« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

L'Emblème cinématographique. 7.

 


B.Les miroirs et les reflets : le leurre et son double :


La double simultanéité -spatiale et temporelle – est atteinte avec l’image en miroir. La coexistence immédiate d’au moins deux angles de vue (celui de la caméra et celui réfléchi par le miroir) dans un seul plan, constitue un emblème synecdochique pur.


a)L’Enfance nue :


La deuxième séquence de L’Enfance nue inaugure un procédé emblématique qui sera plus tard repris dans Loulou.

A droite de l’écran, un rideau délimite et souligne le rectangle vertical dans lequel s’inscrivent trois personnages : François, qui essaye un blazer, sa mère-gardienne, une vendeuse, à gauche de l’écran une bande de mur assure la composition tri-partite du plan ; en haut du rectangle central, la disposition des tringles des penderies rappelle les rangs de la manifestation initiale. Un panoramique de droite à gauche suit le déplacement des personnages jusqu’ à la caisse du magasin, révélant ainsi que leur image, au début du plan, était reflétée dans un miroir ; après le défilé (la manifestation de la première séquence), le miroir : le programme se complète et se systématise. Sous une apparente simplicité, le dispositif de la mise en scène est particulièrement efficace dans la concentration qu’il opère ; le plan, d’abord fixe, est aussi rigoureusement construit que le premier plan du film ; son assouplissement, par le mouvement cette fois, produit une modification révélatrice du cadre, un dévoilement, un dédoublement. Le dispositif spéculaire en trompe-l’œil devient non seulement l’emblème du cadrage, mais aussi celui de la situation du tournage elle-même : mise en place d’acteurs « réels » projetés dans l’espace de la mise en scène et devenant personnages, leur entrée dans le film étant placée sous le signe du dédoublement, de l’échange entre le tableau et le document. Comme dans la première séquence, deux pôles s’attirent et se repoussent : la composition picturale ( le cadre, l’image) et le point de vue documentaire (le plan) ; le tableau cinématographique, qui est aussi un tableau de genre (la manifestation, l’emplette) combine inextricablement, le plan fixe et son anamorphose en mouvement [1].

La fonction esthétique de l’emblème se double d’une fonction sémique, ce qui confirme la réalité de l’effet de syllepse ; ce groupe en trompe-l’œil, c’est celui d’une fausse famille ; ce que le cadre réduit et concentre, le film va le distendre, puis le briser. Le spectateur, en retard sur la mise en scène, découvre peu à peu que François est un enfant placé par l’A.D.A.S.S. Cette image en miroir, trompeuse, est aussi mensongère : une mère attentive et aimante, pleine de sollicitude, fugitivement fixée dans le même espace, rassurant parce que nettement circonscrit, que l’enfant rejeté. La précarité de l’espace, l’enfant sans cesse « déplacé » d’un « foyer » à l’autre, c’est justement le sujet du film[2].


b)Loulou :


Ce film réactive et déplace la signification générale du miroir, promené le long de tant de routes… La profession de foi réaliste demeure, mais intégrée et même relativisée par une auto-dénonciation paradoxale de ses insuffisances, au profit de la tentation d’un cinéma plus vrai que nature. Ce même mouvement de déconstruction de la fixité idéale, dénoncé comme un leurre par une conflagration d’images au sein d’un même plan avec déplacement du point de vue et dévoilement du miroir-cadre, est repris et amplifié dans une des séquences centrales – par sa place et par son importance – de Loulou.

IL s’agit où André vient rejoindre Nelly, qui l’a quitté pour vivre avec Loulou. Le plan-séquence commence par une vue d’ensemble de la salle d’un café filmée en miroir, sans que le spectateur, privé de repères, s’en aperçoive avant qu’André, venu de la porte, au fond, jusqu’au premier plan, entre de fait dans le champ par la droite, tandis que son image continue à se refléter à gauche du plan, dans le miroir, comme s’il venait à la rencontre de lui-même (thème du personnage dissocié – séparé de celle qu’il aime… et de lui-même) ; un léger panoramique recadre alors le plan et fait apparaître Nelly et Loulou, assis sur une banquette, le dos au miroir. Même effet de leurre, même économie de moyens, même chevauchement du hors-champ et du champ (par réflexion du hors-champ dans le champ, avec des écarts variables quant à leur proximité et leur télescopage). Un autre pan du film, consacré au même personnage, reprend, sur le mode mineur, le même procédé : lorsque Nelly vient rejoindre André devant le miroir de la salle de bains, après une scène d’amour.

