« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

L'Emblème cinématographique. 4.

 


CHAPITRE II: DEFINITIONS GENERALES


1 .Métaphore :

            Nous nous en sommes tenus jusqu’à présent à la définition que Benoît Peeters donne d’emblème : « La désignation métaphorique du cinéma et de ses processus »[1]. L’emblème, comme la métaphore, se fonde sur la ressemblance, l’analogie mais de façon excédentaire : un élément du film ressemble à ce qui l’institue et, dans le même temps, désigne ce qui le produit – l’emblème sème le trouble. Il opacifie momentanément la transparence du film ; la représentation est détournée de sa transitivité référentielle pour revenir sur elle-même : métaphore, sans doute, mais métaphore « en boucle » (pour reprendre, en le déplaçant, le nom du montage circulaire) et qui croise, déjà, un dispositif métonymique (le « contenu » pour la « forme »). 


2 . Court-circuit :

            L’emblème provoque un « court-circuit », selon le terme de Bernard Dupriez[2] : « Une étincelle se produit entre les deux pôles du signe, d’où le nom de « court-circuit » qui pourrait désigner ces procédés »… « Il s’agit toujours d’un jeu sur la distance qui peut s’établir entre signifié et signifiant, soit qu’on les donne l’un pour l’autre, ou qu’ils soient donnés comme identiques… ou comme contradictoires . »


3. Autonymie :

            Le court-circuit participe de l’autonymie. Dupriez explique : « Le langage étant un sous-ensemble de l’univers qu’il a pour fonction de dire, a la faculté de se désigner lui-même, non seulement de façon abstraite, par des lexèmes appropriés (métalangage, jargon des linguistes) mais aussi immédiatement, par autonymie.

Ex : Mot est un mot. Le mot mot.

Je dis mot et pas maux.

Cette faculté de se désigner soi-même, c’est-à-dire de détourner la visée dénotative du signifié vers le signifiant, vaut pour des segments même étendus (citations, discours rapportés).

L’autonymie est marquée oralement, par une pause (ou un coup de glotte) et une intonation spéciale ; graphiquement par les italiques, parfois les guillemets. »

François Regnault, dans un article du numéro spécial des Cahiers du cinéma[3] sur Hitchcock, utilise cette notion d’autonymie pour caractériser le système formel des films d’Hitchcock ; citant Jakobson, il rappelle que, dans le cas de l’autonymie, « Le message renvoie au code » ; il y aurait court-circuit par interférence entre le message et le code.

C’est par le biais de cette interférence – en particulier l’interférence entre la situation de la fiction et la situation du tournage – que le cinéma de Pialat pratique l’autonymie.


4. Emblème, autonymie, métalangage :

L’emblème serait donc une variante de l’autonymie. Tous deux sont proches mais distincts du métalangage.

Le métalangage, cette faculté qu’a le langage de s’analyser lui-même, suppose le commentaire explicite, l’auto-désignation passe par un discours, voire un jargon. La langue formule sur elle-même propositions et équations.

L’emblème, l’autonymie sont implicites, directs, immédiats.


5. Emblème, autonymie :

La présence de la métaphore – et plus généralement d’une figure – distingue l’emblème de l’autonymie. L’autonymie est d’abord un mode d’énonciation (« coup de glotte », « guillemets ») ; en un sens, l’autonymie est un métalangage intégré. L’emblème est un métalangage non seulement intégré mais fleuri : il se situe au croisement du métalinguistique et du poétique : le code est désigné par la figure, le trope.

L’emblème est « figural », l’autonymie est structurale. C’est déjà postuler deux modes distincts : l’auto-représentation proprement dite (l’emblème comme figure) et l’auto-désignation (par le discours : la citation, le commentaire ; par le montage : la construction filmique).


