« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur" épisode 5

IV


L'enfant monte les marches encore trop hautes pour lui et ressent l'effort que ses jambes doivent faire pour accéder au degré supérieur de cet escalier extérieur bâti de blocs de schiste irréguliers; il s'aide de la main gauche qui prend appui sur le mur rugueux. Le mur est chaud. Quelqu'un l'a précédé dans cette montée et sort précipitamment de la maison alertant les voisins car un malheur est arrivé. Mais l'adulte est perplexe: peut-être invente-t-il ce trajet d'un tiers pour rendre la scène cohérente? Ses sensations, par contre, semblent sûres; pourtant, cette impression de chaleur lorsque la main a touché le mur n'est-elle pas décalée dans le temps? L'événement s'est produit en avril et, même par beau temps (ce que confirme la promenade à bicyclette du début de l'après-midi), le soleil, à ce moment de l'année est-il déjà aussi intense? N'était-ce qu'un peu de tiédeur que les doigts ont rencontrée, contrastant avec la fraîcheur printanière de l'air? Quant à l'effort des jambes, cet écart un peu distendu, ce n'est sans doute pas la seule fois qu'il s'est exercé… n'y avait-il pas, d'ailleurs, une fierté enfantine légitime à monter régulièrement l'escalier tout seul? Quoi qu'il en soit son ascension a dû être longue ( la scène a-t-elle commencé alors qu'il s'avançait encore, seul, dans la ruelle, bien avant l'escalier?) car, lorsqu'il entre dans la maison des gens sont déjà là, déposant un corps inerte sur le lit; pourtant une image fragile mais que personne n'a pu lui suggérer montre le corps couché par terre près de l'évier (est-il à ce moment-là seul avec lui?) avant l'intervention de celles qui, à sa question angoissée, répondent, penchées au-dessus du lit, dans un dernier effort pour installer le corps de l'homme à l'agonie:

"Ce n'est rien! Ce n'est rien!".

Des incohérences temporelles (des temps différents?), d'involontaires ellipses, irréductibles, demeurent et ruinent toute velléité de reconstitution; d'autant plus que celle qui a sans cesse raconté l'histoire, qui s'est instaurée par désespoir l'unique légataire d'un mélodramatique récit, n'était pas là au moment des faits.
Après avoir gravi les trois marches qui donnent accès au rez-de-chaussée de la maison et une fois la porte franchie, on parcourt l'étroit couloir au bout duquel il faut ouvrir une deuxième porte pour entrer dans le hall ou jardin d'hiver qu'il faut traverser de gauche à droite afin d'emprunter l'escalier à deux corps, composé de deux volées de marches inégales en nombre et que protège un bâti de ciment peint en rouge brique bifurquant vers la droite et collé au mur, qui mène au premier étage, escalier en haut duquel on se trouve de nouveau, en tournant vers la droite, dans un étroit couloir qui dessert les deux premières chambres et que l'on doit parcourir de façon à ce que, une fois poussées la porte de bois plein puis, sur la droite, la porte vitrée, on traverse le bureau de gauche à droite, et après avoir ouvert une cinquième porte vitrée - les vitres, comme celles de la porte précédente sont dépolies et de style 1930- on débouche dans la chambre alors qu'un dernier parcours courbe de gauche à droite permet de s'immobiliser et, par exemple, de s'asseoir sur le lit ou de se coucher, selon l'état de fatigue de celui qui, s'en sans rendre compte vraiment, a tracé dans cet espace familier une spirale ascensionnelle et régressive, comme un vertigineux repli privé. L'impression demeure d'avoir, pendant ce trajet hélicoïdal, et comme si on s'était avancé dans une eau particulièrement calme, plissé en images l'espace compact et suscité d'amples ondulations nettes entraînant dans leurs remous de vaste jupe mouvante, une perturbation de la vision rapportant à un pur effet de surface mobile tout relief et toute profondeur.

"Mais nous, maintenant, nous lisons cet escargot… »,

et, deux pages avant:

"…Des spirales, lesquelles sont décrites dans un plan comme engendrées par un point qui est animé d'un mouvement uniforme le long d'une droite, cependant que la droite elle-même tourne autour d'un point…".

