« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur..." épisode 20 c

De loin en loin, sur le bord de la route, des silhouettes noires sont censées stimuler la prudence des automobilistes ; ils peuvent croire, en effet, que des piétons longent la voie ou s’apprêtent à la traverser ; ils ralentissent, donc. Les formes de bois découpé, d’une hauteur d’homme moyen, sont autant de spectres : ces leurres témoignent des morts par accident sur ce parcours dangereux, morts dont les comptes, pour les années les plus récentes, figurent d’ailleurs sur certains d’entre eux, tracés en lettres blanches sur le fond noir. Sur d’autres sont ajoutés, toujours en blanc, des yeux, un nez, une bouche (et même un nœud papillon) réduits à leur plus simple expression. Parfois, si la ligne est droite, se dessine une série de ces statues rudimentaires et plates qui se dédoublent, se multiplient et disparaissent l’une après l’autre, compte à rebours avant une prochaine courbe parmi les pins ravagés.
Deux opérations :
- une sorte de clonage est accompli par l’intermédiaire de filaments (tentacules ?) envoyés par un mollusque enfermé dans une énorme coquille en forme de noix ; ils s’introduisent, pendant leur sommeil, dans la bouche, le nez, les oreilles de personnes encore saines et peu à peu se forme un embryon qui se développe rapidement, à l’identique ; seul un réveil avant la fin de l’opération peut enrayer le transvasement et sauver l’original ; sinon, l’organisme aspiré se dégonfle et disparaît sans laisser de traces ; le double créé ressemble à s’y méprendre à celui ou à celle dont il s’est nourri, la différence est psychologique : l’indifférence et la froideur de l’automate, l’insensibilité de la machine, la détermination programmée du robot, la seule ressource vitale étant la survie de la nouvelle espèce et sa prolifération conquérante ; l’humain tend à disparaître… Virtuels
- Le bon se révèle être le méchant et réciproquement : il suffit à l’un ou à l’autre d’ôter le masque de latex qui change complètement son apparence et d’arracher la puce collée sur son cou à la hauteur des cordes vocales, pour que les identités soient recouvrées, y compris la voix (le geste est bien sûr agrémenté d’un effet spécial qui obéit aux critères maintenant connus : rapidité, continuité fluide). Il n’en reste pas moins que l’illusion est troublante pour le spectateur lorsqu’il assiste au passage à tabac du héros et qu’il voit son adversaire triomphant s’enfuir indemne ; il a beau savoir ou se douter que l’un est l’autre, cette perméabilité des valeurs et des rôles, portée par le physique lui-même, reste moralement dérangeante. Virtuels
Il ouvre une porte qui n’existe pas mais aucun spectateur ne s’est aperçu de ce prodige. Le spectateur est à la place de la porte manquante, il est la porte manquante, c’est lui, fauteur d’ombre, que le bras du personnage feignant d’ouvrir la porte écarte de la lumière du jour. Le passage de la porte, pour la famille debout sur le seuil, à l’intérieur, c’est le passage de l’ombre à la lumière, comme si le panneau tournait sur ses gonds alors qu’il n’y a pas de porte, alors que, pour le spectateur, la lumière du matin balaie le groupe immobile que forment les personnages debout devant la porte absente et qui, des ténèbres, se retrouvent soudain à la lumière du petit matin couvert d’oiseaux, tapissé d’oiseaux du sol aux toits, des barrières, aux arbres et aux fils électriques, dans toute la profondeur qu’ils perçoivent à travers le cadre vide de la porte manquante dans la lumière d’un noir argenté. Pourquoi cet escamotage inaperçu ? Pour que le changement s’opère sans obstacle, avec une ombre d’obstacle seulement, qu’on ne s’embarrasse plus d’un obstacle concret, pesant et lourd à manier mais que le changement s’opère à vue par réflexion, projection de l’ombre; pour qu’on n’entende pas le bruit de l’ouverture d’une porte, bruit qui pourrait alerter les oiseaux, les provoquer, leur fournir un prétexte ; pour que l’avancée du petit groupe se fasse par glissement, sans attaches matérielles extérieures à lui, sans à-coups ni heurts ; pour que l’on sente bien que ses membres sont dans un autre espace et dans un autre temps et que, de leur place dans le monde il ne reste plus que l’ombre et la lumière. Virtuels Le morcellement est systématique et multiple: les éléments de base ne durent que quelques secondes, de dix à quinze secondes en moyenne. Il n’y a pas de raccord, de transition : on peut croire, au début, à un défaut du disque ou à une défaillance du lecteur mais non : il s’agit bien d’un principe de composition d’autant plus radical que le morceau est long, plus d’une vingtaine de minutes au total et qu’il ne peut donc s’agir d’un artifice de fin, d’un ultime enjolivement, d’un clin d’œil. Savoir s’il s’agit de prélèvements de titres déjà existants ou de fragment composés exprès est difficile. On pense d’abord qu’ils ne tiendront pas le pari longtemps, vu la difficulté ; on se prend à croire, à espérer
(« Ah, cette fois… »),
lorsqu’une pièce dure davantage que les précédentes, ou que son tempo, plus lent ou plus régulier, permet à une ébauche de mélodie de prendre son essor, à un abandon du procédé après quelques facéties modernes : il n’en est rien, l’entêtement est exemplaire. On croit reconnaître, dans ce fouillis organisé, un thème déjà utilisé et l’on se plaît à penser qu’on a percé à jour un motif de composition, une boucle, une reprise qui ne saurait rester isolée, mais ce n’est qu’un défaut de mémoire ou la tentation facile d’apprivoiser ce qui se dérobe et change sans cesse. L’arrivée brutale d’une partie chantée suscite un nouvel espoir de continuité, mais la voix qui revient, quelques douze fragments plus loin, n’est pas la même et elle est tout aussi impitoyablement interrompue que celles qui, de temps en temps, sans ordre, suivront. Le rythme change, bien sûr, mais sa dominante reste celle du rock et c’est malgré tout dans cette tonalité que s’opèrent la plupart des décrochages. Alors que tout espoir semblait perdu ne voilà-t-il pas qu’une ligne se tient et se prolonge, qu’elle varie sans muter ou se rompre, qu’elle demeure, comme si une vaste pièce s’était soudain ouverte après de nombreuses hésitations quant aux chemins à suivre pour l’atteindre ; quel repos après tant d’exaspération ! Mais cette continuité est un leurre : son insistance répétitive est formée de brefs modules identiques et juxtaposés aux aussi ; il n’est même pas sûr que quelque variation minuscule ne soit pas introduite subrepticement…

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