« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur..." épisode 14

II






Ses culottes étaient trouées et ses doigts sentaient le melon. Elle était pâle, avait les yeux cernés, l'iris délavé; ses sautes d'humeur effrayaient l'enfant à peine un peu plus jeune qu'elle; sa bouche sans lèvres était un trait dont la partition, lors des rires et des cris révélait le double alignement courbe de dents de lait déjà usées dont la pulpe visible maculait la tranche. A partir de pulsions enfantines évanouies, les traits de cette ébauche de portrait sexuel, de

« blason »

se dédoublent: il ne s'agit pas de détails valant pour eux-mêmes, simplement énoncés, mais d'emblèmes retors… Si l'on procède à des extractions :

"culottes trouées",

"yeux cernés",

"bouche",

"lèvres",

"trait dont la partition révèle…",

l'ambivalence de ces termes, forte de leur isolement mais prête à saturer n'importe quel contexte, infusant, libérant, diffusant son agaçant pouvoir toujours offert et toujours actif, s’accroît. Et ces mots en attirent d’autres : par exemple :

"jambes relevées",

"jupe tendue, ouverte" :

elle était assise sur le transformateur bas à l'armature de béton et aux portes de fer peintes en gris ardoise, les jambes relevées, les genoux pliés faisant comme des piquets de tente à sa jupe tendue, ouverte au regard.
Dérivation
Que faire de la phrase du rêve:

"Plus pauvre en amont qu'en aval"?

Elle fut donnée ainsi, achevée, forte (si forte qu'elle a pu réveiller le dormeur et le faire rire), à la fois constat et devise. La famille du hameau n'était pas riche, c'est vrai, mais plus peut-être que les cousins du plateau, et les générations suivantes, descendant les fleuves, ont mieux vécu. Mais tout ceci n'est rien : ce qui vient du rêve est inépuisable. Le single de l'amont, amont qui est l'aval de gorges célèbres, les courbes douces et les lignes droites de l'aval, aval qui est l'amont de confluents multiples jusqu'à la plaine et l'océan, se dédoublent, flottent ou se figent dans les états solides ou liquides des langages.

"Pauvre »

renvoie à un défaut général,

"amont"

Et

"aval"

ne situent pas l'affaire le long du seul cours de la rivière Tarn, et multiples sont les contrastes condensés dans ce courant, ces flux variables, parfois débordants, sauvages, qui inondent et noient le sens.
Selon le guide bénévole du musée municipal

("Le plus petit musée de France":

à peine une vitrine contenant des livres, quelques lettres et quelques photos, de menus objets, un habit de poupée en velours marron; plus loin, sur un panneau séparé, des images montrent le château de la comtesse, en Normandie, le domaine familial, en Russie, deux tombes oubliées

("Camille", "Madeleine")

au cimetière voisin), il faut sortir du village par la route de Puylaurens et à un kilomètre environ, sur la gauche, en haut d'une colline déboisée, on aperçoit, refait à neuf, le château indiqué où les deux petites filles venaient en vacances avec leur cousin et où la célèbre grand-mère envoyait leur histoire déjà écrite. Première expérience éblouie d'une suite de romans dans lesquels les personnages reviennent; extraordinaire joie du jeune lecteur découvrant qu'il y a une suite à ce livre alors favori, le deuxième de la série

("Les vacances",

après

"Les petites filles modèles",

après

"Les malheurs de Sophie",

Sophie qui entaille vivants de petits poissons qu'elle sale aussitôt). Et la pâle fouetteuse hypocondriaque définie par son nom

("Madame Fichini"),

la petite prétentieuse maniérée que le tentacule vengeur d'une brève anticipation exclut déjà

("Elle devint actrice et mourut à l'hôpital"),

le cousin Paul revenu de chez les sauvages et :

"née Rostopchine",

bien sûr, perturbant le nom familier de

"Ségur";

"…chine",

en finale, se détache, obscur parmi ces arrangements de noms qui croissent en exotisme, loin du pain bis encore chaud, de la crème épaisse et des entremets sucrés, appelant déjà

"Dourakine"

pour un nouveau zigzag de la géographie romanesque, de l'Oural et Rostov à

Gribouille

(fouetté nu avec des orties) et

Cadichon.

Pour la comtesse, même les modèles des

"Modèles"

n'étaient pas dépourvus d'

"ombres"

et ce qu'elle leur donnait à lire était plus un encouragement à bien faire qu'un constat. La mère de l'aînée fut dame d'honneur de l'impératrice Eugénie et elle figure

