IV
Le correcteur ne connaît pas le bref énoncé qui vient d’être frappé et, après un temps de latence, il le souligne d’une fine ligne ondulée de couleur rouge. L’initiale du prénom (en majuscule) suivie d’un point puis des quatre premières lettres du nom (initiale en majuscule) déclenchent quatre suggestions, classées en deux séries verbales simples : participe présent et présent de l’indicatif à la troisième personne du pluriel. Ce qui donne :
bichant, bâchant, bêchant, bûchant,
puis
bichent, bâchent, bêchent, bûchent.
L’inconnu est ainsi ramené au connu ; les majuscules sont ignorées et le point interprété comme une lettre manquante, une amorce de jeu du pendu. On peut aussi penser que ce point après le
B
a immédiatement renvoyé au
i,
provoquant l’apparition de
bichant,
avant de se transformer (éventuellement) en accent circonflexe. Le
m
suivant le
a,
suite rare en finale, est devenu
nt.
Mais ces changements sont indirects et discontinus : la proximité intègre le saut, multiplie les ruptures ; le modelage est sériel. L’unique est confronté à un spectre de ressemblances éparses qui le métamorphose selon le principe bien connu de complémentarité entre la permanence (des consonnes) et l’instabilité (-raisonnée mais disproportionnée – des voyelles :
i, a, e, u,
d’une part,
a, e,
de l’autre…). C’est un choix simple mais il fait varier les niveaux.
Il suffit de contempler longtemps le panorama de la petite ville, depuis la terrasse au soleil, de l’autre côté de la rade, pour que son indéfectible beauté devienne une donnée permanente ne gênant plus la réflexion ; celle-ci monte donc, parallèle au regard apaisé qui ne cesse de détailler simultanément les maisons blanches, les arches et les balcons sur la mer, les avancées ou les retraits selon les éperons rocheux, les anses de sable, les trouées des rues étroites montant vers l’église. L’autocar bleu gravit lentement la côte et c’est le bruit fortement rythmé du moteur du bateau de pêche, là, en bas, tout près, qui s’associe violemment à son image distante parmi les oliviers. La barque est bleue elle aussi ; courte, aux bords presque droits, elle est l’un des rares vestiges de ces embarcations typiques de l’endroit telles qu’on peut les voir, en abondance, sur les fac-similés de vieilles cartes postales en blanc et noir vendues au bureau de tabac, tellement photogéniques avec leur voile repliée sur un montant en diagonale fixé au mat. Dès l’aurore, par beau temps, la
«folie »
mêlant des traces mauresques au baroque barcelonais, est ensoleillée : la
Torre de Can Costa
est devenue
«la maison de l’anglais »
dans une bande dessinée inachevée et inédite, transposition de la célèbre nouvelle de Maupassant :
« La main d’écorché. »
Au moment où l’on croise la femme, l’expression qui vient immédiatement à l’esprit est :
« front mat »,
ce qui est faux : des sourcils à la racine des cheveux, la peau devient progressivement noire, aussi noire que celle des lèvres. La femme descend rapidement du métro, tête baissée, fugitive entr’aperçue mais suscitant ce commentaire irréfléchi :
« front mat… ».
La vision a duré quelques secondes à peine mais les mots, bulle spontanée éclatant au moment même où elle se forme, subitement sont là: deux monosyllabes percutants, erronés. Cette peau bistre virant au noir (a-t-on tenté de la blanchir dans les zones centrales du visage?) a reçu cette étiquette, ce nom dévoyé, copie fautive de l’énoncé connu :
« teint mat ».
« Teint mat »
pilote
« front mat »
mais en même temps le lâche, le perd.
« Mat »
continue à résonner pourtant, assombri par
« front »,
têtu, buté, sans éclat.
« Front »
a remplacé
« teint »
mais a absorbé
« visage » ;
« mat »
s’est maintenu mais a absorbé
« noir » :
« front mat »,
sous-produit de
« teint mat »
et mis pour
« visage noir ».
La mise à jour a été très lente et l’induction a dû parcourir de vastes circuits dilatés dans l’espace et le temps avant de parvenir à une conclusion évidente concernant le modèle : deux. Deux mères, deux sœurs, deux maisons dans la presqu’île et deux maisons dans la ruelle du hameau, deux caveaux (granite et granito ; l’enfant joue de l’un à l’autre), deux granges dans les contreforts pyrénéens (mais là, il a bien fallu choisir), sans compter les rêves nombreux dans lesquels tout est double, les maisons, les chambres: les visibles et les secrètes, celles, ignorées, que l’on découvre avec un étonnement satisfait et dont l’existence est soudain révélée par une cloison qui pivote ou coulisse, un trajet qui bifurque inopinément et s’achève dans un lieu nouveau, jumeau d’abord méconnaissable de l’original familier, et cette extension imprévue ravit. Sur le même arbre, les pies font deux nids, distants de quelques embranchements ; le vrai est complet : un amas de branches hirsute et dont l’assemblage grossier semble être l’effet du hasard ou des vents, avec sa toiture bâclée ; l’autre est à peine ébauché ou laissé en plan : petit et plat, un double raté. Est-ce une amorce de secours, une aire de repos supplémentaire ? Plus vraisemblablement un leurre, la négation de la forme intentionnelle bien qu’instinctive qu’est le nid ; le message serait : ici, pas de nid : des branchages accumulés, prolifération aberrante mais naturelle de bûchettes mortes entassées là, retenues par les fourches auxquelles elles s’entrelacent ; certains arbres fleurissent et fructifient, abritent des parasites : les arbres-à-pies fabriquent ces entrecroisements secs et noirs, ces nœuds étranges et inhabités.
