« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

L'Emblème cinématographique. 18.

 



3)La double valeur de la citation :

 

La citation a une valeur autonymique dans le cas où elle n’est pas interprétée, utilisée, mais seulement mentionnée, en grande partie indépendamment de son contenu [1] ; citations et discours rapportés, dans la mesure où il en est fait « mention » et non « usage », deviennent des segments autonymiques[2]. Dans un article déjà cité, Jakobson signalait le lien entre la citation et le mode autonyme du discours : « Ce genre d’hypostase – comme le pointe Bloomfield – « est étroitement lié à la citation, à la répétition du discours » et joue un rôle vital dans l’acquisition du langage. »


Le message et le code, ajoute-t-il : « fonctionnent d’une manière dédoublée : l’un et l’autre peuvent toujours être traités soit comme objets d’emploi, soit comme objets de référence ». Si, dans le cas de l’autonymie, il y a renvoi du message au code, dans le cas du « discours cité », il y a « message à l’intérieur du message, et en même temps c’est aussi un énoncé sur un énoncé, un message à propos d’un message ».[3]

 Si les deux fonctions se superposent (l’emploi, la référence, l’usage, la mention), un troisième type de syllepse apparaît : la syllepse syntaxique (différente à la fois de la syllepse de sens et de la syllepse grammaticale), figure dont Bernard Dupriez évoque l’existence problématique, que nous essayons d’étayer : « Il existe peut-être une syllepse syntaxique. Elle consiste à donner à un syntagme simultanément deux fonctions par rapport au nœud verbal » ; il donne l’exemple d’un titre : « Le poète estrien entend pleurer en lui « les grands espaces blancs ». [4] Le titre est mentionné et, en même temps, il en est fait usage, par intégration grammaticale à la phrase.

Si nous essayons de traduire le problème en utilisant les termes de Gérard Genette dans ses Palimpsestes, nous obtiendrons un croisement entre l’intertextualité (« Une relation de co-présence entre deux ou plusieurs textes… sous la forme la plus explicite et la plus littérale, c’est la pratique traditionnelle de la citation »[5] ) et la métatextualité (« La relation, on dit plus couramment de « commentaire », qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer », « c’est, par excellence, la relation critique ». [6]

Genette, brièvement, établit un lien entre ces deux catégories ; vers la fin de son livre, à propos des traces de la genèse des textes, à partir de l’exemple d’Henry James, il signale en note : « L’avant-texte fonctionne aussi comme un paratexte[7] dont la valeur… de commentaire et donc de métatexte, par rapport au texte définitif est aussi évidente qu’embarrassante. » Il conclut : « La genèse d’un texte est affaire d’auto-hypertextualité. »[8]

Si, toujours en suivant Genette, nous élargissons ces termes de poétique au cinématographe, nous pouvons définir une superposition partielle de la relation hyperesthétique (d’un texte à un film, d’un film à un autre film,  par la citation textuelle ou filmique, et même l’auto-citation, explicite ou implicite) et de la relation métaesthétique (valeur exemplaire, « canonique » de la citation-critère, valeur autonymique-critique de la reprise).


a-     Un cas de « syllepse intertextuelle »


Une réplique de Police renvoie, implicitement, à une réplique d’A nos amours : Mangin-Depardieu dit à Lydie-Sandrine Bonnaire : « T’as que dix-huit ans  et tu crois pas à l’amour » ; Robert-Dominique Besnehard  disait à Suzanne-Sandrine Bonnaire : « T’as que seize ans et tu ne crois pas à l’amour », ce qui était la transposition d’une phrase d’On ne badine pas avec l’amour – la référence ponctuelle d’un film à un autre – l’actrice étant l’élément commun – est une marque « hyperesthétique » , selon le mot de Gérard Genette. L’effet de syllepse se maintient, mais d’une façon beaucoup plus allusive (Il suppose un savoir complémentaire du spectateur) : telle phrase renvoie à la fois à la situation du film 2 et à une situation du film 1 ; le renvoi décolle la réplique de sa valeur « réaliste » pour lui ajouter une valeur « interfilmique ». Michel Riffaterre a intitulé l’un de ses articles La Syllepse intertextuelle[9]. Pour lui, toutefois, le texte 2 ne peut être compris sans la connaissance du texte 1 ; pour Genette, « le recours à l’hypotexte – (ici la phrase d’A nos amours) – n’est jamais indispensable à la simple intelligence de l’hypertexte » - (ici la phrase de Police) » (Palimpsestes, p. 450).