C'est dans

« Le Sourire du marin inconnu »

de Vincenzo Consolo. Il vante dans un article les lieux du poète Lucio Piccolo, auteur de deux recueils –

"Cache-cache" (Gioco a nascondere) et
"Chants baroques" (Canti barocchi)

et d'un opuscule de neuf poèmes

("Plumelia")

qui, semble-t-il, n'ont jamais été traduits en français: Capo d'Orlando (et la petite pension dans laquelle son cousin Lampedusa s'était réfugié avec sa mère, pendant la guerre) et, sur les hauteurs dominant le petit port au rocher tombé là, rond comme un crâne, la villa familiale, blanche au milieu des champs de fleurs et d'orangers (et la chambre dans laquelle Lampedusa aurait écrit quelques chapitres de son roman, face à l'île de Salina, visible, au large, par temps clair) à laquelle on accède par une petite route contournée; la chambre est dans la pénombre et, à travers les persiennes, on voit une palme vibrer dans l'air, prise dans le même contre-jour que les lattes de bois du volet et animant de la faible amplitude de son déplacement répétitif les reflets de lumière projetés sur le mur opposé. L'enfant se souviendra surtout de la visite, sous les eucalyptus du parc, au petit cimetière des chiens; sur une pierre tombale blanche est gravé en lettres capitales enjolivées d'arabesques le nom du préféré:

ROCKY.

Si l'on trace au crayon, sur le plan de la ville, le trajet de la manifestation, on voit apparaître une spirale irrégulière, tremblante et disproportionnée; d'abord, une ample courbe perturbée de brisures multiples, de bifurcations à angles droits ou aigus, comme autant de repentirs dans le tracé, ressauts et redents, saillies et becs, puis une boucle petite et distendue, déformée en ellipse maladroite, déjetée, ensuite une autre courbe hésitante, de moindre envergure et qui, au moment où l'on croit qu'elle va prolonger harmonieusement sa ligne, semble soudain revenir sur elle-même, sans y parvenir, et se termine en un crochet grossi d'un point, sur la place de la préfecture. Sans oublier les arrêts: ceux servant de régulation à la marche afin que le cortège ne s'étire pas trop au risque de se déliter dangereusement et de devenir incontrôlable, celui, prévu, à l'endroit où l'on a retrouvé le corps du jeune homme, au matin, à moitié dérobé aux regards par la voiture sous laquelle, vraisemblablement, il a essayé de se cacher pour échapper à la police qui l'avait déjà atteint d'une balle; la passante qui l'a trouvé a donné l'alerte. Que s'est-il passé? Un vol de voiture, une altercation avec des policiers (banale ronde de nuit ou coup de filet?), un semblant de bousculade, des coups de feu inutiles, une fuite, l'abandon des poursuites et l'agonie solitaire. L'endroit, peu à peu, est couvert de fleurs par des amis, des condisciples, des inconnus; ils sortent tour à tour, spontanément, des mailles serrées du réseau vibrant, semi-circulaire que les manifestants tracent à mi-chaussée et qui s'ouvre vers le trottoir, s'avancent gauchement pour déposer un brin, un bouquet, un semblant de gerbe ou allumer une bougie et, revenant sur leurs pas, disparaissent dans la profondeur de l'attroupement silencieux. Puis, traversant la ville, la marche reprend, selon d'aberrantes embardées, tissant sa toile incorrecte d'araignée socialement folle, précédée des garçons qui assurent la sécurité (qui sont appelés

« les précurseurs » )

et conduite par deux rangs de filles en blanc qui, inlassablement, en boucle, chantent un refrain composé pour la circonstance se terminant par une phrase en arabe. Plus loin, sur une pancarte portée à bout de bras, on peut lire:

« ASSEZ DE BAVUR ».

