« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur..." épisode 16 c

Le titre du morceau commence par le mot anglais qui signifie obscurité, ténèbres. La deuxième syllabe fait comme un halo visuel et un écho sonore à la première et introduit une distorsion scintillante qui l’éclaircit et l’épuise. L'intitulé se prolonge par une reprise des dentales, en alternance, à quatre temps, et se clôt par le retour de la première voyelle après celui de la deuxième, juste avant. Mais cela serait peu sans la force du mot

"DELTA"

que l'on survole maintenant par la pensée du souvenir: les longues jetées courbes de part et d’autre du fleuve divisé, épars, les terrains marécageux troués de flaques profondes, les cabanes à l'abandon, les barques à fond plat Dérivation amarrées aux bords incertains et la frontière fuyante de la mer. L'ombre sur le delta c'est l’ombre de tous les deltas du monde, comme une encre qui se verse lentement sur cette augmentation progressive de l'eau multiple, prise, broche réversibles vers quoi fuient les limousines noires aux vitres obscurcies tandis que monte la musique du piano Virtuels :

"DARKNESS ON THE DELTA…"

Ce sont les deux derniers films revus:

"Le Voleur de bicyclette" Virtuels

et

"Les Parapluies de Cherbourg".

Un groupe, donc, se promène dans Rome et traverse une vaste place bordée d'édifices aux volets verts

("Le fameux vert de Rome",

dit quelqu'un sans savoir d’où il tient ce savoir infondé). Ce quelqu'un voit passer à vélo un jeune homme aux cheveux longs attachés sur la nuque: il s'écrie:

"François! François!"

(tout un pan se découvre) (François est d’autre part le nom du fils du personnage masculin principal -qui lui aussi circule à vélo- du film

"Les Parapluies de Cherbourg" Virtuels ) ;

ce jeune cycliste romain ne peut être le François qu‘il a connu: il pourrait être son fils, ce qui expliquerait l’étrange ressemblance: même visage allongé, même nez busqué, même regard coulissant dans les fentes étroites des yeux; il s’agit donc d’un grossier anachronisme dû à l’étrange climat qui accompagne cette promenade dans Rome, réglée semble-t-il par des commentaires déplacés, des rapprochements hasardeux, des identités douteuses, des synthèses artificielles; le véritable François, perdu de vue depuis des années, doit avoir, à un an près le même âge que celui qui a crié ce nom sur l'esplanade romaine, victime abusée d'un dérèglement du temps et d‘une confusion des espaces; d'ailleurs le jeune homme ne l'entend pas et il doit courir pour le rattraper enfin et le voir de biais lui sourire ironiquement en reconnaissant qu'il est bien le fils de l’ancien ami de celui qui, confus, ne sait comment mettre fin à cette situation maintenant pénible. La jeune femme, dans

"Les Parapluies de Cherbourg"

chantait:

"J'appellerai ma fille Françoise…"

(Un nouveau pan se découvre…) et les averses de cinéma, à Rome ou à Cherbourg, sont les mêmes: zone de pluie sur fond de ciel ensoleillé.
Encore faut-il se souvenir du numéro de la page… Oui mais c'est finalement assez facile, à moins que l'un de ces trous de mémoire soudains ne vienne perturber l'agencement des réflexions. A la page 180, donc, on peut lire:

"Que le concept sinueux de l'allée vous reprenne…"

Etre "repris", que cela revienne prendre, on le voit comme un flot montant après s'être retiré loin, comme une présence retrouvée, jusqu’à en rester « saisi ». Le concept, c’est ici la forme, à tous les sens du mot, la forme sinueuse qui sait que la ligne droite n'est pas son fort, que ça vaut le détour ou le détournement. Le document est composé de deux parties, de deux feuillets qui ne sont pas de la même main: d'abord un plan maladroitement tracé, sans échelle, et déséquilibré dans sa dernière partie bien sûr puisque la fausseté des proportions ne pouvait que déboucher sur une distorsion irréaliste, utile simplement pour tout caser dans la même page; on repère assez bien toutefois toute la partie du chemin qui suit la vallée: une longue ligne droite puis un tournant en épingle à cheveux qui fait que la voie semble revenir sur elle-même alors qu'elle monte en lacets; le deuxième virage se situe à peu près au niveau du début du tracé mais cette fois le décrochage a lieu dans l'arrondi du pli de la petite route de montagne et l'on doit quitter le secteur goudronné pour entrer sur le chemin empierré que le ravinement a strié et creusé d'accidents (nids de poule, ornières, rigoles). Ce chemin, lui aussi, se plie à deux reprises tout en continuant à prendre de l'altitude jusqu'au terre-plein maintenant envahi de ronces et de fougères, de bouleaux et de saules où l'on ne peut plus garer la voiture. La deuxième feuille est un commentaire du plan, sa narration en quelque sorte, dans un style aussi contourné que le parcours et qui multiplie les précisions inutiles, les ajouts redondants, les repères ténus qui obscurcissent les données nécessaires. L'allée sinueuse déplie son concept dans une abondance de matières aussi festonnées, ourlées, que des vagues ou des volants, dans une effervescence de détails dont la broderie enfouit les ellipses sous des torsades, des spirales, des boucles; on s’y perd.

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