B.Les miroirs et les
reflets : le leurre et son double :
La double simultanéité
-spatiale et temporelle – est atteinte avec l’image en miroir. La coexistence
immédiate d’au moins deux angles de vue (celui de la caméra et celui réfléchi
par le miroir) dans un seul plan, constitue un emblème synecdochique pur.
a)L’Enfance
nue :
La deuxième séquence de
L’Enfance nue inaugure un procédé emblématique qui sera plus tard repris
dans Loulou.
A droite de l’écran, un
rideau délimite et souligne le rectangle vertical dans lequel s’inscrivent
trois personnages : François, qui essaye un blazer, sa mère-gardienne, une
vendeuse, à gauche de l’écran une bande de mur assure la composition tri-partite
du plan ; en haut du rectangle central, la disposition des tringles des
penderies rappelle les rangs de la manifestation initiale. Un panoramique de
droite à gauche suit le déplacement des personnages jusqu’ à la caisse du
magasin, révélant ainsi que leur image, au début du plan, était reflétée dans
un miroir ; après le défilé (la manifestation de la première
séquence), le miroir : le programme se complète et se systématise.
Sous une apparente simplicité, le dispositif de la mise en scène est particulièrement
efficace dans la concentration qu’il opère ; le plan, d’abord fixe, est
aussi rigoureusement construit que le premier plan du film ; son
assouplissement, par le mouvement cette fois, produit une modification
révélatrice du cadre, un dévoilement, un dédoublement. Le dispositif spéculaire
en trompe-l’œil devient non seulement l’emblème du cadrage, mais aussi celui de
la situation du tournage elle-même : mise en place d’acteurs
« réels » projetés dans l’espace de la mise en scène et devenant
personnages, leur entrée dans le film étant placée sous le signe du
dédoublement, de l’échange entre le tableau et le document. Comme dans la
première séquence, deux pôles s’attirent et se repoussent : la composition
picturale ( le cadre, l’image) et le point de vue documentaire (le plan) ;
le tableau cinématographique, qui est aussi un tableau de genre (la
manifestation, l’emplette) combine inextricablement, le plan fixe et son
anamorphose en mouvement [1].
La fonction esthétique
de l’emblème se double d’une fonction sémique, ce qui confirme la réalité de
l’effet de syllepse ; ce groupe en trompe-l’œil, c’est celui d’une fausse
famille ; ce que le cadre réduit et concentre, le film va le distendre,
puis le briser. Le spectateur, en retard sur la mise en scène, découvre peu à
peu que François est un enfant placé par l’A.D.A.S.S. Cette image en miroir,
trompeuse, est aussi mensongère : une mère attentive et aimante, pleine de
sollicitude, fugitivement fixée dans le même espace, rassurant parce que
nettement circonscrit, que l’enfant rejeté. La précarité de l’espace, l’enfant
sans cesse « déplacé » d’un « foyer » à l’autre, c’est
justement le sujet du film[2].
b)Loulou :
Ce film réactive et
déplace la signification générale du miroir, promené le long de tant de routes…
La profession de foi réaliste demeure, mais intégrée et même relativisée par
une auto-dénonciation paradoxale de ses insuffisances, au profit de la tentation
d’un cinéma plus vrai que nature. Ce même mouvement de déconstruction de
la fixité idéale, dénoncé comme un leurre par une conflagration d’images au
sein d’un même plan avec déplacement du point de vue et dévoilement du
miroir-cadre, est repris et amplifié dans une des séquences centrales – par sa
place et par son importance – de Loulou.
IL s’agit où André
vient rejoindre Nelly, qui l’a quitté pour vivre avec Loulou. Le plan-séquence
commence par une vue d’ensemble de la salle d’un café filmée en miroir, sans
que le spectateur, privé de repères, s’en aperçoive avant qu’André, venu de la porte,
au fond, jusqu’au premier plan, entre de fait dans le champ par la droite,
tandis que son image continue à se refléter à gauche du plan, dans le miroir,
comme s’il venait à la rencontre de lui-même (thème du personnage dissocié –
séparé de celle qu’il aime… et de lui-même) ; un léger panoramique recadre
alors le plan et fait apparaître Nelly et Loulou, assis sur une banquette, le
dos au miroir. Même effet de leurre, même économie de moyens, même
chevauchement du hors-champ et du champ (par réflexion du hors-champ dans le
champ, avec des écarts variables quant à leur proximité et leur télescopage).