La scène du café est suivie de deux duels : un échange d’insultes et de coups entre Nelly et André dans la voiture puis, dans une cour, une bagarre entre André et Loulou, venu secourir Nelly. La dualité de l’image en miroir s’étend aux péripéties du scénario et à la figure centrale du film : deux couples se défont, un troisième se crée. La substitution connaît bien des aléas. Personnages divisés, partagés, couples séparés, les miroirs sont multiples dans Loulou : un très beau panoramique horizontal à – presque- 360 degrés, réunit Nelly et Loulou dans leur chambre d’hôtel ; la caméra suit Nelly ; on aperçoit Loulou reflété dans la glace de l’armoire ; il est appuyé à une cheminée surmontée d’un miroir ; en fin de panoramique, on le retrouve dans la même position, mais il se reflète dans le deuxième miroir. Nelly est cernée par les images multiples de Loulou.

Le miroir imbrique le champ et le contre-champ, les donne simultanément tout en maintenant leur dissociation. Il est l’indice visuel de la « schize » fondamentale ; l’un des plans les plus troublants de Psycho, d’Hitchcock, est celui où le fiancé de Marion (assassinée), en compagnie de la sœur de celle-ci, remplit dans le bureau de Norman (l’assassin) le registre du motel ; face à un Norman unique, leurs images sont dédoublées dans le miroir mural ; l’indice est double : il est indice à contrario (le schizophrène n’est pas celui qu’on voit) par une prolifération des marques du dédoublement, il est aussi l’indice révélateur de l’ambivalence profonde de deux personnages (leur double maléfique est en eux-mêmes).


c)Police :


Le reflet, variante atténuée du miroir, est utilisé dans une scène de Police ; l’avocat Lambert, menacé pat la bande de ceux dont il était jusque là le défenseur, vient chercher refuge en pleine nuit chez le policier Mangin ; il aperçoit tout à coup Noria, ombre immobile dans la chambre d’à-côté et projetée dans le champ par son reflet sur la surface brillante de laque de la porte. Dans le même plan, deux images sont confrontées ; leur juxtaposition est nettement marquée par un élément du décor : le chambranle de la porte. Le reflet est synecdoque du hors-champ et du champ en même temps ; il intègre le contre-champ en condensant la figure du montage en une simultanéité centrifuge et problématique[3]. Le plan est donné comme image et comme raccord d’images. Le tout se scinde et, réciproquement, la partie s’intègre à un nouveau tout, qui, à son tour, peut devenir une partie d’un tout plus vaste… C’est la tentation vertigineuse de la série infinie, amorcée par le plan tournant de la chambre d’hôtel de Loulou, le renvoi d’un miroir à l’autre. Peut-être est-il plus vertigineux de n’en donner que l’amorce, de refuser la prolifération baroque…

Le dispositif du miroir est proche du procédé de la mise en abîme. Ce procédé est d’ailleurs cité par Dupriez, dans son Gradus, à la fois à l’article « court-circuit »[4] et à l’article « miroir »[5] . Le mot « abîme » désignait le centre de l’écu lorsqu’il simulait lui-même un autre écu.  Le film Z.O.O., de Peter Greenaway est tout entier construit sur la recherche de l’image-miroir et joue sans fin des effets de symétrie, du dédoublement, de la gémellarité ; de la mise en abîme systématique de la mise en scène elle-même, de son dépôt comme tableau vivant ; un plan est particulièrement explicite : un papillon reflété dans un miroir en diagonale ; en voix-off : « La voilà, l’image-miroir, elle n’est pas si difficile à trouver… »

 



[1]  -  cf. Pascal Bonitzer, Décadrages, à propos de la séquence centrale de la Gertrud, de Dreyer, collection Essais, Cahiers du cinéma, p 95.

[2]  -  Jean Narboni définit le cinéma de Pialat comme un cinéma de « personnes déplacées (à entendre à tous le sens du mot), Cahiers du cinéma, n°304, octobre 1979, Le Mal est fait, p. 5.

[3]  - Maurice Pialat : « Je voudrais le champ dans le contre-champ ».

[4]  - op. cit. p. 138.

[5] - op. cit. p. 295.


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