Le correcteur ne connaît pas le bref énoncé qui vient d’être frappé et, après un temps de latence, il le souligne d’une fine ligne ondulée de couleur rouge. L’initiale du prénom (en majuscule) suivie d’un point puis des quatre premières lettres du nom (initiale en majuscule) déclenchent quatre suggestions, classées en deux séries verbales simples : participe présent et présent de l’indicatif à la troisième personne du pluriel. Ce qui donne :
bichant, bâchant, bêchant, bûchant,
puis
bichent, bâchent, bêchent, bûchent.
L’inconnu est ainsi ramené au connu ; les majuscules sont ignorées et le point interprété comme une lettre manquante, une amorce de jeu du pendu. On peut aussi penser que ce point après le
B
a immédiatement renvoyé au
i,
provoquant l’apparition de
bichant,
avant de se transformer (éventuellement) en accent circonflexe. Le
m
suivant le
a,
suite rare en finale, est devenu
nt.
Mais ces changements sont indirects et discontinus : la proximité intègre le saut, multiplie les ruptures ; le modelage est sériel. L’unique est confronté à un spectre de ressemblances éparses qui le métamorphose selon le principe bien connu de complémentarité entre la permanence (des consonnes) et l’instabilité (-raisonnée mais disproportionnée – des voyelles :
i, a, e, u,
d’une part,
a, e,
de l’autre…). C’est un choix simple mais il fait varier les niveaux.
Il suffit de contempler longtemps le panorama de la petite ville, depuis la terrasse au soleil, de l’autre côté de la rade, pour que son indéfectible beauté devienne une donnée permanente ne gênant plus la réflexion ; celle-ci monte donc, parallèle au regard apaisé qui ne cesse de détailler simultanément les maisons blanches, les arches et les balcons sur la mer, les avancées ou les retraits selon les éperons rocheux, les anses de sable, les trouées des rues étroites montant vers l’église. L’autocar bleu gravit lentement la côte et c’est le bruit fortement rythmé du moteur du bateau de pêche, là, en bas, tout près, qui s’associe violemment à son image distante parmi les oliviers. La barque est bleue elle aussi ; courte, aux bords presque droits, elle est l’un des rares vestiges de ces embarcations typiques de l’endroit telles qu’on peut les voir, en abondance, sur les fac-similés de vieilles cartes postales en blanc et noir vendues au bureau de tabac, tellement photogéniques avec leur voile repliée sur un montant en diagonale fixé au mat. Dès l’aurore, par beau temps, la
«folie »
mêlant des traces mauresques au baroque barcelonais, est ensoleillée : la
Torre de Can Costa
est devenue
«la maison de l’anglais »
dans une bande dessinée inachevée et inédite, transposition de la célèbre nouvelle de Maupassant :
« La main d’écorché. »
Au moment où l’on croise la femme, l’expression qui vient immédiatement à l’esprit est :
« front mat »,
ce qui est faux : des sourcils à la racine des cheveux, la peau devient progressivement noire, aussi noire que celle des lèvres. La femme descend rapidement du métro, tête baissée, fugitive entr’aperçue mais suscitant ce commentaire irréfléchi :
« front mat… ».
La vision a duré quelques secondes à peine mais les mots, bulle spontanée éclatant au moment même où elle se forme, subitement sont là: deux monosyllabes percutants, erronés. Cette peau bistre virant au noir (a-t-on tenté de la blanchir dans les zones centrales du visage?) a reçu cette étiquette, ce nom dévoyé, copie fautive de l’énoncé connu :
« teint mat ».
« Teint mat »
pilote
« front mat »
mais en même temps le lâche, le perd.
« Mat »
continue à résonner pourtant, assombri par
« front »,
têtu, buté, sans éclat.
« Front »
a remplacé
« teint »
mais a absorbé
« visage » ;
« mat »
s’est maintenu mais a absorbé
« noir » :
« front mat »,
sous-produit de
« teint mat »
et mis pour
« visage noir ».
La mise à jour a été très lente et l’induction a dû parcourir de vastes circuits dilatés dans l’espace et le temps avant de parvenir à une conclusion évidente concernant le modèle : deux. Deux mères, deux sœurs, deux maisons dans la presqu’île et deux maisons dans la ruelle du hameau, deux caveaux (granite et granito ; l’enfant joue de l’un à l’autre), deux granges dans les contreforts pyrénéens (mais là, il a bien fallu choisir), sans compter les rêves nombreux dans lesquels tout est double, les maisons, les chambres: les visibles et les secrètes, celles, ignorées, que l’on découvre avec un étonnement satisfait et dont l’existence est soudain révélée par une cloison qui pivote ou coulisse, un trajet qui bifurque inopinément et s’achève dans un lieu nouveau, jumeau d’abord méconnaissable de l’original familier, et cette extension imprévue ravit. Sur le même arbre, les pies font deux nids, distants de quelques embranchements ; le vrai est complet : un amas de branches hirsute et dont l’assemblage grossier semble être l’effet du hasard ou des vents, avec sa toiture bâclée ; l’autre est à peine ébauché ou laissé en plan : petit et plat, un double raté. Est-ce une amorce de secours, une aire de repos supplémentaire ? Plus vraisemblablement un leurre, la négation de la forme intentionnelle bien qu’instinctive qu’est le nid ; le message serait : ici, pas de nid : des branchages accumulés, prolifération aberrante mais naturelle de bûchettes mortes entassées là, retenues par les fourches auxquelles elles s’entrelacent ; certains arbres fleurissent et fructifient, abritent des parasites : les arbres-à-pies fabriquent ces entrecroisements secs et noirs, ces nœuds étranges et inhabités.
à suivre... la semaine prochaine.
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