6). La syllepse :

La métaphore ne suffit plus à définir l’emblème ; une autre figure de la rhétorique classique prend mieux en compte l’effet de double signification : la syllepse de sens, classée par Fontanier parmi les tropes « mixtes ». Bernard Dupriez en donne la définition suivante : « Figure par laquelle un mot est employé à la fois au propre et au figuré »[4] ; il la rapproche du « jeu de mots ».

Un plan de Rancho Notorious ; de Fritz Lang, fonctionne comme une syllepse de sens : deux amants se retrouvent après une longue séparation, un feu rougeoie dans la cheminée ; après leur baiser, il se met à flamboyer ; le feu de bois comme élément du décor (sens propre) est utilisé au sens figuré pour métaphoriser le nouvel « embrasement » du couple. (A l’inverse, la série des portes qui s’ouvrent après le plan du baiser dans Spellbound d’Hitchcock, détachée du contexte et de toute continuité « réaliste », est pure métaphore et non syllepse).

S’il y a syllepse dans le film de Fritz Lang, il n’y a pas emblème ; toute syllepse cinématographique n’a pas automatiquement une valeur autonymique : lorsque cela se produit, nous parlons de syllepse auto-représentative. Le miroir dans lequel se reflètent les trois personnages , au début de L’Enfance nue, est un élément concret du plan et du récit (il en est même un dispositif fondateur) et en même temps une désignation de l’image, par dédoublement du point de vue et insertion d’un cadre dans le cadre ; il représente à la fois la duplication réaliste et l’effet de leurre que produit le cinéma.

Dans son analyse du « métalinguistique textuel implicite », Bernard Magné [5] utilise le terme de syllepse ; à partir de la définition de la « syllepse intertextuelle » donnée par Michel Riffaterre, il établit l’existence de syllepses métatextuelles. C’est par changement de niveau de signification, par passage de la dénotation à la connotation qu’elle se constituent ; elles fondent des isotopies hybrides, le signifié ultime étant la littéralité : « tel élément de la fiction désigne indirectement tel fonctionnement… de la narration ».

Citant Fontanier, Dupriez rappelle que l’on distingue une syllepse de métonymie, une syllepse de synecdoque et une syllepse de métaphore (l’exemple fameux de l’Andromaque de Racine, tirade de Phyrrus : « Brûlé de plus de feux que je n’en allumai », dont la syllepse de Fritz Lang est une variante cinématographique et…optimiste !).

Le miroir filmé est « désignation métaphorique » du cinéma, de façon générale ; mais, par son mode particulier d’organisation du plan, c’est une syllepse de synecdoque (la partie pour le tout) ; par extension, il peut prendre une valeur métonymique : le reflet pour le réel. Le cinéma développant une esthétique du fragment référentiel, il est compréhensible que ses signes les plus élaborés glissent et recouvrent différents niveaux de sens (le plan, le film, le « réel »…). C’est dire que, bien plus qu’en littérature, l’extension des figures, leur chevauchement, nous pousse, en fonction même de l’image cinématographique, à définir des dominantes sensibles au contexte et non des essences. Analogique et continu, le plan de cinéma rend la figure diffuse, tant dans son inscription (pas de localisation sur un mot, comme pour les tropes) que dans ses effets (pluralité des significations).


Essayons de confronter les différences :


dans le texte la figure est:                                                        

 précise                                                                    

 fixe                                                                           

ponctuelle                                                                

explicite                                                                    

répertoriée (souvent)                                          

           

Dans le film la figure est:


diffuse


instable


continue


allusive


originale (souvent)

 



[1]  - Benoît Peeters, L’Activité hitchcockienne I, Conséquences n° 3, Eté 1984, p. 90.

[2]  - Bernard Dupriez, Gradus ad Parnassum,  Collection 10/18, n° 1370, pp. 137-138.

[3]  - Système formel d’Hitchcock, Hors-Série n°8, pp. 22-24.

[4] - Gradus, p. 434.

[5]  - Boulevard écrit, Revue Romane, XVII 2, 1982, pp. 83-87.


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Une Tentative d'effacement. Le Projet.

La Photographie n'est pas la peinture


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