4-La reprise :
l’auto-désignation par le montage :
Ce
chapitre prolonge l’exploration des valeurs de la citation ; nous passons
de la citation verbale à la citation filmique, de la transposition intermodale
à la transposition intramodale : le cinéma par lui-même, nouvelle
façon.[1]
Comme la citation verbale, la
citation filmique relève de la syllepse syntaxique : l’inclusion
d’un discours dans un autre selon divers degrés d’implicitation ; après le
langage, le montage, en tant que procédé de construction. Par là, la syllepse syntaxique
est plus proche de l’autonymie proprement dite que de l’emblème.
L’autodésignation compositionnelle,
dans laquelle se retrouve la même combinaison entre l’hyperesthétique et le
métaesthétique, mode de connexion à double effet (l’usage, la mention), crée un
espacement fictif, une épaisseur logique, qui perturbent la linéarité, soit par
la citation explicite, soit par le soulignement (la citation est
l’une de ses formes) et la réécriture dans ses multiples
variantes : surcharge, rature, retouche, repentir, résumé, changement de
genre…[2]
Les films de Godard, par exemple,
abondent en effets de soulignement, en particulier ceux des années
soixante : alternance muet/sonore dans telle séquence de Vivre sa vie,
pellicule en négatif dans tel passage d’Une Femme mariée.
-La citation explicite tend vers la
mise en abîme, qui participe à la fois du court-circuit et du miroir [3].
En revenant un peu en arrière et pour faire le lien entre la citation
verbale et la citation filmique, prenons l’exemple du film de Luchino Visconti Vaghe
stelle dell’Orsa[4],
dans lequel Gianni fait lire à sa sœur Sandra son roman autobiographique
intitulé Vaghe stelle dell’Orsa… et explique l’origine du titre en
récitant un poème de Leopardi qui commence par : « Vaghe stelle
dell’Orsa » ; les miroirs se multiplient : titre du poème
(réel), titre du roman (apocryphe), titre du film…
Dans son film Tokyo-Ga, Wim
Wenders, par « incrustation » et substitution, insère son reportage,
en couleurs, sur Tokyo et le cinéma
d’Ozu, entre la première et la dernière séquence du Tokyo-Ga[5] d’Ozu
(en noir et blanc). Les citations sont une référence claire à un film du
« maître » qui vaut pour tout son cinéma ; elles servent de
procédé de construction : l’encadrement. L’effet de syllepse est
évident : le film de Wenders se substitue à la partie centrale du film
d’Ozu tout en la désignant en creux, par un effet de parallélisme en négatif,
souligné par la présence de la première et de la dernière séquence. Le film de
Wenders se présente comme la variante partielle du film d’Ozu avec changement de
genre (de la fiction au documentaire) et actualisation ; l’encadrement
donne au film d’Ozu sa valeur matricielle : dans son déroulement naît un
film différent. La place de la citation est ici déterminante.
Cela se vérifie dans le film de Marco
Ferreri I love you, dont le destin est l’un de ses films antérieurs Dillinger è
morto ; le déroulement du film s’oriente de plus en plus,
inéluctablement, vers le film antérieur ; le caractère obsessionnel du
héros (sa fascination pour le célèbre porte-clé parleur) démarque le parti-pris
obsessionnel du réalisateur : conduire le film vers le dénouement d’un
autre ; les citations de Dillinger è morto sont de plus en plus
significatives et s’intègrent de plus en plus au cours normal du film. Les
derniers plans de I love you sont une variante négative des derniers
plans de Dillinger è morto. Le dispositif spéculaire régressif – en
particulier l’utilisation de la télévision – est dès le début une donnée
esthétique fondamentale.
L’Amour en fuite, de François Truffaut, est d’emblée
placé sou le signe du puzzle : Antoine Doisnel trouve dans une cabine
téléphonique la photo déchirée d’une femme qu’il va tâcher d’identifier. Ce
film est le dernier d’une biographie imaginaire qui commence avec Les 400
coups, se poursuit par un sketch de L’Amour à 20 ans, puis Baisers
volés, et Domicile conjugal. L’Amour en fuite intègre des
citations de tous ces films, motivées par le procédé du flash-back. Leur
abondance en ferait un film-centon et pourrait l’ouvrir à un hyperesthétisme
vertigineux si la prudence fictionnelle n’en limitait pas l’ardeur
structurante.
