« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur" épisode 6

V



Ainsi, la même histoire recommence: l'enfant est placé dans une nacelle de bois tressé abandonnée dans le courant d'une rivière… Ici le cours d'eau souterrain le conduit jusqu'au dédale des vastes grottes creusant les fondations de l'Opéra Garnier, et le livre à une colonie de rats, qui l'adopte. Mais, plus tard, il hantera aussi les étages et le toit car le bas et le haut communiquent grâce à un réseau de boyaux naturels, de tunnels bâtis, de galeries ascendantes se raccordant à des escaliers dérobés, et les miroirs cachent des entrées secrètes; on passe de la roche brute à un dallage de plus en plus luxueux pour finir par les tapis rouges des couloirs menant aux baignoires et aux loges tendues de rouge elles aussi… Certains ont émis l'hypothèse qu'au-delà de son aspect composite ce décor figurait un tube digestif: l'ouverture supérieure en serait la bouche de la cantatrice dont on voit soudain la luette et les amygdales d'un rouge velouté, et l'issue inférieure donnerait sur un lac bordé de concrétions minérales brunes aux formes molles. Le fantôme, homme-rat, sorte de capitaine Nemo cannibale dont le mets de prédilection paraît être la langue des jeunes femmes, n'a pas de masque; il est âgé, déjà, mais encore séduisant et la frêle doublure - à la
"voix de rossignol"-
de la cantatrice n'y résistera pas. Contrairement à ce qu'un spectateur anxieux aurait pu imaginer, les rats, quand ils l'ont trouvé, n'ont pas rongé son visage; inutile, donc, de redouter le retour d’une défiguration. Virtuels
Au rez-de-chaussée, la cage d'escalier est fermée par une paroi verticale de bois ciré; la porte de la cave (la cave intérieure et non la cave à charbon, dehors, dans la cour, à la porte de laquelle un matin de novembre fut trouvée la perruche verte…) prise dans le même lambris, se remarque à peine. Elle donne sur la volée de marches qui mène au sous-sol dont l'espace est partagé en deux parcelles protégées par des portes à claire-voie. Impossible de dire ce que l'on voit à travers: retrouvé tardivement et par hasard, ce petit territoire est resté longtemps vierge; on l'aurait figuré par une zone blanche sur une hypothétique carte des lieux de ces années-là. Au premier étage se trouvent les appartements et au deuxième les galetas, appelés greniers; il y fait toujours plus chaud ou plus froid car les toits ne sont pas isolés; dans celui de droite, en haut des marches, se trouve la malle aux déguisements: une robe de gitane à volants jaunes bordés de noir, des tuniques de gymnastes, à l'antique, en tarlatane blanche, une robe de taffetas rose, raide et presque cassant dans ses plis, un costume de velours noir aux parements brodés de jais, et son chapeau à plume, qui était celui du chat botté lors d'un spectacle récréatif de fin d'année… Un jour, sur le palier, un jeune moineau s'est fait décapiter d'un coup de dent; son corps au plumage marron et gris a oscillé un instant, la trachée artère rosée et sanguinolente pointant seule hors de son cou sectionné, avant d'être emporté par le félin tigré, précis et rapide, monté des profondeurs.
Il est de nouveau question d'une marche. Ces quartiers semblent loin du centre; ils occupent sur le plan les carrés D, E, F, G, H, en position 18, 19, 20, 21 ; pourtant, à vol d'oiseau, selon la direction est-ouest, à peine quelques kilomètres les séparent de la vieille ville; de plus, en métro, le trajet ne prend que quelques minutes et cette brièveté rend toujours étonnant, pour le voyageur, le contraste entre les paysages urbains de l'entrée et ceux de la sortie; les nuits d'émeutes, la ligne est interrompue et une station moins fréquentée devient le terminus au-delà duquel, considère-t-on, le passant évalue seul les risques encourus, par exemple se perdre dans les brouillards lacrymogènes déportés par les vents d'ouest. Pour le moment, pas question de