« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

Wonder 68 / version courte






Mai 68 au pays des Wonder.

(A propos de : « La reprise du travail aux usines Wonder » (1968) de Jacques Willemont et de « Reprise » (1997) de Hervé Le Roux)

1) Le court-métrage de Jacques Willemont : « La reprise du travail aux usines Wonder » (visible sur tvbruits.org), restitue un moment fort de l’événement politique que fut Mai 68.
Il s’agit d’un documentaire de 10 minutes, tourné devant l’usine Wonder de Saint Ouen, le 10 juin 1968, vers 13h30. Il se compose surtout d’un plan-séquence dont la « vedette » est une jeune femme brune qui crie : « Non, je rentrerai pas là-dedans… je mettrai plus les pieds dans cette taule […] on est dégueulasses jusqu’à là (elle montre le haut de ses bras), on est toutes noires… ! »
Le matin même, la reprise du travail avait été votée par 560 voix contre 260 (vote « machiné » par la direction) après une occupation l’usine pendant trois semaines avec élection d’un comité de grève.

2) Qui sont les protagonistes de ce film ?
Hervé Le Roux, pour son film « Reprise » a retrouvé trois d’entre eux :
l’homme à la cravate, c’est un responsable du PCF de St Ouen : Pierre Guyot. Il n’est pas de Wonder. Il vient proposer la reprise « dans l’unité».







L’autre interlocuteur est un cadre CGT de l’union locale, Maurice Bruneau. Lui non plus n’est pas de Wonder, lui aussi veut la reprise.
Le jeune en désaccord, c’est Poulou, lycéen de 16 ans, militant maoïste de l’UJCLM .


Enfin, il y a la jeune femme … qui joue Mai 68, porteuse d’un cri qui résonnera longtemps dans les luttes des O.S. des années 70. Elle dénonce la dureté des conditions de travail - la saleté noire de l’atelier du « charbon », le manque d’hygiène, la rareté des pauses, l’arrogance des petits chefs…

3) Elle porte la parole ouvrière que Grenelle n’a pas prise en compte, selon l’analyse de René Mouriaux : « Le problème de la pénibilité du travail se pose. On se souvient tous du film sur la reprise à Wonder : « je ne veux pas rentrer, c’est trop dégueulasse ! ». Il n’y a pas eu de prise en compte de cette question dans les négociations de grenelle. Il y avait 15 thèmes, mais, en dépit de l’importance de la grève, peu de créativité revendicative de mai 68. Grenelle, c’est la production de l’accord CGT-CFDT du 10 janvier 1966, qui a été actualisé en mai 68. Mais sans thèmes nouveaux… la pénibilité est présente mais elle n’est pas traitée… la question allait être portée par la vague suivante, celle des révoltes de OS en réaction à l’intensification des cadences. »

4) Ne nous y trompons pas : ce qui se joue devant Wonder a une valeur stratégique.
La présence de Pierre Guyot et de Maurice Bruneau montre que, même en l’absence d’un mot d’ordre central, l’orientation des responsables de la CGT et du PCF était de pousser à la reprise.
Poulou introduit la phrase de Maurice Thorez, de 36: « Il faut savoir terminer une grève… », en ajoutant aussitôt : « …mais ce n’est pas le cas… ».
Pierre Guyot résume: «On peut pas tout avoir d’un seul coup… C’est par étapes que tu arrives à une victoire définitive. » Malheureusement, l’histoire du mouvement ouvrier est la négation de cette vision linéaire et étapiste: la remise ne cause des acquis est constante et les victoires partielles ne débouchent pas spontanément sur une « victoire définitive », si l’on ne profite pas des moments de crise pour pousser résolument l’avantage et viser un processus et une rupture révolutionnaires.
Pour la Gauche en 68, la grève de masse, subie plus que voulue, fut limitée à l’ouverture rapide de négociations « victorieuses », avec pour seul débouché politique une perspective électorale déconnectée du combat social: des élections mais sans la grève, les élections contre la grève…

5) Les personnages du film sont des porte-paroles politiques ; modifiés par la présence de la caméra, ils deviennent des personnages ; dans « Reprise », Poulou a cette formule : « Nous étions tous en mission… ».
Une véritable mise en scène s’organise dans l’urgence et le spectateur est indirectement pris à partie, mis en scène lui aussi, constitué par ce débat en sujet politique.
Ce bref film est un « miroir à deux faces »
[2] : à la fois la trace d’une « inscription vraie » (l’exactitude « documentaire » de ce qui est filmé) et une « auto-mise en scène » des militants filmés ; l’exploration spontanée d’un épisode de « mai68 » et, simultanément, sa mise en scène politique. C’est ce qui le rend inépuisable.












[1] René Mouriaux, entretien : « L’énigme de Mai 68 », « Critique communiste » n°186, Mai 68, pp.117-118.
[2] Jean-Louis Comolli « Le Miroir à deux faces », dans : Jacques Rancière, Jean-Louis Comolli, « Arrêts sur histoire », collection « Supplémentaires », Centre Georges Pompidou, Paris 1997.


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