations, ses personnages. Mais le rapport n’est pas simple, parce que cette réflexion donne lieu à des oppositions, à des inversions, autant qu’à des résolutions ou des réconciliations ». Gilles Deleuze, « L’Image-temps », « Conclusions », Ciména 2, Editions de Minuit, Paris 1985, p.343.
[2] Le décor vide, le plateau nu, reviennent plusieurs fois dans le film.
[3]- Siegfried Kracauer : « Théorie du film, la rédemption de la réalité matérielle »,  Bibliothèque des savoirs, Flammarion, paris 2010, p.82 : « Un autre mouvement spécifiquement cinématographique est celui de la danse. Il ne s’agit pas ici, bien sûr, du ballet sur scène qui évolue dans un espace-temps situé hors du monde réel. Il est intéressant de relever que tous les efforts pour le mettre « en boîte » de façon satisfaisante ont jusqu’ici échoué. Porté à l’écran un spectacle de ballet soit s’étire en un fastidieux plan général, soit se fractionne en une succession  de détails séduisants qui engendrent la confusion en ce qu’elle démembre l’original au lieu de le préserver. La danse ne trouve ses lettres de noblesse cinématographiques que lorsqu’elle devient partie intégrante de la réalité matérielle.»

Aucun commentaire:



>Contact : chamayoube@orange.fr