« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur" épisode 7

VI



Les filles, dans la cour de récréation, ont des jeux cruels. Des filles-captives, filles-esclaves, sont menées par des filles-gardes devant une fille-reine métissée entourée de ses filles-gardes. Impérieuse et sanguinaire, la reine, regard exorbité et voix criarde, ordonne des châtiments exemplaires pour des crimes fictifs de lèse-majesté: ce ne sont que pointes rougies au feu et qui crèvent les yeux, membres arrachés, têtes coupées; les victimes pantelantes hurlent et se débattent, fermement maintenues par les gardes indifférents et vilipendées de plus belle par la souveraine extasiée. Un cercle de courtisans, des enfants plus jeunes pour la plupart, sidérés et séduits, est le public docile de ce spectacle répétitif de lancinants caprices despotiques. La reine domine, montée sur la marche la plus haute de la volée de trois qui permet d'accéder à la salle de classe la plus obscure du groupe; les victimes en contrebas sont parfois contraintes de s'agenouiller et, prises sans doute par le jeu, se contorsionnent tellement qu'elles se renversent sur le sol noir, comme dans une transe délectable, et que leur blouse d'écolière se relève sur leurs jambes nues en tension. Jambes roses et dodues des trois petits cochons qui courent autour de la table sous laquelle est caché le loup, qui salive. Dérivation
La scène déserte du bâtiment dévasté est plongée dans une pénombre où s'ébattent de jeunes spectres parmi des gravats, de vieux stocks d'affiches éparpillées, déchirées et maculées d' auréoles jaunâtres, des restes de fauteuils démantelés, des fragments bariolés de portants. Le toit effondré laisse voir des pans de ciel et, baignées par les coulées de gouttières géantes, des herbes folles et des plantes de rien poussent dans la salle elle-même; une odeur d'urine et d'excréments imprègne l'air bleuté. On s'avance à tâtons, prudemment, pour explorer les coins les plus sombres où de petits groupes se reforment, haletants dans le silence, le coeur battant, l'angoisse au ventre, prêts à tous les mystères, à toutes les apparitions; on ne sait pas ce qu'on attend… L'éclat nerveux d'un rire vite réfréné, un geste inabouti, le moment déjà passé où la situation aurait pu prendre corps et que l'on regrette alors qu'on ne l'a pas vraiment voulu: suscité par cet endroit dangereux, interdit, un désir qui ne peut trouver sa mesure car il ne se connaît pas, persiste pourtant, variable, sans but mais sans fin, toujours prêt à renaître sans jamais s'être épuisé, imbibé des odeurs répugnantes, coloré de la demi obscurité où l'on pisse sans voir en mouillant parfois des linges intimes mal disposés, entretenu par la ruine aggravée des lieux qui ne sont ni dehors ni dedans et que la petite troupe, échappant spontanément à toute surveillance ou débauchée par un enfant plus âgé, hante délicieusement. Dérivation.
On croit d'abord qu'il s'agit de simples répétitions donnant un rythme poétique à une chronique par ailleurs assez plate; on s'aperçoit peu à peu qu'il n'en est rien: c'est que les choses se passent, là, en même temps; les faits, les événements ne se répètent pas, ils coexistent. Il n'y a qu'une seule histoire et même

"histoire"

est encore trop vaste, il n'y a qu'un seul moment, et même

"moment"

est encore trop étendu, il n'y a qu'un seul point

(.),

et même

"point (.)"

est encore trop plein, il faut le vider: il n'y a qu'un seul trou par où passe le rien, et même un vide qui est vide du vide, qui existe à peine, comme une trace de vide qui engouffre dans une impalpable piqûre d'épingle une ligne infinie, et même