Un autre pan du film, consacré au même personnage, reprend, sur le mode mineur,
le même procédé : lorsque Nelly vient rejoindre André devant le miroir de
la salle de bains, après une scène d’amour.
La scène du café est
suivie de deux duels : un échange d’insultes et de coups entre
Nelly et André dans la voiture puis, dans une cour, une bagarre entre André et
Loulou, venu secourir Nelly. La dualité de l’image en miroir s’étend aux
péripéties du scénario et à la figure centrale du film : deux couples se
défont, un troisième se crée. La substitution connaît bien des aléas.
Personnages divisés, partagés, couples séparés, les miroirs sont multiples dans
Loulou : un très beau panoramique horizontal à – presque- 360
degrés, réunit Nelly et Loulou dans leur chambre d’hôtel ; la caméra suit
Nelly ; on aperçoit Loulou reflété dans la glace de l’armoire ; il
est appuyé à une cheminée surmontée d’un miroir ; en fin de panoramique,
on le retrouve dans la même position, mais il se reflète dans le deuxième
miroir. Nelly est cernée par les images multiples de Loulou.
Le miroir imbrique le
champ et le contre-champ, les donne simultanément tout en maintenant leur
dissociation. Il est l’indice visuel de la « schize »
fondamentale ; l’un des plans les plus troublants de Psycho,
d’Hitchcock, est celui où le fiancé de Marion (assassinée), en compagnie de la
sœur de celle-ci, remplit dans le bureau de Norman (l’assassin) le
registre du motel ; face à un Norman unique, leurs images sont dédoublées
dans le miroir mural ; l’indice est double : il est indice à
contrario (le schizophrène n’est pas celui qu’on voit) par une prolifération
des marques du dédoublement, il est aussi l’indice révélateur de l’ambivalence
profonde de deux personnages (leur double maléfique est en eux-mêmes).
c)Police :
Le reflet, variante
atténuée du miroir, est utilisé dans une scène de Police ; l’avocat
Lambert, menacé pat la bande de ceux dont il était jusque là le défenseur,
vient chercher refuge en pleine nuit chez le policier Mangin ; il aperçoit
tout à coup Noria, ombre immobile dans la chambre d’à-côté et projetée dans le
champ par son reflet sur la surface brillante de laque de la porte. Dans le
même plan, deux images sont confrontées ; leur juxtaposition est nettement
marquée par un élément du décor : le chambranle de la porte. Le reflet est
synecdoque du hors-champ et du champ en même temps ; il intègre le
contre-champ en condensant la figure du montage en une simultanéité
centrifuge et problématique[3].
Le plan est donné comme image et comme raccord d’images. Le tout se scinde et,
réciproquement, la partie s’intègre à un nouveau tout, qui, à son tour, peut
devenir une partie d’un tout plus vaste… C’est la tentation vertigineuse de la
série infinie, amorcée par le plan tournant de la chambre d’hôtel de Loulou,
le renvoi d’un miroir à l’autre. Peut-être est-il plus vertigineux de n’en
donner que l’amorce, de refuser la prolifération baroque…
Le dispositif du miroir
est proche du procédé de la mise en abîme. Ce procédé est d’ailleurs cité par
Dupriez, dans son Gradus, à la fois à l’article « court-circuit »[4]
et à l’article « miroir »[5] .
Le mot « abîme » désignait le centre de l’écu lorsqu’il simulait
lui-même un autre écu. Le film Z.O.O., de Peter Greenaway est tout
entier construit sur la recherche de l’image-miroir et joue sans fin des effets
de symétrie, du dédoublement, de la gémellarité ; de la mise en abîme
systématique de la mise en scène elle-même, de son dépôt comme tableau
vivant ; un plan est particulièrement explicite : un papillon reflété
dans un miroir en diagonale ; en voix-off : « La voilà,
l’image-miroir, elle n’est pas si difficile à trouver… »
[1] - cf.
Pascal Bonitzer, Décadrages, à propos de la séquence centrale de la Gertrud,
de Dreyer, collection Essais, Cahiers du cinéma, p 95.
[2] - Jean
Narboni définit le cinéma de Pialat comme un cinéma de « personnes
déplacées (à entendre à tous le sens du mot), Cahiers du cinéma, n°304,
octobre 1979, Le Mal est fait, p. 5.
[3] - Maurice Pialat : « Je voudrais
le champ dans le contre-champ ».
[4] - op. cit. p. 138.
[5] - op.
cit. p. 295.
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