CHAPITRE III
La syllepse
autoreprésentative, fondée sur l’analogie entre le message et le code, se
distribue selon trois figures particulières, différenciées par le type de
lien qui s’instaure entre le film et sa représentation.
Elle opère par déplacement
métonymique (« l’un pour l’autre »)[1],
par fragmentation synecdochique (la division interne du plan, le cadre
dans le cadre), par ressemblance métaphorique (figuration d’objets),
selon que la polarisation se fait vers la contiguïté (métonymie,
synecdoque) ou vers la similarité (métaphore), au sein même de leur coexistence.
I. L’EMBLEME,
METONYMIE PAR DEPLACEMENT :
Nous choisissons de
classer parmi les syllepses métonymiques des figures qui, par la place et la
fonction qui leur sont assignées, entretiennent avec le film des rapports
plus logiques qu’analogiques – ou du moins pour lesquelles
l’analogie est raisonnée.
Par
« déplacement », nous entendons la substitution d’un élément
du processus cinématographique (le film, le tournage, le montage) par un
élément voisin qui le représente partiellement (un mouvement, un
personnage, une équipe, une représentation théâtrale – ou une autre activité
artistique : dessin, peinture … - une autre équipe de tournage) et qui,
prenant une certaine importance, par sa place ou grâce à de multiples effets
d’insistance, devient un révélateur, un symptôme .
a).Le défilé :
L’Enfance nue commence par
les plans d’une manifestation intersyndicale dans les rues de Lens,
manifestation conduite par une « harmonie » de mineurs dont on entend
déjà la musique, « off », pendant le générique. Voilà pour la
dénotation.
Ce qui est connoté,
c’est le film comme début d’un défilement ; le défilé est donné
pour le défilement du film qui commence.[2]
La façon dont la
manifestation est filmée confère à cet emblème initial la valeur d’un manifeste
esthétique. Le film de fiction se construit à partir d’un détournement du
reportage ; ce que Jean-Louis Comolli appelait dans deux articles des Cahiers
du cinéma : « Le détour par le direct »[3].
Le premier plan fixe, rigoureusement cadré, fonde l’esthétique du film :
un plan d’ensemble en légère contre-plongée, visiblement filmé caméra sur pied,
nettement composé selon les diagonales formées par les trois lignes des
musiciens, et croisant « l’exactitude documentaire » et la « vérité
picturale ». Les plans suivants sont filmés à hauteur d’homme selon la
technique classique du reportage : caméra à l’épaule avec changements de
points de vue ; cette rupture dans la méthode de tournage est progressive :
le deuxième plan, plus frontal que le premier, montre l’avance de la banderole
de tête et reste très rigoureux ; l’impression de reportage s’accentue au
fur et à mesure que l’ordre de la manifestation se délité (disparition des
lignes, multiplication des mots d’ordre et des sigles sur des panneaux
individuels, multiplication des regards-caméras) ; on va du plus loin au
plus près, du plus organisé au plus confus, du plus fixe au plus souple. Une
deuxième métonymie amplifie la précédente : le reportage pour la
fiction – qui, à sa manière, renvoie aussi la signification du référent au
genre du film.
Les mots d’ordre
mettent la fiction en place (nouveau détour) ; après des phrases sur le
plein emploi et pour une « vie décente », on peut lire des bribes de
slogans, « des actes… enfants… mourir », qui deviennent des indices
de l’histoire qui va suivre : les dangers, mortels, encourus par l’enfance
abandonnée d’une région à l’abandon ; c’est bien pendant la manifestation,
même si c’est ailleurs (on entend la musique lointaine et des bribes de
discours syndical), que les personnages entrent dans le film. Une troisième
métonymie complète les deux précédentes : le prologue pour le film[4].
L’histoire de François va s’inscrire partiellement dans ce tableau général par
une relation métonymique inverse : l’individuel pour le collectif, la
fiction pour le document.
L’emblème, figure mixte
(dénotation, connotation) est aussi, dans ce qu’il connote, composite ;
il articule ici trois significations : le mouvement, (le film commence),
l’affichage du genre ( le détour par le direct), la récurrence partielle de la
composition (la mise en abîme, la partie pour le tout).
b).Le jeu d’équipe :
Mixte,
composite, l’emblème est souvent aussi hétérogène (diffracte, audio-visuel) à
l’image des isotopies hybrides qu’il produit. C’est le cas de la première
partie de Passe ton bac d’abord, véritable variation sur la valeur
emblématique du groupe, de l’équipe, du jeu.