La pièce de Musset s’inscrit explicitement dans A nos amours ; elle s’y inscrit par transformation de texte et adaptation au nouveau personnage (les 18 ans de Camille deviennent les 16 ans de Suzanne) ; elle s’inscrit implicitement, mais en retrouvant le texte initial – les 18 ans – dans Police ; établissant une relation latérale d’un film à l’autre qui croise la relation transitive de l’effet de réel.


b. Implicitation et explicitation :


On appelle « sens accomodatice » ou « sens adapté »[10], le sens nouveau que la citation reçoit d’un contexte nouveau. Mais, dans le cas où la citation est explicite, cette accomodation reste partielle : une résistance à l’intégration, à la motivation, demeure – aussi ténue soit-elle – comme trace d’autonymie et trace de commentaire. Contrairement à a citation implicite de Police, une citation explicite de Van Gogh éclaire partiellement la conduite du père d’A nos amours : « Quand Van Gogh est mort, il a, paraît-il prononcé cette phrase… il a dit : « la tristesse durera toujours…ça me frappait beaucoup cette phrase parce que je me disais… Mais en fait je pensais comme tout le monde, je croyais que c’était triste d’être un type comme Van Gogh, alors je crois qu’il a voulu dire que c’est les autres qui sont tristes, vous pensez quoi ? ».

La phrase de Van Gogh est donnée d’abord comme référence (guillemets à l’écrit, intonation à l’oral) puis comme appropriation par le personnage ; elle est suivie d’un commentaire adapté au film : la tristesse, c’est celle des autres. Il est évident que la valeur de la citation n’est pas seulement psychologique ; elle est aussi esthétique ; c’est la réponse du réalisateur au pessimisme radical qui lui a parfois été reproché.

La forme insidieuse du pessimisme revient en force à la fin de Police, concentrée dans la phrase de Jacques Chardonne : « Le fond de tout est horrible », citée par Mangin qui remplace d’abord « horrible » par « pourri », ce qui renvoie à l’évolution du personnage lui-même.


C – On badine avec « On ne badine pas… » : A nos amours.


La pièce de Musset informe le film ; le film vient d’une pièce de théâtre : deux brefs extraits sont utilisés, un extrait de la scène 5 de l’acte II et un extrait de la scène 8 de l’acte III (dernière scène de la pièce).

Leur présence dans le film est motivée par la préparation de la fête du 14 juillet à la colonie de vacances : le texte de Musset est légèrement actualisé (syntaxe, vocabulaire) ; le texte est laïcisé (sans toutefois faire disparaître la référence à Dieu, liée au thème du père). Les extraits sont repris dans des circonstances différentes : lecture, répétition, représentation ; le film entier est mis en abîme dans ce début par la syllepse métonymique. Le moniteur de la colonie qui fait travailler Suzanne, dont il commente le jeu, est la première figure du metteur en scène, avant celle du père-réalisateur. Le plan de la baignade où le personnage de Pialat prend le relais du personnage de Musset se termine par une interpellation qui s’étend au spectateur : « Vous y croyez, vous, à l’amour ? ». Remarquons enfin l’effet de rime entre les titres.

Le film est une transposition (« transformation sérieuse », d’après Genette) de la pièce, selon une pratique hyperesthétique de la transmodalisation intermodale (du théâtre au cinéma) ; les extraits prélevés (par « excision ») sont greffés à un nouveau contexte qui laisse librement jouer sens d’origine et sens accomodice.

C’est d’abord en tant que combinatoire que la pièce influence le film. L’organisation générale de la pièce est fondée sur les rapports du couple et du trio ; la tension culmine dans les relations entre Perdican et Camille : l’intrusion d’un tiers -Rosette – suscitée par la déception et le dépit de Perdican devant la froideur de Camille ( dont Rosette est la sœur de lait et le double affectueux) permet la constitution précaire du couple et sa séparation définitive. 

            Le film accomplit une double « re-motivation » : le renforcement du personnage du père avec sa dimension monothéiste[11], et surtout le comblement de la case vide (le X: le gardeur de dindons fictif auquel Camille aurait écrit) par saturation, élément essentiel de l’actualisation de la pièce. Par rapport au père divinisé, le drame de Suzanne est celui de l’inaccomplissement du transfert ; c’est ce qui explique l’instabilité du personnage, nécessaire à la progression du film ; le « manque » psychologique représente le « manque » esthétique : un rapport constant à une impossible plénitude qui le range parmi les œuvres « ouvertes ». La sublimation religieuse de Camille, le libertinage de Suzanne : les temps ont changé. Rosette mourait : Anne, détruite, s’enfuit à l’étranger.

            Le film prolonge les thèmes de la pièce : l’abandon (par Dieu, par le père), l’orgueil et son complément : l’intériorisation du mépris de l’autre ( Musset : « Vous devez mépriser les femmes, qui vous prennent tels que vous êtes et qui chassent leur dernier amant pour vous attirer dans leurs bras, avec les baisers d’un autre sur les lèvres » ; Pialat : « Il me dit : maintenant que tu t’es bien fait baiser, salope, je vais pouvoir te baiser à mon tour ! »[12] ), la sècheresse de cœur, l’impossibilité d’aimer.