raccourcis, au contraire: les populations des secteurs E-19, F-19, E-20, F-20 veulent se montrer et faire entendre leurs doléances; des arrêts multiples seraient même prévus devant les locaux des administrations, des services publics et des collectivités territoriales; c'est le meilleur moyen, pense-t-on, pour que les demandes ne soient pas déformées et que les idées reçues cèdent du terrain. Le réseau des associations se mobilise. Les réunions se tiennent le soir, dans de petits locaux où l'on s'entasse et, souvent, les mêmes se retrouvent ici et là, conspirateurs au vu et au su de tous, dans telle ou telle salle au bas d'un immeuble dont les coursives sont à peine éclairées, après avoir tourné et retourné dans l'écheveau des rues et des cheminements débouchant sur le lac au bord duquel s'est tenu régulièrement, pendant plusieurs années, au début de l'été, un festival de musiques et de chansons méditerranéennes. L'amphithéâtre naturel constitué par la pente assez abrupte d'une colline descendant vers l'eau, face à la scène, était tous les soirs noir de monde. Ailleurs, très loin, les splendeurs du palais de Chandra reposent sur d'obscures fondations creuses abritant les lépreux de la ville. C'est un effondrement du sol qui fera communiquer le haut et le bas selon une connexion imprévue des espaces symboliquement opposés et une confrontation soudaine des extrêmes sociaux.
Le lazaret se trouvait sur la rive gauche de la Garonne, à l'ouest de la ville, près du quartier gitan, San Subra; ces terrains étaient inondables avant la construction des digues; officiellement, ils le sont encore. Des plaques commémoratives rappellent la grande inondation de 1875 et remercient les bienfaiteurs. Depuis, le quartier a bien changé et les anciens abattoirs dessinés par Urbain Vitry, qui prolongeaient l'Hospice St Joseph de La Grave, en suivant le fleuve, à la hauteur de la chaussée du Bazacle, vont devenir un musée d'art contemporain. L'ancien lazaret de Milan est une élégante construction du dix-huitième siècle refermée sur elle-même en un cercle imperceptiblement elliptique bordé d'arcades; on y donne des concerts en plein air, l'été, et l'on y projette des films. Lors du duel final, pour les beaux yeux de la danseuse sacrée, entre le maharadjah et l'ingénieur allemand, alors que les deux hommes épuisés abandonnent l'affrontement dérisoire à l'issue indécise, on remarque une déchirure accidentelle dans la broderie de pierre d'une ouverture ajourée et par ce trou semble passer l'infini…
Virtuels
Il a suffi de creuser sur une dizaine de mètres l'un des côtés de l'isthme rocheux, pour ouvrir un passage qui relie la partie haute du village à sa partie basse. Cette dérivation est restée brute et l'on pourrait croire à une grotte naturelle, surmontée d'un dôme accidenté légèrement surbaissé par rapport aux pointes de l'éperon et où quelques arbres poussent mal, dont on aurait percé le fond. Dans l'arrondi intérieur de sa voûte irrégulière, s'inscrit l'usine hydro-électrique d'un style Renaissance grossièrement transposé, hésitant entre le hangar à tourelles et le château de contes de fées tel qu'il figure dans certaines mauvaises illustrations de livres pour enfants. Le tout fait carte postale, toc. Derrière l'usine, en contrebas, une autre ouverture de moindre envergure pratiquée elle aussi dans la roche et pouvant être hermétiquement fermée par une porte noire de bois et de métal qui tombe verticalement, comme une herse, en glissant dans des rainures scellées dans la pierre, débouche sur la jetée sous laquelle s'engouffrent les eaux du Tarn rendues plus violentes par la retenue et la dénivellation; à certaines heures, elles ressortent bouillonnantes des profondeurs de l'usine - nouvelle dérivation- ce qui fait baisser le niveau dans tout le méandre isolant la presqu' île, et émerger de nombreux rochers couverts d'une pellicule de boue rougeâtre qui sèche lentement au soleil.