-Mais la citation n’est que le
procédé le plus visible d’un ensemble de pratiques conférant au montage sa
force de soulignement. Analysant rapidement le film de Martin Scorsese, Italian-American
[6],
Hubert Damisch [7] en
conclut : « L’intelligence de Scorsese est d’avoir su jeter le
doute sur le caractère de « vérité» de l’interview dont on ne peut décider
si elle a fait ou non l’objet d’une répétition préalable – du même coup il tord
le cou à la grande illusion des années soixante, au mythe du
« cinéma-vérité ». On voit ici comment le cinéma est capable de faire
retour sur lui-même, de s’interpréter par les moyens qui sont les siens :
en l’occurrence ceux du montage au sens où l’entendait Eisenstein. »
Nous n’avons pas vu ce film de
Scorsese mais la dernière phrase de Damisch pourrait s’appliquer aux dernières
séquences du film de Marie-Claude Treilhou Il était une fois la télé. La
fin de ce film juxtapose deux prises d’une même scène : un dialogue sut le
temps qu’il fait, entre deux villageoises de Labastide-en-Val. La première des
deux prises a toutes les marques du cinéma direct avec impression
d’improvisation du dialogue et panoramique horizontal suivant le déplacement
spontané du personnage ; l’ajout de la deuxième prise (au début de
laquelle on a laissé le « clap » de tournage) révèle que la scène
était concertée, le trajet prévu.
Elle donne aux deux femmes un statut
d’actrices malicieuses, commentant leur propre prestation : « Elle
a pas dit « pardi »… Elle a pas dit « pardi ». La fin
de la deuxième prise, qui est aussi la fin du film, n’est pas coupée et l’on
entend le fou rire des deux protagonistes. Le doute est jeté,
rétrospectivement, sur le caractère de « vérité » de tout le film. Un
renversement se produit dans le dialogue entre le film et le spectateur :
plaçant d’abord ce dernier en position de supériorité (ironie condescendante ou
du moins identification critique), il lui renvoie son rire par un rire bien
plus sonore et bien plus libre. Cet exemple nous ramène à Maurice Pialat.
-La recherche de la vérité au cinéma
ne se sépare pas, pour lui, de la recherche de la vérité du cinéma. Les
séries lacunaires de ses films renforcent l’impression de vérité, mais les
variantes et les reprises les soumettent à une évaluation critique permanente.
On parle de la « touche » d’Hitchcock ou de Lubitsch, on pourrait
parler de la « retouche » de Pialat, qui rejoindrait ces procédés de réécriture
que nous évoquions plus haut ; ébauches, repentirs, amplifications,
schématisations constituent les lignes de force d’une pratique
auto-hyperesthétique généralisée :
« Tout objet peut être
transformé, toute façon peut être imitée, il n’est donc pas d’art qui échappe
par nature à ces modes de dérivation qui, en littérature, définissent
l’hypertextualité, et qui, d’une manière plus générale, définissent toutes les
pratiques d’art au second degré, ou hyperesthétiques… Je ne pense pas
qu’on puisse légitimement étendre la notion de texte, et donc d’hypertexte, à
tous les arts. »[8]
A nos amours reprend, amplifie, modifie, un des
thèmes de Passe ton bac d’abord (et réduit du même coup les autres, dont
il reste des traces…) : le thème d’Elizabeth devient l’histoire de
Suzanne.
Arlette Langmann, scénariste d’A
nos amours, a travaillé pendant plusieurs années à un projet
intitulé : Les Filles du faubourg ; il est devenu A
nos amours, mais, grâce à Maurice Pialat, il a alimenté Passe ton bac
d’abord.
Maurice Pialat renforce l’image du
père : il devient acteur et approche un sujet : « un essai de
compréhension et d’explication entre un père et sa fille »[9],
sans le traiter vraiment.
-Les reprises [10] : scènes analogues d’un film à
l’autre (ou à l’intérieur d’un même film), avec changements de
personnages ; par exemple, la séquence d’A nos amours dans laquelle
Luc donne un rendez-vous dans un café à Suzanne, qui va se marier, pour lui
demander de rompre ses fiançailles, est une reprise de la scène de Nous ne vieillirons pas
ensemble dans laquelle le personnage joué par Jean Yanne donne un
rendez-vous dans un café au personnage joué par Marlène Jobert dont il a appris
le prochain mariage.