            Gérard Genette distingue deux types de fonctions du « régime sérieux » (la transposition) :

-         « L’un est d’ordre pratique ou si l’on veut socio-culturel… elle est très forte dans les diverses formes de transmodalisation comme l’adaptation théâtrale ou cinématographique… Elle répond à une demande sociale et s’efforce légitimement de tirer de ce servie un profit – d’où souvent son aspect commercial…

-         L’autre fonction du régime sérieux est plus noblement esthétique ; c’est sa fonction proprement créative par quoi un écrivain prend appui sur une ou plusieurs œuvres antérieures pour élaborer celle où s’investira sa pensée ou sa sensibilité d’artiste. »[13]

            Le travail de Pialat sur Musset appartient sans nul doute ç la fonction créatrice.


-Le film de Pialat éclaire la pièce de Musset : la relecture du point de vue du cinéma : 


La transposition conduit complémentairement, rétrospectivement, et non simultanément par la saisie de la confrontation-révélation du texte et du film comme dans le cas de la syllepse par modification du contexte, à une relecture du texte pour en dégager certaines qualités esthétiques qui auraient pu déclencher le processus de re-création. La translation cinématographique d’un texte constituerait une syllepse « in praesentia » (Moïse et Aaron, de Straub, par exemple), la re-création cinématographique d’un texte, une syllepse « in abstentia », qui oblitèrerait une partie de sa genèse (les deux ne s’excluant pas) ; c’est un travail du deuxième type qui a été sur On ne badine pas avec l’amour en mettant à part les citations du début).

 

-         Les lieux de la pièce sont dispersés, les scènes sont reliées par une sorte d’effet de montage ; l’unité de lieu ne subsiste qu’en tant que -- référence globale : le château, le village, les alentours – la scène s’organise en « tableau ». La pièce était destinée à la lecture : « un spectacle dans un fauteuil », selon Musset ; délestée du souci concret de sa mise en scène, la discontinuité spatiale n’est plus problématique.

-         La scène est aussi séquentielle (cela découle de l’arrangement analysé ci-dessus      ) : ce ne sont plus les entrées et les sorties des personnages qui la délimitent : elle est double ou triple.

-         La scène se dédouble aussi dans la simultanéité et non seulement dans la continuité : une sorte de « double scène » devient le ressort de l’action : un personnage caché voit et entend les deux autres (Rosette en mourra).

-         Un système d’équivalence règle l’échelonnement des scènes : reprise des motifs, parallèles ou symétriques ; la contiguïté est souvent différée et indirecte : dans la troisième partie de la scène 1 de l’acte II, Camille demande à Dame Pluche de porter un billet à Perdican ; le rapport de Blazius au Baron, à la scène 4, en est la suite décalée.

Dissémination des lieux, multiplication des points de vue, succession elliptique de scènes fondée sur l’analogie et la variation combinatoire des rapports dans un ensemble ouvert, sont les lignes de force esthétiques de la pièce de Musset – le film dont ce sont aussi les caractéristiques, en informe l’analyse.

De même, Sous le soleil de Satan, de Bernanos, en sachant que Pialat en a tiré un film, fait « sauter aux yeux » la structure ternaire du livre (le triptyque), la composition par blocs (chapitres séquentiels) et le caractère particulier des dialogues dont l’efficacité romanesque ne tient pas à la charge informative ou diégétique, mais à une sorte de complexité poétique et musicale qui rejoint le cinéma, parce qu’elle est porteuse d’un multitude de notations simultanées appelant une décantation ultérieure.



[1]  - cf. Gradus, Citation, remarque 4, p. 116.

[2]  - « L’énoncé à deux niveaux contient un discours rapporté formé de mots dont on fait mention et non usage… Les mots dont il n’est fait que mention sont appelés par les logiciens « autonymes ». Le mot autonyme se désigne lui-même pour lui-même ». J. Rey-Debove, Autonymie et métalangue, Cahiers de lexicologie, n°11, p. 20.

[3]  - Roman Jakobson, Eléments de linguistique générale, Tome I, chapitre 9 : Les Embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe, p. 178 (pour la première citation), p. 176,(pour la seconde).

[4]  -  Gradus, Syllepse grammaticale, remarque 3, p. 436.

[5]  - p.8.

[6]  - p. 10.

[7]  - « Signaux accessoires (titre, préface)  divers » constituant « l’entourage » du texte.

[8]  - p. 447.

[9]  - Poétique, n° 40, novembre 1979.

[10]  - Gradus, p . 414.

[11]  - « cette famille d’A nos amours m’a aidé à comprendre ce qu’était le mono théisme. Il y a identité de l’intouchable, puisque le père disparaît, et de Dieu. » Maurice Pialat, Autrement, n°61, p. 75.

[12]  - Suzanne raconte un rêve ; c’est Luc qui lui parle ainsi. De ce point de vue, La Puritaine, de Jacques Doillon, jouée aussi par Sandrine Bonnaire, est une variante du personnage de Suzanne.

[13]  - Palimpsestes, pp. 447-448.


Suite et fin

Début

La Splendeur des Amberson

Spectres Brûlants

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