« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur..." épisode 19 a

II


Pour les besoins de la cause, on a donc prélevé sur la paroi verticale un ensemble ordonné de carrés ; chacun d’eux est bordé de blanc, bordure délimitée de traits bleus, couleur qui a servi, dans ses différentes valeurs, à établir l’effet de leurre qui transforme artificiellement ces carrés en sections de piliers horizontaux qui se répartiraient, selon un savant effet de perspective, à la droite et à la gauche du regard d’un observateur placé au centre du pan de mur et face à lui ; mais les douze prélevés ici sont tous orientés vers la gauche : c’est donc le côté vertical gauche de chacun des carrés qui est prolongé en diagonale par une bande bleu clair sur laquelle un trait plus foncé simule un relief ; le côté horizontal inférieur est, lui, prolongé, selon le même effet de perspective, par une bande bleu foncé figurant la partie dans l’ombre et délimitant les parties éclairées, ainsi valorisées ; les carrés étant assez serrés, une simple amorce du motif suffit à donner l’illusion d’une profondeur indéfinie. Chaque section de carré, au premier plan, est grossièrement peinte en faux marbre, selon des dominantes bleues, jaunes, rouges et marron ; le procédé est simple : des cercles imparfaits, des ellipses irrégulières penchées d’un côté ou de l’autre, sont tracés bord à bord en utilisant la valeur la plus soutenue de la couleur choisie, le fond étant badigeonné de la teinte la plus claire correspondante ; toujours en camaïeu, des irrégularités voulues stylisent les veines du minéral. A intervalles réguliers, des médaillons circulaires narrant tel ou tel épisode de la vie du saint auquel est dédiée la chapelle adjacente ou présentant simplement son portrait, interrompent la monotonie du trompe l’œil ; on n’en voit ici que le bord inférieur, isolé de l’ensemble par le même procédé de bordure blanche soulignée de traits bleus, à laquelle s’ajoute un faux cadre traité en couronne de feuillages noués. Si l’on considère les douze carrés alignés selon trois horizontales de quatre et quatre verticales de trois, il est facile de repérer, à l’intersection de la série horizontale centrale et de la troisième série verticale en partant de la gauche, une exception : le carré est ouvert et dans ce nid à l’entrée tapissée de marbre bleu est posée une tourterelle qui paraît couver ; sur ce qui semble maintenant le toit de la poutre creuse, un deuxième oiseau est peint dans la même position. Dérivation. On peut lire au dos de la carte postale :

« ALBI – (Tarn), BASILIQUE SAINTE-CECILE, Peintures des murs des tribunes, 1509-1512. ».

La carte postale, agrandissement partiel et portatif de la muraille, sert de guide : elle permet de repérer du bas des tribunes, sur la véritable paroi peinte, le leurre des pigeons dans le vaste leurre des poutres horizontales, en particulier grâce au fragment déjà décrit du médaillon circulaire. Cela amuse beaucoup la jeune vendeuse de cartes : elle n’avait pas fait le rapprochement, n’ayant jamais eu la curiosité de vérifier l’emplacement des volatiles, mais elle s’en servira, c’est sûr, dans l’intérêt des touristes ; de son éventaire, devant le jubé, un regard attentif peut rapidement faire le va-et-vient entre la photographie en couleurs au premier plan et la peinture murale dans la pénombre du fond, avant de sortir de la cathédrale et de retrouver la ville atteinte quelques heures auparavant après avoir descendu, sur une vingtaine de kilomètres, la basse vallée du Tarn, non sans un bref arrêt au Saut du Sabo, où, au bas d’une chute maîtrisée, la rivière bouillonne entre des pans de roches abrupts.
Sous le couvert des pins, avant de déboucher dans la zone des dunes, les baigneurs qui vont à la plage à vélo dévalent d’un trait la fin de la piste cyclable, croisant ceux qui, lassés des vagues et du soleil, peinent à gravir la petite montée qui les conduit par la forêt jusqu’à la route goudronnée. Celui qui vient à pied en suivant le sentier sablonneux perpendiculaire à la piste, découvre, au sommet de la dune, une aire parfaitement plane délimitée par une barrière basse de poteaux de bois ronds fichés tous les deux mètres dans leurs semblables verticaux dépassant du sol de cinquante centimètres environ ; tous sont teintés de vert. Le centre de l’aire est occupé par un carré de bonnes proportions fait d’un plancher grossier en trois parties, solidement fixé dans le sable. Un cercle est tracé à la peinture rouge dans ce carré et, dans ce cercle, deux bandes blanches sont jointes en leur milieu par une ligne transversale, blanche elle aussi. Avec un peu de recul, il est facile de deviner la fonction de ce

« H »

géant cerclé de rouge, d’autant plus que l’entrée d’une piste assez large conduisant directement à l’océan est indiquée par une pancarte rouge et blanche portant l’inscription :

« accès des secours ».

Les hélicoptères rasant la dune ne peuvent manquer cette aire d’atterrissage dont ils vont momentanément occuper le centre alors que le sable vole, recouvrant à demi les touffes de chardons bleus, et que déjà s’active une équipe de sauveteurs. Plus loin, perchées sur des branches mortes, résidu d’un léger déboisement de la forêt voisine déversé là pour fixer le terrain, des corneilles immobiles semblent garder un ossuaire. De l’autre côté, vers les plages du sud, les nombreuses silhouettes des baigneurs nus tremblent dans la brume de chaleur et les embruns des rouleaux qui se brisent.

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