« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

La Famille Tenenbaum. 5.



La Splendeur des Tenenbaum. 5.

  
 

                   IV
        CONDENSATION

 

Un univers filmique réversible, sériel et expansif produit des effets de  condensation : on renoue, mais pour s’approcher du centre caché : « family plot »…

Par « condensation » il faut entendre, ici, à la fois un emboîtement des espaces (au sens d’inclusion d’un espace dans un autre et d’un enfermement des personnages) et une simultanéité des temps.

1)    Les cagibis : la penderie de Margot, dans lequel, entre ses robes, surgit Eli dénudé, le placard de l’entassement des boîtes de jeux où la tête de sanglier (avatar de l’image du père) a été mise au rebut : lieu secret des règlements de comptes et des confidences, mais aussi lieu d’une synthèse temporelle, d’un dépôt des âges.

2)    La tente de camping de Richie, installée dans sa chambre et qui brouille l’affectation de chacun des enfants à un étage déterminé puisqu’elle les réunit presque clandestinement (d’abord les deux frères, puis le frère et la sœur) ; elle devient un lieu de coprésence et de synthèse temporelle parce qu’elle est aussi un dépôt d’objets, en particulier les disques de l’enfance et le duvet emporté lors de la fugue enfantine au muséum. Richie le survivant, qui s’est « libéré » de l’hôpital après sa tentative de suicide  y retrouve Margot…

La tente de camping devient le lieu de l’aveu, de la révélation de ce que l’on a toujours su, de la tentation de l’inceste qui a toujours été là, entre le-frère-et-la-sœur-qui-ne-sont-pas-frère-et-sœur. L’histoire d’amour entre Margot et Eli, à la fois un voisin et un « Tenenbaum »  a été un inceste par délégation, et l’aveu de Richie permet peut-être de résoudre l’énigme contenue dans la phrase d’Eli: « … maintenant ça a un autre sens ».

Les détours du labyrinthe, que le profane ne peut franchir,  abritent, on le sait, une monstruosité. Il n’est donc pas étonnant que la pièce centrale du labyrinthe des séries  soit le lieu de l’amour secret, la tente des enfants-adultes, des enfants qui échangent enfin de longs baisers d’adultes … Espace réduit, régressif, transgressif et finalement déserté : « Il faudra rester amoureux en secret et s’en tenir à ça », dit Margot à Richie, en sortant.

C’est comme si cet espace restreint et cumulatif devenait la structure matérielle de la vie psychique – illusoire  – des personnages, comme si le réalisateur essayait de figurer, autrement que par la succession des plans et des séquences, le fait que, psychiquement, tout se conserve, que tout est là, inaccessible, parfois.

3)    Si l’on considère l’ensemble des films de Wes Anderson, on peut dire que sa recherche la plus originale vise l’ubiquité du temps : parmi les moments et les périodes qui datent le film (ici, par exemple : 22 ans plus tard…) se constitue un temps interne au film, qui n’est plus tributaire de sa durée ou de celle de sa fiction, ni de l’âge donné aux personnages : c’est un télescopages des âges et des moments, pour le personnage lui-même mais aussi dans son rapport aux autres ; c’est un développement inégal et combiné des âges et des moments : adulte-enfant, enfant-adulte, ni tout à fait adulte ni tout à fait enfant ; deux garçons se rasent alors qu’il n’ont pas de barbe ; dans Moonrise Kingdom (2012), un garçon pré-pubère fume la pipe et épouse une adolescente à peine plus âgée que lui ; dans Rushmore (1998), la relation qu’un adolescent envisage  avec l’une de ses professeurs change sans arrêt de statut :   amie, petite amie, mère, épouse…  et il joue tout à tour l’élève, l’ami,  l’amant, le fils, le mari, selon un spectre ludique mais potentiellement dangereux de virtualités entremêlées …

Ce traitement du temps relève d’une indétermination flottante, d’une condensation paradoxale des temporalités, résultat d’un pullulement de processus élémentaires réversibles, sériels, en expansion, parfois.

suite et fin

début

brèves d'écran

la désaffection

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