AKDAG PANSIYON,

Yeni Liman : le

« G »

d'

AKDAG

porte un croissant dont les pointes sont tournées vers le haut. C'est l'unique pension d'un village de pêcheurs à l'entrée de la rade d'Izmir. Accompagnant la lettre qui confirme l'invitation en Turquie, un dessin simplifie les lieux et relie d'un simple trait le petit port de pêche, en bas, et le hameau aux trois-quarts en ruine, en haut, sur le plateau, où se trouve la maison. On en descend souvent à pied, le soir, sous la lune. On y monte parfois, au plus fort de la chaleur, dans la Cadillac blanche,

"Malibu Classic",

du gros Baribaba qui sue; propriétaire d'un bar où ne vient plus personne, il passe son temps à laver sa voiture et fait le taxi. A la pension, une grande blonde fardée, femme, dit-on, d'un trafiquant d'armes, fume en regardant la mer; quittant à son tour leur maison prétentieuse, l'armurier supposé vient la rejoindre; riches, ils s'ennuient. A quelques centaines de mètres, au sud, la petite anse de gravier est déserte. Dans les ruelles à demi effacées du hameau de Tepeboz, sur la colline, on croise des poules et des chèvres. A quelques kilomètres, à Karaborun, on mange de la pidè à la viande, sous une tonnelle, en buvant des bières; on s'y rend en auto-stop. A la pension, c'est toujours la feta, les tomates, les olives noires et du mauvais poisson. Ce séjour est momentanément interrompu par une excursion en Cappadoce: bains turcs, vendeurs de kilims, vastes paysages et l'on a cru, un jour, traverser l'Eden. A la pension, la vie reprend son cours pour deux semaines encore, et toujours ce va-et-vient à pied ou en Cadillac, entre le port et le village en reconstruction: turcs émigrés en Allemagne, néerlandais, anglais… musiciens et metteurs en scène de théâtre, retapent des maisons. La vue est imprenable.
Le Palazzo Gallenga, siège de l'université, se trouve en bas de la vieille ville, à gauche en descendant, juste après l'arc étrusque. Derrière lui, débouche la via Francesco Innamorati qui mène à la cité universitaire. Pour revenir au centre ville, le plus court chemin est de passer de nouveau sous l'arc étrusque et de monter la rue noire et abrupte qui tourne légèrement, sans bifurquer dans la via Ritorta, boyau obscur aux parois obliques et aux arches fissurées, abrégé de labyrinthe pour des Thésées adolescents. Des années plus tard, l'adulte, en feuilletant une revue, tombe sur la photographie en couleurs d'un jeune homme montant, à Pérouse, la via Appia, abrupte elle aussi

("mosaïque d'escaliers et de maisons modestes au pied des beaux quartiers"),

et croit se reconnaître; il est pourtant impossible que ce soit lui, à moins de supposer des temps parallèles, désynchronisés, de songer à des duplicata de vies séparées qui se reproduiraient selon des combinaisons de données partiellement identiques, d'arrangements de matières presque semblables, prises dans des plans similaires, des constructions voisines, des phrases analogues; mais, même dans ce cas, il s'agirait d'un autre, dont on ne saurait rien. Il semble pourtant être le seul à avoir vu, à travers les persiennes de sa chambre en hauteur, surplombant un quartier désert à l'heure de la sieste, ce couple âgé, clandestin, échanger un rapide baiser; la main de l'homme se pose à plat sur la peau fripée, dénudée par le décolleté en pointe du corsage de la femme; la femme, elle, manie tendrement le col de la veste de l'homme; ils sont tous les deux vieux et trapus, morts, maintenant; c'est un moment de paix, les regards sont ceux de l'amour, du début de l'amour; ils se séparent assez vite et disparaissent chacun de leur côté dans l'entrelacs des ruelles, en contrebas. Tous les jeudis, dans le hall de l'université, est affiché le même panneau:

"DOMANI SERA, BALLO!".

