2) Pourquoi le générique d’A nos
amours nous donne-t-il une telle impression de beauté ?
Immédiatement, par ses éléments
figuratifs : l’été, la mer, la promenade en bateau, la figure de proue
qu’est Suzanne appuyée au bastingage et dont la robe de coton flotte au vent.
Les plans (4)
sont en mouvement, mais la caméra reste fixe sur le bateau en marche : on
éprouve le plaisir spécifique d’une avancée qui semble obtenue sans
effort ; visuellement, l’effet produit est complexe ; un plan fixe
promené dans son environnement ou, plus exactement, une figure centrale
avançant fixement sur le fond du tableau. Le fond de ciel et de mer (une
île au loin, parfois) accentue la quasi-immobilité.
Il s’agit d’une succession de
« vues », homogénéisée par les lettres du générique ; ce terme
nous ramène aux débuts du cinéma, comme le rappelle un article de Jacques Aumont[1] :
« Les « vues » du « Hales’s tour », consistant
à placer une caméra à l’avant d’une locomotive, ou sur la plate-forme arrière
d’un train, et à filmer en continuité… malgré la modification incessante du
paysage, et l’interminabilité, en principe, de la vue, celle-ci ne reste,
justement, qu’une vue… », à ce point de l’article, nous somme renvoyés
à une note[2]
que nous reproduisons : « On pourrait aussi citer le premier
le célèbre « premier travelling », effectué par l’opérateur Promio
dans une gondole de Venise ; Mitry, on s’en souvient, à excellemment
montré que ce plan en déplacement n’est pas équivalent à un « vrai »
mouvement de caméra, encore moins à un montage dans le plan (voir son Esthétique,
p. 151). »
Ici, la présence dans le champ de
l’avant du bateau accroît la perception d’un mixte de mouvement et
d’immobilité ; de plus, la présence, au centre d’image, d’une figure
d’ores et déjà reconnue comme le personnage principal, accentue le
trouble : c’est sur la « vue » comme « fond » que
véhicule et personnage se détachent, créant un effet de dissociation interne au
plan.
Les saccades produites par la houle
ajoutent un léger effet de discontinuité, renvoi supplémentaire au cinéma.
La musique de Purcell[3]
qui accompagne le générique est « tenue » par un mouvement rythmique
continu, une pulsation, propre à illustrer (à produire en partie) l’émotion
dramatique et esthétique (l’émotion esthétique prenant une forme rythmique
musicale) ; la version choisie (celle de Klaus Nomi), souligne la
décomposition syllabique du chant[4].
Suzanne est filmée de dos et elle le
restera pendant tout l’inscription du générique. Tout personnage filmé
systématiquement de dos introduit un trouble dans la relation du spectateur au
film ; une similitude se drée entre le spectateur assis dans son fauteuil
face à l’écran et le personnage sur l’écran qui regarde aussi devant lui… La
série (réelle ou virtuelle) des spectateurs se prolonge vers l’écran et réciproquement,
mais la supériorité du spectateur vient de ce qu’il voit à la fois ce qui est
regardé et celui (ou celle) qui regarde.[5]
Cette forme – « vertigineuse »
- d’inclusion du spectateur par décalque – cesse en deux temps.
Suzanne se retourne, et semble
regarder la caméra ( c’est-à-dire aussi – mais sans les voir – nous – les
spectateurs).
Avec cette volte-face, l’impossible
commence : le plan suivant, le contre-champ, révèle que la place du
spectateur est prise ; trois hommes regardent Suzanne depuis le poste de
pilotage ; le spectateur est exclu.
Ce plan sert de motivation réaliste à
ce qui précède ; il donne une origine au point de vue ; ces cinq
plans deviennent un abrégé de l’histoire du cinéma : la « vue »
devient « récit », le plan isolé (arbitrairement interrompu) devient
séquence, le raccord se fait par le regard, représentation et narration
s’équilibrent dans l’unité formelle d’un générique. La fiction est lancée :
« Suzanne et les hommes » . Les trois hommes en question
sont : le frère, le beau-frère de celui-ci (le thème des rapports frère-sœur
est important dans le film) et Michel [6],
avec lequel Suzanne partira à la fin. Le frère commente : « Elle
est belle, ma sœur ! ».
Les plans de Suzanne en figure de
proue sont préparés par les trois plans qui précèdent le générique :
Suzanne répète le rôle de Camille dans « On ne badine pas avec
l’amour », pour une représentation à la colonie où elle est en
vacances.
Il a fallu d’abord qu’une
transformation s’opère : que Sandrine Bonnaire devienne Suzanne ;
qu’elle devienne Suzanne devenant la Camille de Musset ; il faut que ce
double détour par le théâtre dans le cinéma pour que le film commence (c’est
aussi comme cela qu’il commence). Les deux premiers plans fondent
l’esthétique du film sur cette triple relation : Sandrine, Suzanne,
Camille ; l’actrice, le personnage, le personnage du personnage ; le
cinéma redoublé du théâtre et tendu vers la peinture (le portrait) ; ce
début est aussi un reportage, un document (le double des « essais »
d’une débutante) sur Sandrine Bonnaire, la relation de « l’être
humain » aux rôles superposés : « La beauté est exacte au
rendez-vous lorsqu’on ne peut plus distinguer s’il s’agit d’acteurs, de
personnages ou d’êtres humains ».[7]
[1] - Le Point de vue, Communications
n°38, Enonciation et cinéma, pp. 8-9.
[2] - La note 15.
[3] - The cold song, extraite de
l’opéra : King’s Arthur.
[4] - Robert bresson applique au cinéma ce vers
de Purcell : « Wondrous, wondrous, wondrous machine ! »,
Notes sur le cinématographe, Gallimard,
NRF, p. 119.
[5] - « Mais Boèce imagine un autre
spectateur qui est à la fois spectateur de spectateur et spectateur de la
course : c’est, on l’a deviné , Dieu. » J.L. Borgès, Le
Cauchemar, Conférences, Idées-Gallimard, Folio, p. 36.
[6] - Respectivement : Dominique Besnehard,
Jacques Fieschi, Christophe Odent.
[7] - Jean-Claude Biette, Cahiers du cinéma,
n° 368, Petit journal du cinéma, p. VI.
La Photographie n'est pas la peinture
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