3)La
double valeur de la citation :
La citation a une valeur autonymique
dans le cas où elle n’est pas interprétée, utilisée, mais seulement mentionnée,
en grande partie indépendamment de son contenu [1] ;
citations et discours rapportés, dans la mesure où il en est fait « mention »
et non « usage », deviennent des segments autonymiques[2].
Dans un article déjà cité, Jakobson signalait le lien entre la citation et le
mode autonyme du discours : « Ce genre d’hypostase – comme le
pointe Bloomfield – « est étroitement lié à la citation, à la répétition
du discours » et joue un rôle vital dans l’acquisition du langage. »
Le message et le code,
ajoute-t-il : « fonctionnent d’une manière dédoublée : l’un
et l’autre peuvent toujours être traités soit comme objets d’emploi, soit comme
objets de référence ». Si, dans le cas de l’autonymie, il y a renvoi
du message au code, dans le cas du « discours cité », il y a « message
à l’intérieur du message, et en même temps c’est aussi un énoncé sur un énoncé,
un message à propos d’un message ».[3]
Si les deux fonctions se superposent
(l’emploi, la référence, l’usage, la mention), un troisième type de syllepse
apparaît : la syllepse syntaxique (différente à la fois de la
syllepse de sens et de la syllepse grammaticale), figure dont Bernard Dupriez
évoque l’existence problématique, que nous essayons d’étayer : « Il
existe peut-être une syllepse syntaxique. Elle consiste à donner à un syntagme
simultanément deux fonctions par rapport au nœud verbal » ; il
donne l’exemple d’un titre : « Le poète estrien entend pleurer en
lui « les grands espaces blancs ». [4]
Le titre est mentionné et, en même temps, il en est fait usage,
par intégration grammaticale à la phrase.
Si nous essayons de traduire le
problème en utilisant les termes de Gérard Genette dans ses Palimpsestes, nous
obtiendrons un croisement entre l’intertextualité (« Une
relation de co-présence entre deux ou plusieurs textes… sous la forme la plus
explicite et la plus littérale, c’est la pratique traditionnelle de la
citation »[5]
) et la métatextualité (« La relation, on dit plus couramment de
« commentaire », qui unit un texte à un autre texte dont il parle,
sans nécessairement le citer », « c’est, par excellence, la relation
critique ». [6]
Genette, brièvement, établit un lien
entre ces deux catégories ; vers la fin de son livre, à propos des traces
de la genèse des textes, à partir de l’exemple d’Henry James, il signale en note :
« L’avant-texte fonctionne aussi comme un paratexte[7] dont
la valeur… de commentaire et donc de métatexte, par rapport au texte définitif
est aussi évidente qu’embarrassante. » Il conclut : « La
genèse d’un texte est affaire d’auto-hypertextualité. »[8]
Si, toujours en suivant Genette, nous
élargissons ces termes de poétique au cinématographe, nous pouvons définir une
superposition partielle de la relation hyperesthétique (d’un texte à un
film, d’un film à un autre film, par la
citation textuelle ou filmique, et même l’auto-citation, explicite ou implicite)
et de la relation métaesthétique (valeur exemplaire,
« canonique » de la citation-critère, valeur autonymique-critique de
la reprise).
a-
Un cas de « syllepse intertextuelle »
Une réplique de Police renvoie,
implicitement, à une réplique d’A nos amours : Mangin-Depardieu dit
à Lydie-Sandrine Bonnaire : « T’as que dix-huit ans et tu crois pas à l’amour » ;
Robert-Dominique Besnehard disait à
Suzanne-Sandrine Bonnaire : « T’as que seize ans et tu ne crois pas
à l’amour », ce qui était la transposition d’une phrase d’On ne
badine pas avec l’amour – la référence ponctuelle d’un film à un autre –
l’actrice étant l’élément commun – est une marque « hyperesthétique »
, selon le mot de Gérard Genette. L’effet de syllepse se maintient, mais
d’une façon beaucoup plus allusive (Il suppose un savoir complémentaire du
spectateur) : telle phrase renvoie à la fois à la situation du film 2 et à
une situation du film 1 ; le renvoi décolle la réplique de sa valeur
« réaliste » pour lui ajouter une valeur « interfilmique ».
Michel Riffaterre a intitulé l’un de ses articles La Syllepse intertextuelle[9].
Pour lui, toutefois, le texte 2 ne peut être compris sans la connaissance du
texte 1 ; pour Genette, « le recours à l’hypotexte – (ici la
phrase d’A nos amours) – n’est jamais indispensable à la simple
intelligence de l’hypertexte » - (ici la phrase de Police) »
(Palimpsestes, p. 450).