On peut voir, au sous-sol de l'opéra de Bologne (dessiné par l'architecte Bibiena), le mécanisme de bois et de métal -roue, treuil et bras articulés- qui permettait de hausser le plancher du parterre et de la fosse d'orchestre au niveau de la scène, les soirs de grand bal. Cette possibilité demeure mais c'est maintenant un dispositif électrifié qui assure l'exhaussement de la piste de danse. Protégée par un coffre de verre, on peut aussi admirer une maquette qui reproduit scrupuleusement l'ensemble de la bâtisse que l'on domine ainsi complètement; on a toutefois partiellement ménagé une vue en coupe obtenue par l'ablation de la moitié du toit et des murs. L'ingénieux mécanisme neutralisé est également miniaturisé. Baignoires et loges sont teintées de rouge et, en se penchant un peu, le visiteur peut reconnaître les bustes de Glück et de Wagner, figures tutélaires, ornant le hall d'entrée. Il est vaste et le promeneur, ramené à de plus justes proportions, peut y lire que la première représentation de l'

"Orfeo et Euridice"

a inauguré le théâtre.
La diffusion télévisée intégrale de l'opéra dure deux heures. De sporadiques sous-titres apparaissent sur l'écran, fragmentaires et imprévisibles: incompétence? incompréhension? panne? cela donne à peu près:

"Quittant mon fleuve bien aimé"

"des étoiles"

"Amant plus heureux et plus fortuné "

"et que ces riantes collines ont"

"Quittez les monts"

"lui qui seul sait changer"

"combien est attirante l'ombre"

"et ce que j'ai souffert rends(!) plus précieux"

"a éteint les deux astres"

"dans ma barque"

"que dans les horreurs de la mort
je crie ton nom en vain, et que"

"qui parcourt les vastes champs"

"rechercher d'autres raisons intimes"

"quel honneur est-il digne de toi
si dans le royaume du tartare"

"tu auras une place parmi.
Si bien qu'à ton chant"
"Qui par un seul regard"

"Ce qu'interdit Pluton »

"mais quelle éclipse hélas"

"Car désormais l'Enfer sera sourd"

"hélas est-ce que je rêve ou"

Bribes de phrases mais aussi phrases inachevées dûment ponctuées pourtant, ellipses vertigineuses et irréductibles, indications ruinées, démembrement du mythe, reconstitution hasardeuse d'un manuscrit rongé, thèmes partiels d'un tout inaccessible… sens toutefois dans cette discontinuité comme si la force d'attraction des mots les faisait sortir victorieux de cette épreuve, assombrissement.
Des hauteurs d'un manoir gothique, bloc vertical en blanc et noir d'où vient la neige, l'éternel Edward, inachevé, contemple sans cesse, en contrebas, le lotissement aux couleurs tendres où vieillit, inaccessible, celle qu'il aime, et dont le damier nuancé, bloc horizontal, s'étend, pour lui, à perte de vue. Edward, esthète amoureux dont les stylets pendent, ne descendra plus et personne ne montera plus jusqu'à lui. Le mélange des genres et des lieux a créé un choc absurde conclu par un homicide vengeur. Il est un mythe. Il est redevenu, à jamais, le styliste absolu qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être. A la fois homme et machine, il se démarque de la série des créatures crépusculaires vouées à la lacération ou aux baisers sanglants, obsessionnels hagards rivés à leur monomanie, fantômes érigés, tout entiers absorbés par un conte immortel. Il devient une machine de vision, depuis le château-observatoire, et une machine d'écriture, quand le vent éparpille les copeaux des blocs de glace qu'il taille, comme le négatif blanc de lettres dispersées sur la nuit noire. Les machines de vision englobent, unifient, totalisent… ce qui vient des machines d'écriture, parcellaire, opaque, tourbillonnant, troublant, strie la figuration, la perfore, la recouvre, l'efface partiellement, la fait disparaître peu à peu.
Virtuels

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