"engouffrer"

donne trop de profondeur: qui frappe ponctuellement comme un rayon se réfracte, quelque chose qui, prenant une autre dimension, se contracte à l'infini jusqu'à ce qu'une dimension nouvelle le déploie de nouveau à l'infini aussi, et ainsi de suite, ou simultanément. Qu'est-ce que c'est que ça? Qu'est-ce qui s'explique? (Que peut-on expliquer?) Il semble que derrière la vision se tiennent d'autres images qui n'attendent qu'une occasion pour s'ouvrir un passage et venir au devant de la scène en produisant une vibration interne à la mesure de leur intensité, de leur force de frayage légèrement douloureuse, qui met mal à l'aise, fait monter comme une nausée; elles sont pourtant les bienvenues, paraissent donner une cohérence et un ancrage familier aux perceptions qu'elles couvrent; on les reconnaît. Peut-être sont-elles des rémanences de rêves, peut-être le stockage dans une mémoire binaire de souvenirs enfin mis à jour, qui veillaient discrètement derrière la vision qu'ils déchirent soudain puis qu'ils prolongent en la déformant, ainsi qu'une toile peinte derrière un paysage s'effaçant. Un personnage est là que l'on est content de revoir parce qu'il rassure:

« oui, c'est bien lui… bien sûr, tout s'explique… »

voilà les véritables lieux où se passèrent les choses et que l'on croyait perdus…ils rassemblent en un point

(.)

ces illusions éparses: voilà le couloir de l'école dont la porte s'ouvre et se ferme à heures régulières, mais voilà aussi, identique, symétrique mais toujours clos (il est devenu une pièce supplémentaire, un local pour les activités éducatives du jeudi après-midi), l'autre couloir de l'école jumelle, voilà entre les deux le couloir transversal toujours obscur dont l'une des portes latérales donne sur une pièce au plafond peint en trompe l'oeil: au centre d'un fond de ciel azuré aux nuages clairs, un aigle en vol tient dans ses serres un noeud de rubans de satin rose où se fixe le lustre qui, lui, occupe vraiment l'espace. Voilà le carrefour où la départementale rejoint la nationale, embranchement aigu où l'autocar marque un arrêt en général assez long. Mais voilà surtout ce qui unifie les images latentes: un regard, un regard désirant et un regard désiré, qui voit tout dans une sorte de coulisse. Mais décrire cette réalité hallucinatoire c'est la soumettre au temps successif et donc la trahir, alors qu'elle est le point de passage de l'aiguille du simultané, la dimension supplémentaire, le lieu du pli - des plis rassemblés, accordéon fermé dont le déploiement peut être varié ou monotone. Une ouverture supplémentaire et volontaire celle-là, montrerait que, dans l'avant-dernier exemple, la symétrie des bâtiments, par omission, n'est pas complètement respectée: le couloir obscur débouche sur un hall central donnant lui-même, vers la droite, sur un autre hall qui permet d'accéder aux bureaux de la

"vieille mairie"

(l'un des bureaux a d'ailleurs, momentanément, été transformé en classe), et, vers la gauche, sur la cour de récréation des garçons; dans le prolongement du premier hall se trouve l'appartement de madame F. dont le couloir central qui en distribue les quatre pièces reproduit exactement le premier couloir et son obscurité; c'est au-delà de cet appartement que se situe le couloir plus vaste qui, toujours fermé, sert de local et non plus d'entrée à l'école de garçons.
Montées sur une estrade et visibles de loin, au-dessus de la foule, des danseuses espagnoles - en robes à volants déployés - arrondissent leurs bras levés et s'immobilisent - soudain - en renversant la tête. Un cliché exotique s'est glissé dans la fête de cette petite ville gersoise dont le nom évoquait jusque là un abrupt village-rue des Hautes-Pyrénées au pied de son château fort. Greffe, venue de loin: le fils du coiffeur espagnol jouait de l'accordéon avec la virtuosité sèche des enfants prodiges. Tous deux en étaient très fiers. Insensible à l'éventuelle beauté de certains airs du répertoire, le musicien précoce, regard fixe, sourire figé et respiration retenue, n'est attentif qu'à la rapidité d'exécution de

"Perles de cristal"

(par exemple); les notes abondantes et sans trêve, la tension qui accompagne leur émission, fatiguent l'auditeur. Les plis de l'instrument sont d'un rouge qui semble avoir absorbé les braises qu'il aurait pu colorer de son souffle. Ses soufflets se déploient inégalement, plus ouverts en haut qu'en bas, ou inversement, selon des courbes éphémères mais répétitives, des arcades transitoires, des éventails inspirés se fermant soudain et ne donnant plus à voir que leur armature noire et brillante aux coins métalliques. Autre glissement, bien plus troublant celui-là: la place centrale de Mauvezin est semblable à celle de Marciac, plus bas dans le même département: même rectangle bordé d'arcades profondes, basses, fraîches et traversé par une identique rue principale; un morceau de Marciac est même venu se substituer- ou s'insérer, à la faveur de l'ouverture - comme sous l'effet d'une distension imprévue (aberrante) maintenant cicatrisée et même invisible - d'un pli imperceptible entre deux maisons- à un morceau de Mauvezin sous la forme d'un bar largement ouvert au fond d'une arcade et dans lequel un orchestre de jazz accompagne une chanteuse de blues au tempo incertain.
Qu'est-ce qui s'ouvre ainsi? Un lieu fictif cédant à un lieu réel que le promeneur peut parcourir autrement qu'un livre. Comment? A partir d'un même énoncé en partie tronqué, replié vers sa fin, et que l'on pourrait noter ainsi:

"La Certosa di P."

Si l'on arrive à pied du village qui porte le même nom, on accède à la Chartreuse après avoir marché en ligne droite pendant le kilomètre, environ, qui sépare l'arrêt de bus du portail d'entrée monumental. La cellule du chartreux se compose de deux pièces en rez-de-chaussée ouvrant sur une loggia à deux arcades et un jardin clos; l'une des deux pièces comporte une cheminée; une pièce au premier étage complète l'appartement où le moine vit, travaille, médite et prie, seul. 24 modules rigoureusement identiques, suivent le périmètre d'un vaste carré adjacent à l'église et bordé à l'interne d'un cloître ouvert sur une pelouse vide, dispositif qu'une vue aérienne, parmi les cartes postales vendues à la sortie, rend évident. Chaque module cellulaire correspond à une lettre de l'alphabet peinte sur le mur, près de chacune des portes. Ainsi, de A à Z l'anonymat est respecté alors que les combinaisons infinies (ou presque) des relations entre les cellules-lettres permettraient d'écrire (presque) tous les livres possibles. Parmi ceux-ci,

"La Certosa di Parma",

écrite en 53 jours. Pourtant, le Guide Vert précise que

« l'on chercherait en vain une Chartreuse à Parme… »

Le Guide Bleu, quant à lui, signale, à l'article

"Parme",
une chartreuse à 3 kilomètres au nord-ouest de la ville; il faut sortir par la route de Mantoue et tourner à droite en suivant l'indication; il est dit toutefois:
"La chartreuse de Parme, fondée en 1282, fut détruite en 1551. L'église actuelle a été reconstruite en 1630 et terminée en 1720; elle est décorée de fresques et de tableaux par F.MAZZOLA et BIBIENA. Les divers bâtiments et le cloître sont occupés par une maison de rééducation."

Le milanais de coeur a-t-il transposé Pavie en Parme, guidé par leur deux premières lettres communes et leur nombre identique de lettres ? Il ne pouvait ignorer la célèbre Chartreuse de Pavie, à quelques kilomètres de la capitale de la Lombardie. La visite s'ouvre donc sur un livre dont désormais la lecture sera doublée, en filigrane, depuis le titre jusqu'à son dernier mot et même son souvenir, de ce parcours qui, lui, fut tout entier hanté par le chartreux imaginaire et la chartreuse détruite, semble-t-il, bien avant son retrait. Double fond, de part et d'autre, dont les éléments réciproquement trompeurs s'éloignent et se rapprochent tour à tour.
Autre déchirure, plus ténue mais, peut-être, plus imprévisible: à l'arrêt de bus, conversation banale avec Loubna rencontrée par hasard, suivie d'un assez long silence pendant lequel, dit-elle, elle a vérifié qu'elle se souvenait parfaitement de quelques vers de Racine, appris trois ans plus tôt, qu'elle récite aussitôt:

"Contre Britannicus Néron s'est déclaré,
L'impatient Néron cesse de se contraindre;
Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
Britannicus le gêne, Albine; et chaque jour
Je sens que je deviens importune à mon tour."