Deux séquences –
séparées par une assez longue scène au café – traitent des sports d’équipe (
handball, football) : une séquence au gymnase du lycée, une séquence en
nocturne au stade de Lens, suivie d’une discussion devant le café où se
réunissent les jeunes :
-
symétriques,
elles abordent le même thème : le jeu ouvert[5],
se démarquer, ouvrir le jeu, vont dans le même sens,
-
elles
juxtaposent des plans de « reportage » (les premiers plans du film,
mais surtout les plans du match de football) et les plans de
« fiction » selon la méthode du « détour par le
direct ».
-
le
dialogue renforce l’emblème, sous la forme du conseil, de la directive, du
commentaire.
-
Le
rapprochement entre l’équipe des jeunes amateurs et l’équipe des professionnels
dans l’équipe des amateurs…
Le cinéma est lui aussi
« ouvert » ; démarque, ouverture, phases enchaînées et
combinées, définissent le film : une structuration libre organisant une
réalité dispersive et lacunaire fondée sur la précarité, l’instabilité des
relations multiples entre les plans d’un groupe en mouvement.
La polysémie, même implicite,
participe de ces glissements de sens, de ces emboîtements de
significations : l’équipe de hand-ball et l’équipe du film, le jeu du
sportif et le jeu de l’acteur, l’acteur de théâtre et l’acteur de cinéma.
c)Le théâtre pour le cinéma :
Au début d’A nos amours, c’est
l’action elle-même qui est emblématique : la lecture à livre ouvert d’un
extrait d’On ne badine pas avec l’amour. Ce premier plan ressemble à un
« bout d’essai »[6].
Le personnage crée l’actrice et deux niveaux se superposent : le
personnage de Musset, Camille, crée l’actrice Suzanne, le personnage de Pialat,
Suzanne, crée l’actrice Sandrine Bonnaire. L’emblème est dans la
« monstration » de l’acte créateur, « l’exhibition » de
l’acte créateur. L’emblème, une fois de plus, est de l’ordre de l’l’interférence
et de la référence : le cinéma montrant le théâtre pour
s’auto-représenter par une surenchère d’ostention. Selon Jakobson, ce
terme désigne « l’éventail sémiotique d’objets tout faits » :
« cet emploi des objets comme signes, que le thèque I. Osolsobe… a désigné
par le terme d’ « ostention », peut être illustré par l’exposition et
l’arrangement compositionnel d’échantillons synecdochiques de biens dans les
vitrines ou par le choix métaphorique des fleurs offertes… Le théâtre, qui se
sert des hommes comme signatis (les acteurs) d’hommes conçus comme signata
(les personnages) est un type particulier d’ostension. »[7]
Une grande partie du cinéma
commercial et du cinéma publicitaire pousse à bout une telle fonction :
les images-marchandises, le « prêt-à-voir » monté en bande-annonce,
une auto-désignation réifiée, à but lucratif.
Au contraire, au début d’A nos
amours, on assiste à la naissance d’une actrice : c’est en train de se
faire, là, sous nos yeux… Cette urgence détourne le code de l’ostention de la
simple mise en place d’une « exposition » (« la
représentation d’un représentation ») – l’urgence, mais aussi
l’inquiétude, s’opposent à la standardisation : le corps triomphant de
Suzanne en figure de proue sur le bateau de la promenade en mer, dont
l’exhibition est rythmée par « l’échantillonnage synecdochique » qu’est
le montage, sera bientôt menacé…
d)Le personnage pour le
réalisateur :
Dans A nos amours, Pialat est
aussi acteur ; le réalisateur investit le personnage du père ; il en
fait son délégué, son représentant : le père, objet d’un culte
monothéiste, régnant plus par l’absence que par la présence, le réalisateur
tenant ses acteurs « en suspens », selon, justement, « le
procédé de Dieu »[8],
entrant par surprise sur le plateau et par effraction dans la scène. Le
« père » règle ses comptes avec chacun des personnages, mais ses
paroles ont un double sens : elles s’adressent au « beau-frère »
de son « fils », mais aussi à Jacques Fieschi (qui joue le rôle) en
tant que rédacteur en chef de la revue Cinématographe ; Pialat
reproche à Fieschi d’avoir publié une interview de Pierre-William Glenn (son
opérateur pour Passe ton bac d’abord et le début de Loulou) le
déclarant parfaitement nul ; autre allusion : une critique voilée de
Claude Berri au travers de la référence à Pagnol et à un talent gâché par
l’argent[9].