La pièce de Musset s’inscrit
explicitement dans A nos amours ; elle s’y inscrit par transformation
de texte et adaptation au nouveau personnage (les 18 ans de Camille deviennent
les 16 ans de Suzanne) ; elle s’inscrit implicitement, mais en retrouvant
le texte initial – les 18 ans – dans Police ; établissant une
relation latérale d’un film à l’autre qui croise la relation transitive de
l’effet de réel.
b. Implicitation et
explicitation :
On appelle « sens
accomodatice » ou « sens adapté »[10],
le sens nouveau que la citation reçoit d’un contexte nouveau. Mais, dans le cas
où la citation est explicite, cette accomodation reste partielle : une
résistance à l’intégration, à la motivation, demeure – aussi ténue soit-elle –
comme trace d’autonymie et trace de commentaire. Contrairement à a citation
implicite de Police, une citation explicite de Van Gogh éclaire
partiellement la conduite du père d’A nos amours : « Quand
Van Gogh est mort, il a, paraît-il prononcé cette phrase… il a dit :
« la tristesse durera toujours…ça me frappait beaucoup cette phrase parce
que je me disais… Mais en fait je pensais comme tout le monde, je croyais que
c’était triste d’être un type comme Van Gogh, alors je crois qu’il a voulu dire
que c’est les autres qui sont tristes, vous pensez quoi ? ».
La phrase de Van Gogh est donnée
d’abord comme référence (guillemets à l’écrit, intonation à l’oral) puis comme
appropriation par le personnage ; elle est suivie d’un commentaire adapté
au film : la tristesse, c’est celle des autres. Il est évident que la
valeur de la citation n’est pas seulement psychologique ; elle est aussi
esthétique ; c’est la réponse du réalisateur au pessimisme radical qui lui
a parfois été reproché.
La forme insidieuse du pessimisme
revient en force à la fin de Police, concentrée dans la phrase de
Jacques Chardonne : « Le fond de tout est horrible »,
citée par Mangin qui remplace d’abord « horrible » par « pourri »,
ce qui renvoie à l’évolution du personnage lui-même.
C – On
badine avec « On ne badine pas… » : A nos amours.
La pièce de Musset informe le
film ; le film vient d’une pièce de théâtre : deux brefs extraits sont
utilisés, un extrait de la scène 5 de l’acte II et un extrait de la scène 8 de
l’acte III (dernière scène de la pièce).
Leur présence dans le film est
motivée par la préparation de la fête du 14 juillet à la colonie de
vacances : le texte de Musset est légèrement actualisé (syntaxe,
vocabulaire) ; le texte est laïcisé (sans toutefois faire disparaître la
référence à Dieu, liée au thème du père). Les extraits sont repris dans des
circonstances différentes : lecture, répétition, représentation ; le
film entier est mis en abîme dans ce début par la syllepse métonymique. Le
moniteur de la colonie qui fait travailler Suzanne, dont il commente le jeu,
est la première figure du metteur en scène, avant celle du père-réalisateur. Le
plan de la baignade où le personnage de Pialat prend le relais du personnage de
Musset se termine par une interpellation qui s’étend au spectateur : « Vous
y croyez, vous, à l’amour ? ». Remarquons enfin l’effet de rime
entre les titres.
Le film est une transposition (« transformation
sérieuse », d’après Genette) de la pièce, selon une pratique
hyperesthétique de la transmodalisation intermodale (du théâtre au
cinéma) ; les extraits prélevés (par « excision ») sont greffés
à un nouveau contexte qui laisse librement jouer sens d’origine et sens
accomodice.
C’est d’abord en tant que combinatoire que la pièce influence le film. L’organisation générale de la pièce est fondée sur les rapports du couple et du trio ; la tension culmine dans les relations entre Perdican et Camille : l’intrusion d’un tiers -Rosette – suscitée par la déception et le dépit de Perdican devant la froideur de Camille ( dont Rosette est la sœur de lait et le double affectueux) permet la constitution précaire du couple et sa séparation définitive.
Le film
accomplit une double « re-motivation » : le renforcement du personnage
du père avec sa dimension monothéiste[11],
et surtout le comblement de la case vide (le X: le gardeur de dindons fictif auquel Camille aurait écrit) par saturation, élément
essentiel de l’actualisation de la pièce. Par rapport au père divinisé,
le drame de Suzanne est celui de l’inaccomplissement du transfert ; c’est
ce qui explique l’instabilité du personnage, nécessaire à la progression du
film ; le « manque » psychologique représente le
« manque » esthétique : un rapport
constant à une impossible plénitude qui le range parmi les œuvres
« ouvertes ». La sublimation religieuse de Camille, le libertinage de
Suzanne : les temps ont changé. Rosette mourait : Anne, détruite,
s’enfuit à l’étranger.
Le film
prolonge les thèmes de la pièce : l’abandon (par Dieu, par le père),
l’orgueil et son complément : l’intériorisation du mépris de l’autre (
Musset : « Vous devez mépriser les femmes, qui vous prennent tels
que vous êtes et qui chassent leur dernier amant pour vous attirer dans leurs
bras, avec les baisers d’un autre sur les lèvres » ;
Pialat : « Il me dit : maintenant que tu t’es bien fait
baiser, salope, je vais pouvoir te baiser à mon tour ! »[12] ), la sècheresse de cœur, l’impossibilité
d’aimer.