"debout, avec un collier de perles",

dans un tableau célèbre dont une pâle copie est placée, elle aussi, dans la vitrine.
Morceau incongru: la régularité inexpressive du visage est soudain perturbée par une pièce de chair d'un rose assez foncé dont l'apparition réitérée ne dure que quelques secondes et dont le mouvement rapide tient du balayage, commencé ou conclu par de brefs arrêts. La lèvre inférieure en reste humide et luit sous les projecteurs mais à peine a-t-elle séché que la langue revient faire un tour sans troubler l'impression d'ensemble de calme réfléchi du jeune homme brun aux yeux bleus, effet traversé par la sortie incontrôlable d'un organe indépendant, hétérogène. Cette vie propre de la pièce rapportée qui se pose de biais ou montre ses dessous accidentés par le renflement de veines bleuâtres, trouble le spectateur pour qui les moments de réflexion n'ont pas, d'habitude, cette consistance charnelle qui sort tout droit pour aller vers la lumière avant de s'étaler sur le bas de la bouche sans rien perdre de sa consistance ni de sa force et toujours silencieuse; c'est aussi une question d'échelle: on semble avoir agrandi cet animalcule de la bouche jusqu'à la disproportion: effet de collage, de montage et réversibilité partielle de l'intérieur et de l'extérieur, du visible et de l'intime. Quant à la chaîne des mots, elle s'organise cette fois encore, elle aussi, selon d'obscènes prolongements:

"…chair d'un rose assez foncé",

"lèvre",

"langue",

"dessous",

"renflement",

"bouche",

"intime"

ainsi que

"sortie incontrôlable",

"luit",

"humide",

"morceau"…

ajoutons que cette masse vivante s'amollit ou durcit tour à tour.
Peint sur la vitre arrière d'une camionnette rapide qui descend l'avenue :

RETARDEUR D'EFFRACTION INTIME…

Sa vitesse d'ambulance indique certes l'intervention urgente de cette entreprise de miroiterie mais l'effraction intime suggère d'autres dommages.

RETARDEUR D'EFFRACTION INTIME

est troublant comme la recherche d'un plaisir différé dont le dispositif enclenché prolonge l'attente; l'effraction, d'ailleurs, peut être jouée: ici nulle violence autre que celle savamment feinte et consentie que s'accordent les amants dans l'intime nudité des organes. Le temps se gonfle et se dilate avant l'accélération brutale, le rapt; patience sournoise et audace fulgurante de la prise finale. Le nom de la petite entreprise est inscrit au-dessus:

ULTRAVIOLET

et le commerce des miroirs se prolonge en

DECORATION,

ce qui complique le tableau d'une série de poses, d'atours défaits et de sexes nus parmi des drapés et des plis, de papiers peints aux reflets obsédants.

"Deuxième tableau: Les Incas du Pérou ... Le grand-prêtre Huascar abusera de son autorité pour séparer les jeunes gens et obtenir la belle Phani, mais il échoue et se suicide en se jetant dans un volcan."

Pendant plusieurs semaines, l'enfant est attiré par l'affiche placardée au mur de la salle du cinéma puis dans le hall d'entrée -lagons, voiliers, sauts depuis le haut des mâts: déjà la bande-annonce a mis tout cela en mouvement et les impressions du technicolor se gravent pour toujours sur les plaques sensibles imaginaires de la mémoire - changement qui annonce enfin la proximité de la projection du film et l'accélération de la montée de la peur délicieuse qui accompagne ce parcours. Il sait (on le lui a dit) qu'à la fin la jeune héroïne sacrifiée doit

" se jeter dans un volcan"

(encore quelque tabou…).

« L'Oiseau de Paradis »:

l'enfant assiste au début du spectacle mais ne peut rester, la crainte est trop grande de voir le sacrifice et la chute dans le cratère, il sort à la lumière éblouissante du jour et traverse en courant la place vide en cet après-midi de dimanche et se voit fuir à l'infini comme si sa trace laissée au cinéma familier se retournait pour le regarder disparaître
.
Virtuels.

"9 heures"

est une longue accolade tracée à la plume sergent-major, à l'encre bleue, tous les soirs, à la lampe, dans la cuisine, sur une nouvelle page du cahier-journal réglementaire, pour préparer la classe du lendemain. La main est sûre et le trait net: les pleins et déliés résultant de pressions variées du bec de fer dont les éléments s'écartent et se réunissent de nouveau en une seule pointe font l'admiration de l'enfant dont les accolades partent de biais, la volute final s'atrophiant, recroquevillé. Longtemps après, encore, à

"9 heures",

sera spontanément attribué ce symbole portatif de l'accolade bleue tracée d'un seul mouvement d'intensité variable sur la page du lendemain, inaugurant le travail du jour et prenant dans ses serres écartées les premières heures de la matinée. Longtemps après, ailleurs, une fois de plus, d'autres accolades bleues réglant un tableau, accolades enchaînées, se chevauchant en décalage, créant des emboîtements complexes, établissant des niveaux, étageant des degrés, délimitant par leurs crochets de symboliques excroissances,

