« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"JE VEUX VOIR" Brèves d'écran séquence 10 Joanna HADJITOMAS/Khalil JOREIGE/ Jacques RANCIERE

+Alain Resnais, Federico Fellini, Philippe Garrel, Catherine Deneuve, Rabih Mroué, Marguerite Duras, Sophie Ristelhueber, Luis Buñuel.

Séquence 10 :

° « Je veux voir » : lors de la présentation du film au festival d’Auch, le vendredi 17 octobre 2008, Khalil Joreige a cité trois films qui l’ont inspiré :
- « Hiroshima mon amour », d’Alain Resnais : tout voir, ne rien voir…
- « Le Vent de la nuit », de Philippe Garrel : Catherine Deneuve regardant par la fenêtre…
- « La Dolce vita », de Federico Fellini: le monstre marin échoué sur la plage, à la fin, monstre auquel il compare les tas ruines transportés au bord de la mer…



° Extrait des dialogues de Marguerite Duras écrits pour
« Hiroshima mon amour » :

Lui : « Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien. »
Elle :
« J’ai tout vu. Tout. »
Elle :
« J’ai vu les actualités.
Je les ai vues.»
Lui :
« Tu n’as rien vu. Rien. »
[…]
Elle :
« Je commence à t’oublier. »
(Cf. Séquence 9, point 1)




° Détournement :
Ecrit pour commenter une photo de Sophie Ristelhueber, représentant l’un des « petits barrages que les autorités israéliennes ont édifié sur les routes de campagne [palestiniennes] avec les moyens du bord », le texte de Jacques Rancière qui clôt l’article intitulé « L’Image intolérable »
[1] pourrait être l’analyse prémonitoire du film de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige : « Je veux voir ».




a) Ce qui est photographié ce n’est pas « l’emblème de la guerre » «mais les blessures et les cicatrices qu’elle imprime sur un territoire ».
Dans ce film, il s’agit des traces de la guerre dite « des 33 jours » (du 12 juillet au 4 août 2006) pendant lesquels l’armée israélienne a bombardé le Liban. Le tournage a eu lieu quelques semaines après la fin de la guerre.
b) On opère un « déplacement de l’affect usé de l’indignation à un affect plus discret, un affect à effet indéterminé, la curiosité, le désir de voir de plus près. », « curiosité » ou
« attention ».
Le titre du film, « Je veux voir », reprend le souhait formulé et répété dès le début par Catherine Deneuve, déplacée de Paris à Beyrouth et de Beyrouth au Sud-Liban.
c) La curiosité, l’attention sont des affects :
« … qui brouillent les fausses évidences des schémas stratégiques ; ce sont des dispositions du corps et de l’esprit où l’œil ne sait pas par avance ce qu’il voit ni la pensée ce qu’elle doit en faire.»
Le film est un road movie qui traverse des terrains minés ; les risques sont calculés mais réels. Les aléas de la situation deviennent ceux d’un film en train de se faire et qui, peut-être, ne se fera pas. Autre risque : qu’il n’y ait rien à voir, à dire ou à penser, que le refus justifié des clichés n’arrive pas à produire des images
d) Rancière « pointe » ainsi
« une autre politique du sensible […] fondée sur la variation de la distance,
Joreige parle d’une «juste distance »
la résistance du visible
Le
visible, dans le film est souvent opaque ; il se dérobe ou s’impose, en différant le commentaire
et l’indécidabilité de l’effet. »
Que se produira-t-il ? Se produira-t-il quelque chose ? Et si oui, selon quel ordre, humain et esthétique?
« Les images changent notre regard si elles ne sont pas anticipées par leur sens et n’anticipent pas leurs effets », conclut-il.
Cette « autre politique de sensible » appelle un spectateur nouveau, plus libre, « émancipé ».


° Autre détournement :
En langage militaire, la déception (souvent associée à la dissimulation) consiste, grosso modo soit à cacher le maximum d’informations à l’ennemi (déception passive) soit à l’induire en erreur en introduisant des mensonges ou des leurres (déception passive).
Les réalisateurs de « Je veux voir » utilisent, de fait et au bénéfice de l’art du film, un concept de l’art de la guerre.



Le film pratique une double déception :
- arriver à filmer en cachant aux autorités civiles ou militaires (en particulier le commandement de la FINUL) ce que l’on filme ou souhaite filmer, en faisant croire qu’on ne filme pas alors qu’on filme etc (déception passive),
- arriver à obtenir des autorisations supplémentaires de tournage grâce à Catherine Deneuve jouant son propre rôle (elle serait au Liban pour un gala de charité… elle ferait juste un peu de tourisme…) comme un leurre tactique (déception active).

° Mais cela ne suffit pas ; la déception serait aussi un art rejoignant le « régime esthétique » défini par Rancière.
Car ce film sur la guerre est aussi une guerre du film pour son droit à exister : ruser avec le visible et craindre l’invisible ; relancer ce qui n’est plus, tabler sur ce qui n’est pas encore ; faire des acteurs des figurants et des ruines des présences ; introduire, partout, des spectateurs et faire du monde un désert ; ne pas craindre le silence et parier sur la signification de paroles souvent flottantes, parfois déconnectées : ainsi l’irruption, sur une image noire, d’une réplique du film de Buñuel « Belle de jour » venue de loin, dans l’espace et le temps.
[1] Jacques Rancière, « L’Image intolérable », dans « Le spectateur émancipé », La Fabrique éditions, Paris 2008, p.114.


Séquence 11

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