Il s’agit donc d’une séquence à clé,
mais ce n’est pas le plus important. Cet artifice perturbe le rapport entre le récit
et le discours (diégèse et énonciation) : l’intrusion du
réalisateur fait de cette scène : « une intervention un peu plus
brutale ou autoritaire de l’instance d’énonciation » [10],
« Le récit iconique classique s’efforce, par vocation, d’atteindre à la
plus grande transparence possible entre le regard du spectateur et l’univers
« naturalisé » de la diégèse . Il s’efforce donc d’effacer sans
relâche de son énoncé, du texte de surface, les marques trop visibles de
l’énonciation. Travail permanent, obsessionnel, et travail impossible,
interminable :partout, dans le texte (dans l’énoncé), l’instance
d’énonciation reste présente comme empreinte, comme marque, comme marque de
cela même que le récit classique prétend refouler, à savoir qu’il ne se raconte
pas tout seul, mais qu’il est raconté. »[11]
La séquence d’A nos amours peut
donc être analysée, de ce point de vue, comme une métonymie de l’effet pour la
cause : le « père » pour le réalisateur. Ce n’est pas seulement
la famille qui est déchirée, mais la toile unie de la représentation –
l’interférence entre la situation de la fiction et la situation du tournage
atteint ici son comble ; il n’est qu’à voir l’effarement (non feint) de
certains acteurs, placés non seulement dans l’obligation d’improviser, mais ne
sachant plus si l’on est ou non en train de tourner.
Le réalisateur utilisant le
personnage pour transgresser la cohérence et la consistance fictionnelle (sans
la mettre complètement à mal), sera ensuite exclu du film, d’une façon violente
et imprévue, par l’actrice [12]
plus que par le personnage (la séparation de ces deux instances n’étant plus
pertinent). La violence ne s’enracine plus seulement dans le scénario ou dans
la direction d’acteurs : elle devient réactive et doit réparer l’accroc
fait au tissu de l’illusion cinématographique.
C’est par l’image plus douce d’un
effacement dans l’obscurité d’un tunnel que Pialat-le père disparaîtra du film
une deuxième fois.
[1] - Mode
inclus dans la définition de Dupriez donné p. 126.
[2] - « Selon
Jean Renoir, le courant du fleuve est le modèle du film » , Paul
Virilio, La Mer à voir, Cahiers du cinéma, n°424, octobre 1989,
p. 17.
[3] - n° 209-211, février-avril 1969.
[4] - Dans une critique de Loulou (Cahiers
du cinéma n° 316, octobre 1980, p. 46), Pascal Bonitzer, évoquant chez
Pialat la « haine de classe… radicale depuis L’Enfance nue ,
si radicale qu’elle en est apolitique, et on sait ce qu’apolitique veut
dire », ajoure : « On voyait, au début de ce premier film
défiler une manif de la CGT : par dérision, n’en doutons pas ».
D’une part, il ne s’agit pas d’une manifestation de la CGT, mais d’une
manifestation intersyndicale, d’autre part, rien dans le film n’indique la
dérision ; formellement, c’et même tout le contraire.
[5] - Un supporter de l’équipe de Lens lui
reproche de trop ouvrir le jeu.
[6] - « Je crois que cet Pialat qui
voulait faire un film juste avec des essais », déclare Juliette
Binoche, Cahiers du cinéma, n° 374, juillet-août 1985, Le Celluloïd
et les planches, p. 26.
[7]
- Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, T ;II, Rapports
internes et externes au langage, Editions de Minuit, Collection Arguments,
p. 97.
[8] - Dans une de ses Notes sur les manières
du temps, Renaud Camus cite Balthazar Gracian : « IL faut donc
imiter le procédé de Dieu, qui tient tous les hommes en suspens », Le
Procédé de Dieu, P.O.l., 1985, p. 344.
[9] - « Plus
récemment, Pialat, réglant quelques comptes obscurs avec Berri, tenait dans A
nos amours des propos qui, sous-couvert de s’adresser à Dominique Besnehard
(qui jouait le rôle du fils), le frère « artiste » de la belle
Suzanne, Sandrine Bonnaire), visaient en fait Claude Berri lui-même (« Moi
je me disais, ce gars-là, il pourrait devenir une sorte de Pagnol
contemporain… »). Pris entre les louanges de Truffaut et la critique aigre
de Pialat, Berri devait un jour ou l’autre se mesurer à cette référence à la
fois flatteuse et écrasante. » Serge Toubiana, Critique de Jean
de Florette – L’Opéra Pagnol, Cahiers du cinéma, n° 387, septembre
1986, p. 49.
[10] -
Alain Bergala, Initiation à la sémiologie du récit en images, es
Cahiers de l’audiovisuel, p. 29.
[11] - op. cit.
[12] - Evelyne Kerr, qui joue la mère.
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