-Les isolexismes [11] : scènes réitérées dans un même
film ; il faut alors clarifier le possible jeu de mots sur
« reprise » et « prise » ; l’isolexisme au cinéma ce
serait la « double prise », à quelques variations près : « Pialat
fait de l’autodestruction, pour filmer comme un cochon, on ne peut pas faire
mieux que lui. Dans Nous ne vieillirons pas ensemble, on voit Yanne dans
deux scènes qui sont les mêmes. Pialat a tourné les deux en pensant, je
garderai la meilleure, et pour faire chier le monde il garde les deux qui sont absolument
incompatibles puisque c’est la même action qui recommence. Dans La maison des
bois, il le fait très souvent. »[12]
Michel Contat, qui réalise
l’entretien, ajoute :
« - Il y a l’idée qu’il veut
porter la poisse au spectateur ».
Réponse de Jean Eustache :
« - Il veut te mettre dans sa
situation qu’on ne connaît pas mais qu’on peut deviner avec le
temps… » La version théorique de cette
remarque est fournie par Alain Bergala [13] :
« ce retour aux mêmes points de vue, qui innocente d’une certaine façon
le montage, est pourtant un lieu d’intervention privilégié de l’instance
d’énonciation. D’une double intervention : celle qui consiste d’abord à
choisir (à imposer) ces points de vue-là, excluant du même coup tous les autres
choix possibles ; celle qui consiste ensuite à instaurer une hiérarchie
entre ces points de vue, à les structurer, par la fréquence et par l’ordre de
leurs retours. Cette structuration qui est le fait de l’autorité énonciatrice,
contribue très largement à régler, pour chaque séquence, les jeux complexes de
l’identification. »
-Nous pourrions appliquer à ces
formes non globales du « remake », une phrase d’Alain Philippon sur « la
répétition cinématographique d’une cérémonie », par jean Eustache[14] :
« la filmer une seconde fois, dans un film ou a dix ans d’intervalle,
c’est lui conférer un autre statut, l’élever à un autre rang, loin du réalisme,
plus près du théâtre, là où le réel, bien que toujours présent, touche au
concept. »
Mais nous arrivons, insensiblement,
aux portes d’un nouveau développement : l’analyse de ce que nous proposons
d’appeler des « équasignes ».
[1] - Il est bien entendu que la citation
filmique inclut le dialogue, et donc le texte et les voix, et que la citation
textuelle est mise en image, voire mise en scène ; nous n’en tenons compte
que dans la mesure où cela précise notre propos, dans les limites que nous lui
avons foxées.
[2] - cf. Gradus, pp. 423-424 pour le soulignement,
pp. 389-390 pour la réécriture.
[3] - Gradus, p. 138 et p. 295.
[4] - Sandra, en français. Le titre
italien signifie en français : « Lointaines étoiles de la Grande
Ourse ».
[5] - Le Voyage à Tokyo.
[6] - En français, L’Album de famille de
Martin Scorsese.
[7] - L’Epée devant les yeux, Entretien, Cahiers
du cinéma, n° 386, juillet-août 1986, p. 30.
[8] - Gérard Genette, Palimpsestes, chapitre
LXXIX, Editions du Seuil. Collection Poétique, pp. 435-436.
[9] - Le Temps devant soi -A nos amours, Lherminier, p. 8.
[10] - Gradus p. 398, reprise :
lexèmes différents employés dans un même contexte, ex : un ruisseau sans
talus, un enfant sans amis.
[11] - Gradus, p. 266. isolexisme :
retour dans des conditions différentes d’un lexème déjà énoncé. La fin du
film de Marie-Claude Treilhou, par exemple
[12] - Cité par Alain Philippon dans son Jean
Eustache, p. 112.
[13] - Initiation à la sémiologie du récit en
images, « Le Retour aux mêmes points de vue », p. 45.
[14] - Les deux Rosière de Pessac (pour
Pialat, il s’agirait de cérémonies privées), Jean Eustache ,p. 71.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire