« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur" épisode 10

III




De quel fatras s'isole la phrase qui n'a jamais cessé de revenir, inopinément parfois, depuis sa lecture? D'une pile mal ordonnée de vieilles revues de cinéma, rescapées, elles aussi, des inondations; les couleurs, en couverture, ont viré; les photos intérieures sont en noir et blanc; la mise en page est enjolivée de quelques titres prétentieux dont les arabesques ou la surcharge ornementale ne renvoient même pas au contenu des articles. La phrase est là (on ne sait plus dans quel numéro ou à quelle page) intacte, inaltérable. La vedette annonce à la presse qu'elle attend un enfant, elle a :

« La taille serrée à faire rougir la plus mince des starlettes… »

Voilà ce qui se maintient, hyperboliquement figé: cette taille comprimée à l'extrême, antithèse muette de l'annonce simultanée, privilégie, dans une rivalité sans risque, une sveltesse souveraine vouant à la honte, comme dans les jalousies de contes de fées, d'éventuelles concurrentes malchanceuses. Cette compression sacrificielle et arrogante de la taille et cet afflux de sang au visage d'hypothétiques remplaçantes trouble le jeune lecteur déjà sensible à l'efficacité définitive de la formule. Ainsi la phrase s'est-elle détachée, démesurément sereine dans son déploiement, lointaine mais familière, alimentant, bien plus tard, le goût de l'anecdote ou de la citation. Elle s'associe (contention de la taille et gonflement des seins) à une deuxième phrase, venue d'un film avec la même femme, dont les seins, à peine couverts par le fin tissu blanc froncé sortant d'un corselet plus sombre suscitent un commentaire flatteur du personnage masculin:
"Belle vue des gorges de la vallée!"
Le jeune spectateur, déjà troublé par l'objet du compliment, l'est aussi par ces métaphores dans lesquelles il se perd…

"Gorges"

et

"vallée"

s'appliquent depuis longtemps déjà à ce site tourmenté, aux points de vue célèbres, où il passe les vacances.
Virtuels
Du fond d'un couloir qui reçoit sa lumière d'une monotone série de baies vitrées en vis-à-vis, d'un couloir si long que, avec le temps on pourrait en voir la courbure, arrivent, filiformes, deux filles vêtues de noir, cheveux en bandeaux lisses en haut du front mais dont la masse est ramenée en chignon bouclé au sommet du crâne, chaussures à semelles compensées démesurées par rapport à l'ensemble de la silhouette, manteaux ajustés au col de fausse fourrure -un Astrakhan de pacotille- sacs en bandoulière, oeil de biche cerclé de khôl, gestes vifs et démarche décidée, zigzaguant sous la pression d'une discussion acharnée:

« Non! Appelle-moi Inès! Inès, pas Shéhérazade… »

Ces noms criés résonnent, venus de si loin que leur aboutissement, là, au premier plan, a traversé tant de hasards et tant de nuits qu'il en est presque invraisemblable, joué, à double entente, clin d'oeil non maîtrisé au spectateur, charnière entre un caprice narcissique (et un effacement social) peut-être sans lendemain et de somptueuses fatalités immémoriales, trajectoires croisées des noms qui continuent à fuir après cette exhibition momentanée.
Soit un article de H.G. dans

"La photo, inéluctablement".

Il choisit d'écrire cleptomane et non kleptomane, à propos de la Marion de

« Psychose. »
Virtuels

Il écrit aussi

Jane Mansfield

au lieu de

Jayne.

Le choix ou l'erreur ont le même effet: rapprocher les mots du lecteur, les rendre plus familiers; leur prestige est amoindri. Quelque chose de l'opulence radieuse de la star s'est perdu dans cette simplification; ici, rien d'exceptionnel. La lettre excédentaire était le fétiche visuel, le supplément ostentatoire qui modifiait mentalement la saisie abstraite du prénom, surcharge imperceptible à l'oral, le trouble idéographique renvoyant à la démesure (poitrine, goût immodéré de la couleur rose et des chiens minuscules); luxe soyeux ou velouté, fourrure. Elle agrandissait la bouche, élargissait les lèvres écartées sur la blancheur parfaite des dents, donnait de la rondeur et du piquant.
Virtuels Quant à cleptomane, la perte du

« K »

fait de la maladie une simple habitude, neutralisée; le mot est apprivoisé, il n'effraie plus l'œil :

