« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

Le loup, sa gueule,sa garce. Intermède 11

Intermède 11

C’est vers la fin du film qu’apparaît sur l’écran l’ombre d’un spectateur directement pris dans le faisceau du projecteur: ombre de tête portant chapeau mou.
On croit d’abord à l’image opaque, interposée par mégarde, de quelqu’un se levant pour quitter la salle mais non : la tête sort de l’écran puis revient et ainsi de suite jusqu’au bout, non sans susciter quelques mouvements d’humeur.
A la lumière et alors que les spectateurs remontent vers la sortie, on s’aperçoit que c’est l’acteur du film - il joue son propre rôle - qui a perturbé la projection en se plaçant là, en haut des marches, devant l’issue, assez tôt pour ne manquer personne et serrer des mains.
«
C’est un quinquagénaire surnommé « Enzo le Roc », un transfuge de Catane qui s’est retrouvé tout gamin à faire du marché noir pour son père dans les ruelles de Gênes, briquets, aérosols, grenades et autres bricoles tombées du camion. Condamné à la délinquance… », dit le journal.
Canardeur de flics à Zanzibar : vingt-sept ans de tôle… Mais en prison, coup de foudre : amour fou et contrarié entre Enzo « le Roc » et Mary «la garce». «
Je t’aime, je t’adore, mon doux salaud », lui écrira-t-elle plus tard… Mary est un transsexuel dont Enzo, un matin, a baisé les lèvres. Enzo le protège et partage son rêve : campagne, maison, potager, véranda, banc tourné vers l’horizon, chiens alentour… Un «alphabet muet» (Nous n’en saurons pas plus) leur permet de communiquer d’une cellule à l’autre.
Mary dit de lui : «
Il aurait pu devenir acteur avec son physique, percer dans le cinéma ! ». La tête coupée d’Enzo projetée sur le film devient un emblème : son histoire, leur histoire s’incruste dans l’histoire de la ville de Gênes, s’inscrit dans ce temps qui est aussi celui qu’il a fallu pour qu’elle advienne, pour que la projection dans la projection s’accomplisse, que ces saloperies fusionnent, sur-impressionnées. Il a fallu que la photographie et le cinéma aient une histoire pour qu’ils aient la leur, à la marge. Pour que la violence sexuelle de l’alphabet muet de cellule à cellule – mon doux salaud, Mary (Mais quel est son vrai prénom ?) écrira-t-il plus tard – prenne corps et devienne, aussi et enfin, image, pour que cela perce dans la salle de cinéma, il en aura fallu, du temps !
Car le stock disparate d’archives filmiques montées ici, formats différents, supports variés, dates éparses, sont du temps, du temps sédimenté, du temps qui, dans la continuité hétérogène du film se fige en arrière au fur et à mesure de son déroulement, et solidifie abstraitement ses couches, ses plaques, ses révélations qui croisent l’histoire individuelle et l’histoire collective pour que l’on admette les possibilités de possibilités qui ont rendu possible cette histoire improbable, qui ont organisé sans le savoir sa puissance d’histoire possible, ce potentiel délinquant et sexuel dans la double performance du voyou et du travesti, de sa projection carcérale dans la proximité d’une séparation et dans la séparation d’une proximité – les deux ensemble, bien entendu, rendu possible, donc, ce cliché troué de fond en comble par l’âpreté dure d’un désir d’homme pour l’homme aux attributs féminins qui traverse le temps pour se réaliser, enfin, à la va vite contre un mur de la vieille ville de l’ancien temps, enfin, ou longuement, enfin, au fond d’un lit.
Film : « La bocca del lupo»/ « La gueule du loup », de Pietro Marcello, 2010.
Article : « L’amour inouï d’Enzo « le roc » et Mary « la garce » de Jean-luc Douin, « le Monde » du 23 juin 2010, p.20.


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