Ce morceau choisi rabat et superpose les espaces (du jeu: la scène, du cours: la salle de classe, de l'attente: l'abribus) et les temps (trois siècles, trois ans, cette soudaine réactivation): là, sur trois plans simultanés, la plainte d'Agrippine vibre comme une flèche si lointaine qu'elle paraît immobile et si rapide et si proche que sa trace imaginaire dans l'air semble la précéder. Cette formidable condensation se précipite encore grâce à la brusque redistribution des alliances entre les personnages de la tragédie énoncée par Agrippine qui devient l'image abstraite (car rien de son contenu ne s'applique ici), du changement des situations des deux interlocuteurs depuis trois ans : l’émancipation de la lycéenne, donc. Le feu passe au vert et le bus descend lentement la pente qui conduit à l'arrêt, au centre d'un ovale penché, anneau de raccordement tracé par la voie circulaire qui distribue le flux incessant des voitures montant vers les banlieues ou descendant vers la ville; les piétons y accèdent par deux brefs tunnels rectilignes mais en pente qui desservent le lycée, sur la hauteur, ou le collège, en contrebas; la ligne des bus croise presque à angle droit le double cheminement des passagers vers les galeries dont les graffiti masquent en grande partie une fausse fresque, un paysage comme tropical, un semblant de jungle ininterrompue et sans ciel, censés globalement symboliser la Nature. De ce centre approximatif, on éprouve un léger malaise, un vertige latent produit par les trajets tournants et incessants des véhicules, la déclivité du terrain et, dans cette inclinaison, les creusements et les remblais qui exhaussent comme une digue la périphérie passante irrégulièrement elliptique. Il y a peu de monde dans l'autocar et ceux qui ont un moment attendu ensemble sous la grande voûte métallique grise ouverte en son milieu, sont maintenant séparés par plusieurs rangées de sièges vides. La jeune fille a quelque chose de spectral: un fond de teint trop clair sur sa peau bistre, le tour des yeux trop noir, les cheveux défrisés trop tirés vers l'arrière, révélant ainsi l'étroitesse du visage allongé, une bouche pâle presque effacée, une vivacité moindre et moins de brusquerie dans les gestes, un ton plus posé, presque doux… sans compter l'incongruité flatteuse de cette récitation impromptue.
Bien que l'entrée principale de l'école de danse donne sur l'avenue, les habitués entrent par l'impasse, à l'arrière, et accèdent à une étroite cour en franchissant un portail métallique rouge. Ce soir, répartis autour des feux allumés sur le sol bétonné de ce petit espace bondé, accidentel dans la continuité familière des toits de tuiles, les danseurs d'un ballet africain minces, élancés, faits d'une matière compacte, lisse, parfaitement homogène, se préparent à entrer en scène. Ils sont torse nu, vêtus d'un pantalon tricolore (vert, jaune, rouge) et trois plumets blancs (pompons… houppes… touffes… bouquets… cocardes… nœuds…) montés sur des tresses blanches elles aussi, ornent leur front et leurs bras. Trois d'entre eux sont assis sur leur tambour, tronçon de fût d'arbre évidé, et frappent la peau tendue sur sa tranche tandis que d'autres essaient des sons bas et prolongés, langue vibrante, gestes spasmodiques se calmant dans une ronde immobile: ils demandent alors à mi-voix, en baissant plusieurs fois la tête, la faveur des dieux; ils s'applaudissent à la fin du rite. Certains maintenant quittent la cour et entrent par le fond dans la salle de spectacle. Les tambours battent encore. L'observateur ferme la fenêtre, s'éloigne, ne voit plus que les toits qui résorbent l'exotique distension, puis seulement le ciel, éteint la lumière d'un geste machinal et quitte la pièce.
à suivre... la semaine prochaine

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