Marion, Marnie

sont des femmes comme les autres. Virtuels
Son prénom de cinéma est Jane... Pour les besoins du rôle, elle doit momentanément s'enlaidir; des lunettes aux verres très épais, à effet de loupe, déforment ses yeux dont la pupille noire cernée d'un halo se projette, irrégulièrement grossie, sur toute la surface des verres bombés diffractant la lumière en stries argentées ondulant dans leur épaisseur. Sa vision de fausse myope est altérée, troublée et, pour s'orienter, elle doit regarder au-dessus des prothèses au risque de révéler la supercherie. Le spectateur partage ponctuellement son point de vue et l'image se brouille. Virtuels Quelques années plus tard, elle est une riche veuve américaine devenue aveugle après un accident et venue en Suisse pour consulter un spécialiste de renommée mondiale. Des lunettes noires cachent sa cécité. Parfois, en écho, le monde, autour d'elle - la chambre d'hôtel de studio et la toile peinte figurant la place- s'obscurcit. Virtuels
Y aurait-il deux Lunes: celle de l'horizon, agrandie et parfois déformée (horizontalement étirée et donc comme aplatie en haut et en bas… en admettant que ces mots, dans ce cas, aient un sens) et celle du plein ciel, légère et modérée, familière? Simple accommodation cérébrale disent quelques: ainsi rapprocherait-on ce qui paraît lointain (la Lune à l'horizon), éloignerait-on ce qui semble proche (la Lune au zénith). C'est l'arrangement naturel ou humain de motifs interposés, qui creuserait illusoirement la profondeur et produirait ce gonflement lunaire; le vide sidéral supérieur, lui, provoquerait cet éloignement compensatoire du satellite devenu soudain trop pesant. Ni la taille de l'astre, ni la distance de la terre à la lune ne varient. Parmi les illusions persistantes ou perdues, qu'en est-il des cosmogonies de la mémoire et de leurs souvenirs qui, fluctuant eux aussi sur des orbes grandioses, surgissent au soir, écrasants, parmi les nuées mobiles ou planent isolés, inoffensifs, au-dessus de tout embarras? Y a-t-il aussi pour chacun au moins deux positions qui en modifient la taille, la forme, la valeur: effroi ou rêverie délicieuse? Ce qui les entoure, les précède, les masque partiellement, atténue-t-il leur force, leur danger, ce qui fait que l'on peut s'avancer vers eux? Ce qui les isole, les précise, les purifie augmente-t-il, au contraire, leur violence qu'il faut repousser sans attendre? Ou bien sera-ce l'inverse? Dérivation.
On pourrait croire que, sur l'étroite bande d'herbe entre la digue et le fleuve, un unique sentier relie les premières piles des deux ponts, sur la rive gauche. Pourtant, il n'en est rien: le tracé est discontinu et ses deux tronçons sans coïncidence deviennent parallèles sur quelques mètres avant de disparaître brusquement, l'herbe reprenant ses droits sur ces lignes de terre, à la hauteur de la ligne d'arbres isolée qui, momentanément, ombrage la berge. Il faut croire que les promeneurs, venus de part et d'autre, se sont fréquemment arrêtés là, en bout de course: soit ils ont rebroussé chemin après une halte inexpliquée, soit ils ont croisé un marcheur inverse (chacun revenant sur ses pas pour échanger quelques mots et remontant ensuite vers son point d'origine), soit ils ont déboîté et suivi à partir des premiers arbres, dans l'un ou l'autre sens, l'autre chemin, abandonnant dans ce cas leur piste initiale… mais rien ne justifie vraiment, sur une certaine distance, la coexistence des deux voies… Plus simplement, certains affirment que le bosquet (le mot est exagéré ici…) permet aux pêcheurs venus des deux côtés de se mettre à l'abri du soleil et que cette habitude a imperceptiblement tracé ces sentiers momentanément divers, mais ce bon sens n'épuise pas toutes les hypothèses… L'observateur contemplant le paysage du haut du pont et surplombant cette irrégularité, y verrait presque, lui, un motif allégorique indéterminé.
Certains matins de l'année, à une heure précise, par temps clair, un rayon de soleil traverse le sucrier de verre posé sur le coin gauche de la cheminée puis, au-delà de la porte vitrée du buffet, éclaire, au hasard des rangements, tel paquet de riz ou de pâtes. Cette rare illumination donne au bibelot un volume globuleux, laiteux comme un oeil ou un astre. Cette brève irradiation le dédouble et, sous ce feu, le paysage peint en camaïeu de rouge (carmin et cerise dominent) paraît, sur sa blancheur d'écran, le décalque lumineux de celui qu'une lumière grise ou qu'une simple lumière électrique inverse ne peut projeter ainsi, d'habitude. Au premier plan, au centre, un arbre au tronc dédoublé dont les feuillages sont à peine indiqués, vagues panaches interrompus par un couvercle de métal argenté, raye toute la hauteur; son pied s'élève à partir d'une butte légère, au bord d'un fleuve dont on aperçoit l'autre rive lointaine et ses feuillages d'un violet fané se reflétant sur la surface de l'eau; au deuxième plan, accusé par la silhouette en amorce de l'arbre double, une barque rouge, d'une petitesse disproportionnée, est amarrée; un homme est là, dans la barque, debout, immobile.
C'est une ellipse que l'oeil perçoit d'abord, présentée verticalement comme un

"O"

et agrémentée, en haut et en bas, de paraphes, de jambages ornementaux semblant maladroitement en auréoler la forme. Mais la perception d'une anomalie ruine bientôt cette interprétation. On remarque en effet que les sommets de la fausse ellipse sont en ogive et qu'elle semble obtenue par le croisement contraire de deux figures autonomes. Dans le progrès de l'observation l'une seule devient lisible: il s'agit en fait d'un

"C"

majuscule contourné à l'ancienne que perturbe un jumeau inversé de même couleur (ici un bleu turquoise) et de mêmes dimensions. C'est finalement un procédé très simple qui crée ce logo d'abord énigmatique, d'autant plus que les deux lettres sont interrompues à mi-hauteur par un bandeau du même ton blanc cassé que celui de la couverture du livre tout entière et portant le nom de la collection dont l'initiale est, bien entendu la lettre C. Voilà: on a simplement repris et entrelacés le

"C"

de

" Collection"

et celui de

"Critique"

en retournant l'un d'eux.

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