C'est, sur fond blanc, un simple dessin aux crayons de couleurs inscrit dans un rectangle vertical; au tiers, environ, du bord droit, en partant du bas, monte en courbe légère un trait noir qui pourrait figurer -mais ce n'est qu'une hypothèse- la ficelle d'un cerf-volant rose aux armatures croisées noires et bordé, du moins le long des deux obliques supérieures du losange irrégulier qui lui donne sa forme, d'une dentelure (volant ou liséré) à festons noirs eux aussi, soulignée de bleu pâle. Le losange rose occupe une place centrale, dominant un entrelacs complexe et abstrait, composé de la boucle finale d'un trait du même rose que lui, venu du coin inférieur gauche et s'élevant en oblique jusqu'à mi-hauteur, d'une boucle noire qui semble pendre de l'extrémité du trait rose, d'un losange noir, vers la droite, comme vu de biais, dans la profondeur, et survolant de très haut, en les cachant partiellement et en les découvrant tour à tour (il doit y avoir des turbulences) des parcelles rectangulaires ou arrondies colorées de jaune, de bleu, de rose, de noir, et, de nouveau vers la gauche, au croisement des boucles et des fils, une petite surface en L renversé, garnie de points verts et noirs. Des points, de tailles et de couleurs diverses, encerclés, encerclants ou libres, parsèment d'ailleurs le dessin, comme au hasard. Une troisième boucle renforce le noeud central: tracée au crayon à papier, elle évoque une ellipse courbée en haricot dont la concavité, soudain, se met à zigzaguer, zébrant l'espace de trois pointes rentrantes qu'en penchant la tête ou en faisant mentalement tourner le dessin, on pourrait appréhender comme les deux marches d'un absurde escalier.
La place centrale de la caméra est figurée par un simple petit rond noir, schéma qui ne rend pas compte de la façon dont au cours de cette séquence elle pivote sur son axe selon des panoramiques dont les trajets s'inversent parfois, ni non plus dont elle opère de légères avancées ou de brefs reculs, comme autant d'imperceptibles recadrages dans un champ limité. La trace de cette mobilité double, aux éléments parfois combinés, pourrait être en toute simplicité symbolisée par des flèches courbes indiquant l'espace parcouru par l'objectif de gauche à droite ou de droite à gauche, tantôt à vide, tantôt en suivant le déplacement d'un personnage qui n'excède pas le trajet de la porte à un fauteuil ou même d'un fauteuil à l'autre, et par des pointillés plus hasardeux qui complèteraient ce semblant d'auréole tracé autour du point central et restitueraient les ébauches de travellings; on pourrait même imaginer d'ajouter au cercle trop abstrait de la caméra stylisée, un rectangle allongé figurant l'objectif, information supplémentaire utile pour situer approximativement la portion d'espace filmée. Pour plus de précision, le tracé des flèches devrait toutefois renvoyer à un double code: un trait continu pour les panoramiques visibles sur l'écran et un trait discontinu pour les variations d'angles de vue de la caméra pivotant hors tournage, dont on n'a dans le film que les résultats fixes, évidés du mouvement qui les a instaurés, introduits parfois par des raccords surprenants d'audace. Il faudrait par ailleurs marquer, peut-être par un trait rouge qui viendrait épaissir le trait noir des murs du plan de la pièce construite en studio et vue en plongée, la vaste tapisserie montrant une femme nue assaillie par une troupe de chiens entourant ses jambes et, exactement de l'autre côté, comme un miroir opaque, la porte à quatre battants qui s'ouvrira enfin alors que s'avancera l'éperon noir du piano de concert auquel la cantatrice viendra s'appuyer pendant le chant (doublé) au milieu duquel elle s'effondrera sur le tapis, après qu'à l'emportement du lied auront succédé, dans le silence absolu, deux brefs gémissements. On ne cesse d'admirer la disproportion entre la simplicité du dispositif et l'extraordinaire complexité du résultat et, à l'inverse, de l'écart semble-t-il absolu entre ce noeud très resserré, fermé sur lui-même et comme impossible à défaire représentant le quasi sur-place de la caméra et le déploiement cristallin des postures et des parcours des personnages qui semblent projetés à la périphérie d'un monde lumineux mais clos et circulaire.
Virtuels
La mémoire est insuffisante. Au lieu d'envoyer le nom demandé, elle en délègue un autre. L'erreur a sa logique: celle du jeu du pendu : elle enregistre les initiales (prénom, nom) et complète les pointillés avec d'autres lettres, composant ainsi un autre nom : alors que l'on cherche le nom d'un écrivain célèbre pour avoir théorisé la littérature lazaréenne après la deuxième guerre mondiale, elle envoie celui d'un écrivain toulousain connu pour de brefs romans autobiographiques dont certains événements se déroulent à Bagnères de Bigorre (Hautes-Pyrénées) - la maison s'appelait

"La Sauvagère"-

et aux alentours. José Cabanis vient à la place de Jean Cayrol. De même, alors qu'on cherche le nom de la femme assassinée d'un célèbre metteur en scène, elle lui substitue celui d'une enfant-vedette d' Hollywood. Shirley Temple remplace Sharon Tate. Autre noeud, moins lié à la mémoire qu'au rébus nocturne des rêves: une petite femme-guenon blonde est agrippée au tronc courbe d'un palmier nain, puis, pendant un baiser, une main s'avance vers un sexe qu'elle n'atteindra jamais parce que ce geste, justement, interrompt le rêve. Ici, le prénom écrit en sucre glace sur un pain au lait vu dans la vitrine d'un pâtissier a permis le retour d'un désir ancien, là, dans cette singerie faussement exotique, le prénom commun à deux femmes a permis le glissement de l'une à l'autre. L'enfant fait souvent ce rêve: des fleurs stylisées -de grandes marguerites- se succèdent sur au bord d'une route à la manière de ces toiles peintes déroulées aux fenêtres de faux wagons de chemins de fer pour de faux voyages d'attractions foraines du passé (mais dire cela, n'est-ce pas détruire l'impression alors qu'elle peut être simplement celle d'un enfant porté à l'arrière d'une bicyclette, pendant une promenade printanière et tournant la tête de côté… ? ) mais laissent soudain la place à un énorme noeud d’angoisse, d'un marron indistinct, qui envahit l'écran.
à suivre... la semaine prochaine

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