Gérard
Genette distingue deux types de fonctions du « régime sérieux » (la
transposition) :
-
« L’un est d’ordre pratique ou si l’on veut socio-culturel… elle est
très forte dans les diverses formes de transmodalisation comme l’adaptation
théâtrale ou cinématographique… Elle répond à une demande sociale et s’efforce
légitimement de tirer de ce servie un profit – d’où souvent son aspect
commercial…
-
L’autre fonction du régime sérieux est plus noblement esthétique ;
c’est sa fonction proprement créative par quoi un écrivain prend appui sur une
ou plusieurs œuvres antérieures pour élaborer celle où s’investira sa pensée ou
sa sensibilité d’artiste. »[13]
Le travail
de Pialat sur Musset appartient sans nul doute ç la fonction créatrice.
-Le film de Pialat éclaire la pièce
de Musset : la relecture du point de vue du cinéma :
La transposition conduit
complémentairement, rétrospectivement, et non simultanément par la saisie de la
confrontation-révélation du texte et du film comme dans le cas de la syllepse
par modification du contexte, à une relecture du texte pour en dégager certaines
qualités esthétiques qui auraient pu déclencher le processus de re-création. La
translation cinématographique d’un texte constituerait une syllepse
« in praesentia » (Moïse et Aaron, de Straub, par exemple), la
re-création cinématographique d’un texte, une syllepse « in
abstentia », qui oblitèrerait une partie de sa genèse (les deux ne
s’excluant pas) ; c’est un travail du deuxième type qui a été sur On ne
badine pas avec l’amour en mettant à part les citations du début).
-
Les
lieux de la pièce sont dispersés, les scènes sont reliées par une sorte d’effet
de montage ; l’unité de lieu ne subsiste qu’en tant que -- référence
globale : le château, le village, les alentours – la scène s’organise en
« tableau ». La pièce était destinée à la lecture : « un
spectacle dans un fauteuil », selon Musset ; délestée du souci
concret de sa mise en scène, la discontinuité spatiale n’est plus
problématique.
-
La
scène est aussi séquentielle (cela découle de l’arrangement analysé ci-dessus ) : ce ne sont plus les entrées et
les sorties des personnages qui la délimitent : elle est double ou triple.
-
La
scène se dédouble aussi dans la simultanéité et non seulement dans la
continuité : une sorte de « double scène » devient le ressort de
l’action : un personnage caché voit et entend les deux autres (Rosette en
mourra).
-
Un
système d’équivalence règle l’échelonnement des scènes : reprise des
motifs, parallèles ou symétriques ; la contiguïté est souvent différée et
indirecte : dans la troisième partie de la scène 1 de l’acte II, Camille
demande à Dame Pluche de porter un billet à Perdican ; le rapport de
Blazius au Baron, à la scène 4, en est la suite décalée.
Dissémination des lieux,
multiplication des points de vue, succession elliptique de scènes fondée sur
l’analogie et la variation combinatoire des rapports dans un ensemble ouvert,
sont les lignes de force esthétiques de la pièce de Musset – le film dont ce
sont aussi les caractéristiques, en informe l’analyse.
De même, Sous le soleil de Satan,
de Bernanos, en sachant que Pialat en a tiré un film, fait « sauter aux
yeux » la structure ternaire du livre (le triptyque), la composition par
blocs (chapitres séquentiels) et le caractère particulier des dialogues dont
l’efficacité romanesque ne tient pas à la charge informative ou diégétique,
mais à une sorte de complexité poétique et musicale qui rejoint le cinéma,
parce qu’elle est porteuse d’un multitude de notations simultanées appelant une
décantation ultérieure.
[1] - cf. Gradus, Citation, remarque
4, p. 116.
[2] - « L’énoncé à deux niveaux contient
un discours rapporté formé de mots dont on fait mention et non usage… Les mots
dont il n’est fait que mention sont appelés par les logiciens
« autonymes ». Le mot autonyme se désigne lui-même pour lui-même ».
J. Rey-Debove, Autonymie et métalangue, Cahiers de lexicologie,
n°11, p. 20.
[3] - Roman Jakobson, Eléments de linguistique
générale, Tome I, chapitre 9 : Les Embrayeurs, les catégories verbales et
le verbe russe, p. 178 (pour la première citation), p. 176,(pour la
seconde).
[4] - Gradus,
Syllepse grammaticale, remarque 3, p. 436.
[5] - p.8.
[6] - p. 10.
[7] - « Signaux accessoires (titre,
préface) divers » constituant « l’entourage »
du texte.
[8] - p. 447.
[9] - Poétique, n° 40, novembre 1979.
[10] - Gradus, p . 414.
[11] - « cette famille d’A nos amours m’a
aidé à comprendre ce qu’était le mono théisme. Il y a identité de
l’intouchable, puisque le père disparaît, et de Dieu. » Maurice
Pialat, Autrement, n°61, p. 75.
[12] - Suzanne raconte un rêve ; c’est Luc
qui lui parle ainsi. De ce point de vue, La Puritaine, de Jacques
Doillon, jouée aussi par Sandrine Bonnaire, est une variante du personnage de
Suzanne.
[13] - Palimpsestes, pp. 447-448.
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