"signe"

pris partiellement dans

"mythe"

alors que du séjour sur la terrasse qui conclut la visite de l'exposition on retient la collection des monuments légendaires de la capitale: l'Arc, la Tour, l'autre Tour, la Tour encore, pour le moment empaquetée d'échafaudages aveuglés de taies bleues qui se gonflent au vent comme des voiles, les coupoles blanches… puis retour du regard vers les lumières de l'Hôtel de ville.
Au fond du café, dans une loge ouverte à deux places, s'isole une femme blonde assise devant un bloc ordinaire de papier à lettres sur une des pages duquel elle a tracé plusieurs lignes descendantes qui penchent vers la droite et chutent, mouvement qu'accompagne la surcharge de ratures répétées. Vue de profil: elle joue avec le dentier de sa mâchoire inférieure qu'elle pousse avec sa langue et rattrape avec ses doigts au moment périlleux, puis le mâchonne comme une gomme avec d'emphatiques mouvements de lèvres, puis le pousse au dehors à nouveau où il luit brièvement dans la lumière dorée et parmi le bruit de fond de la salle bondée en ce froid après-midi d'hiver, petite masse translucide d'un rose édulcorant la peluche rouge des banquettes, cachée/montrée en alternance. Cela dure et se fixe soudain, se détache en vision allégorique:

"L'Inspiration".

Ce n'est pas du français et pourtant on comprend: l'ambiguïté phonétique est telle que des bribes de discours sont parfaitement transparentes

:
"… depuis trois ans",

"… dans les rives",

"… le corbillard de Venise",

etc.

Pour celui qui parle, les mots ont bien sûr une tout autre signification et s'enchaînent normalement dans une construction cohérente. Pour ceux qui écoutent, il n'en est rien: aucune homogénéité ne se construit jamais et seule la transposition spontanée de bruits fragmentaires rend possible une compréhension troublante ouvrant de multiples pistes jamais abouties et même laissant tout en plan, à plusieurs reprises; reprises qui parfois, au sens propre du mot, peuvent aussi advenir lorsque certaines suites ambivalentes de sons se répètent et dévient vers de nouveaux développements interrompus. L'interlocuteur jusque là silencieux prend à son tour la parole et l'effet est le même, celui d'une compréhension partielle et tronquée portée par des blocs intelligibles mais sans suite directe, greffes fixées sur un corps absent.

"Au château",

"Au château d'Ambels":

le château d'Ambels est une maison de maîtres mal dégrossie, au sommet de la côte, vers Villefranche. C'est le lieu mythique des récits de la mère qui invente pour l'enfant les aventures de Finette: elle s'approche du château, à la nuit noire, le soir de Noël et observe à travers les fenêtres la splendeur de la fête, guirlandes et boules multicolores, sapins et bougies. L'enfant se contente de peu:

"Château",

"Noël",

mais y revient toujours et demande d'autres histoires de ce personnage doux aux longues oreilles dont le nom est aussi celui du tissu duveteux des vêtements de nuit. La voiture souvent, avant que ne soit ouverte la route des tunnels, contourne le château, massivement visible au bout de la longue allée de résineux et le conte augmente l'aura de la bâtisse carrée. Le changement définitif du parcours associera dans une même mémoire la maison de pierre et la maison de mots, fantasmagorie simple.
L'auto noire se gare avant le pont, sur la gauche (ou bien était-ce, déjà, la voiture bleue? ou l'auto noire ou la voiture bleue, c'est selon) L'enfant descend par la portière avant droite: il sait qu'il doit emprunter le bref tunnel pour remonter vers le haut du village, il connaît parfaitement le parcours, il préfèrerait descendre et passer sous l'arche de pierre qui mène en bas, dans la presqu'île mais non il est aujourd'hui messager, chargé de mission, utilisé dans un marché pour lui pathétique; sait-il pourquoi il a accepté? Peut-être pour retrouver l'aînée séductrice qu'il n'a pas vue depuis la brouille et qui lui manque elle qui a toujours été là aussi loin que naissent les souvenirs peut-être aussi parce qu'il s'agit de récupérer une photo du mort:

"Tu iras chercher la photo…"

mais l'explication est insuffisante: il existe plusieurs exemplaires encadrés (cadres bombés et pelucheux noirs ou beiges ou gris avec cordons rouges en diagonale aux quatre coins) et la transaction est trouble une vengeance mesquine qui lui échappe ou le moyen pervers de reprendre contact de tâter le terrain grâce à l' intermédiaire angoissé qui marche maintenant seul refaisant une fois de plus le chemin ascendant longeant le trottoir encombré au bord de l'étroite route dont le parapet surplombe l'abîme. L'accueil est chaleureux, outré dans les démonstrations d'affection

("Il n'y est pour rien… et puis, je l'ai élevé…")

et l'objet lui est remis sans qu'il ait besoin de demander; il est vraisemblable que le jeune otage éperdu ne s'est pas attardé et a repris en sens inverse le trajet vers l'automobile arrêtée au même endroit (l'auto noire ou, c'est selon, la voiture bleue, séparées ou superposées, fondues) où la mère l'attend; il revient avec la photo du mort enveloppée dans un papier qui crisse un peu, inutile butin, exténué par cet acte au-dessus de ses forces, qui condense tant d'éléments insupportables pour une maigre récompense d'affection feinte suivie d'abandon être allé

« chercher la photo … »

à suivre... la semaine prochaine.

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