« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

Brèves d'écran/ séquence18/KUBRICK/ZIZEK/DELEUZE/LACAN/SCHNITZLER

+ Nicole Kidmann, Krzystof Kieslowski




° Vers la fin de son essai intitulé « la théologie matérialiste de Krzystof Kieslowski »
[1], Slavoj Zizek écrit, à propos du dénouement de «Eyes wide shut», de Stanley Kubrick :
«…la conclusion apparemment vulgaire du film…quand…Kidmann… lui dit qu’ils doivent faire quelque chose au plus vite. « Quoi ? » demande-t-il ?, « Baiser» répond-elle… Jamais aucun film n’avait dévoilé aussi abruptement la nature du passage à l’acte comme fausse échappatoire, comme moyen d’éviter d’être confronté à l’horrible et infernal monde des fantasmes. La boutade de Lacan à propos de réveil dans la réalité comme fuite du réel rencontré dans le rêve est d’autant plus vraie de l’acte sexuel lui-même : nous ne rêvons pas de baiser lorsque nous sommes dans l’incapacité de le faire – nous baisons plutôt dans le but de fuir et d’étouffer l’excès de rêve qui sinon nous submergerait.»
Pourtant au début du même essai (p.31) Zizek commentait ainsi la célèbre formule de Lacan « Il n’y a pas de rapport sexuel »: cela «signifie (entre autres -
sic) que, pendant un rapport sexuel «normal», l’homme qui est un obsessionnel pense à une autre femme… réduisant la femme qu’il tient dans ses bras au support matériel de l’objet a fantasmatique. A l’opposé, la femme, qui est une hystérique, refuse d’être l’objet-cause du désir de l’autre (de son amant), et imagine ainsi qu’une autre femme est à sa place, dans le lit avec son partenaire et qu’elle est, elle ailleurs.»
Que produira donc le passage à l’acte sexuel impliqué par le mot «Baiser», dernier mot du film, prononcé par le personnage féminin de «Eyes wide shut» ? Une nouvelle complémentarité (réussie?) des fantasmes de l’un et de l’autre – être avec quelqu’un d’autre ou être quelqu’un d’autre, et réciproquement, dans ce cas précis – dont le film tout entier a été le déploiement, la « mise en scène », aux couleurs d’hypothétiques rêves enchevêtrés.
« Baiser» clos le film (qui se termine ainsi) mais, simultanément, le relance, et son recommencement en spirale (éternel retour…du refoulé ?) serait conforme à la cérébralité du cinéma de Kubrick («Donnez-moi un cerveau ! », selon Deleuze
[2]).
Il ne peut y avoir de compréhension unilatérale du dernier mot qui, à la fois, permet sans doute « de fuir et d’étouffer l’excès de rêve » dans le «passage à l’acte », mais aussi de retrouver les obsessions et l’ «hystérie» qui fondent celui-ci. Cette « urgence » de baise que signale la femme est aussi l’envie – séance tenante - de retrouver l’autre de l’autre dans l’absence de rapport sexuel.

° Que serait le « tiers » nécessaire du couple de « Eyes wide shut », puisque tiers il y a (« Pour Lacan, donc, « il n’y a pas de rapport sexuel » parce que ce ne sont jamais deux partenaires (s’ils sont deux) mais toujours au moins trois qui sont impliqués. », Zizek, opus cité p.35) ?
-Le hongrois du bal,
- l’officier de marine de la « confession » de la femme qui hante le film du début à la fin sous la forme d’un autre film en images bleues qui est un «rêve-fantasme-réalité » du mari (remarquons que dans le fantasme non plus le rapport sexuel n’est pas « accompli » jusqu’au bout, les images bleues s’interrompent avant),
- les deux mannequins,
- la jeune fille du magasin de costumes,
- le réceptionniste de l’hôtel,
- Etc… La liste serait longue tant le film avance en les multipliant, sous des formes actuelles ou virtuelles…

° « L’officier de marine » est l’« autre » du mari, qui baise cette « autre » de la femme qui, elle, n’est « ni tout à fait une autre, ni tout à fait la même » (Verlaine).
« L’officier de marine » est le personnage sur lequel « convergent » (le jeu de mots n’est possible qu’en français) les fantasmes du mari et ceux de l’épouse, selon la place que l’un et l’autre occuperaient selon les redistributions complexes des rôles masculins et féminins (l’officier à la place du mari à la place de la femme à la place du mari à la place de l’officier à la place de la femme…)
La composante homosexuelle de la jalousie masculine, forme retorse de la blessure narcissique (« ce beau garçon préfère ma femme à moi qui pourtant… ») affleure ainsi, d’autant plus que plusieurs faits et plusieurs allusions sous-entendent une homosexualité latente du mari « projetée » sous forme d’insultes – dans la rue - ou de drague – par le réceptionniste de l’hôtel - (sinon elles n’ont pas de sens). La « fidélité » (L’abstinence) de cet hétérosexuel se fonderait-elle sur le refoulement de son homosexualité ?

° Et que faire de la remarque suivante de Zizek dans «La Parallaxe» : «sexe n’est pas une simple expression-application de l’amour, il appartient à la définition de l’amour, de la « pratique » amoureuse (littéralement « faire l’amour ») »
[3] ?

° Revenons un peu en arrière : Kubrick fait du «final» lapidaire de «Eyes wide shut » (« Nous avons quelque chose à faire… de toute urgence ! »/ »Quoi ? »/ « Baiser ! ») la suite (et la fin) apocryphe des dernières répliques de la nouvelle de Schnitzler («Traumnovelle», malencontreusement traduit par « Rien qu’un rêve ») d’où est tiré le film ; on retrouve ce dialogue à peu près mot pour mot juste avant, dans la continuité de la séquence du magasin de jouets :
« J’ai la conviction profonde que la réalité d’une nuit, pour ne pas dire celle d’une vie entière, n’est pas toute la vérité » (Elle)
«Aucun rêve… n’est jamais rien qu’un rêve » (Lui)
« Maintenant, j’espère que nous sommes bien réveillés, et pour une très longue période. » (Elle)
Il allait dire « Pour toujours », mais avant qu’il ait pu prononcer un mot elle posa un doigt sur ses lèvres tout en murmurant comme pour elle-même :
« Il ne faut pas chercher à connaître l’avenir… » .» (Elle et lui)
[4]
Cette prudence finale des deux personnages (celle seulement de la femme dans le film) indique la virtualité permanente du « rêve »… l’éternel retour toujours possible de ce qui n’est pas « toute la vérité » mais qui « n’est jamais rien qu’un rêve ».


[1] Slavoj Zizek, « Lacrimae rerum », Amsterdam-Poches, Paris 2005, pp.125-126.
[2] Gilles Deleuze, "Cinéma 2, L’image-temps," Les éditions de Minuit, collection «Critique», Paris 1985, p.265.
[3] Slavoj Zizek, « La Parallaxe », Ouvertures, Fayard, Paris , 2008, p.198.
[4] Arthur Schnitzler, « Traumnovelle »-« Rien qu’un rêve », « Les dernières cartes », Livre de Poche n° 2606, p 252.
séquence 19

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