C. Chevêtres et trémies :
Cette collecte de synecdoques auto-représentatives ne peut ignorer
l’ensemble des cadres dans le cadre, fournis par les éléments du décor :
tableaux, affiches, portes, fenêtres angles des meubles…L’imbrication de cadres
a une fonction picturale et une fonction architecturale, que nous choisissons
de désigner par la métaphore du « chevêtre » (terme de
charpente) ; le chevêtre a aussi pour fonction de ménager la trémie[1] ;
de l’image au plan, de l’immobilité picturale au mouvement cinématographique,
de l’espace pictural, architectural, à l’espace filmique : tel est, dans
le meilleur des cas, ce mouvement de l’obturation du passage que permet la
double utilisation du cadre dans le cadre. La séquence de la première visite du
directeur de l’ A.D.A.S.S. chez les parents adoptifs de François, au début de L’Enfance nue, est tout entière fondée sur une telle
dualité : la porte - ouverte ou fermée, ouverte puis fermée…etc… - comme
soulignement pictural du cadre-gigogne et comme possibilité de déambulation,
d’entrée et de sortie de champ.
« Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus
possible de ne pas se cogner »[2]. Cette
phrase de Georges Pérec pourrait devenir une règle esthétique du metteur en
scène de cinéma dosant les heurts dans le passage d’un espace à l’autre à
l’intérieur du même plan, oui de l’espace d’un plan à celui d’un autre plan, en
évaluant les risque. Il y aurait ainsi deux sortes de cinéastes : les
cinéastes des portes et des fenêtres (le Truffaut de La Peau douce, par exemple), les cinéastes de leur escamotage.
Les deux tendances coexistent parfois au sein des mêmes films, ou parmi les
différents films d’un même auteur. Citons quelques exemples illustre
d’escamotage et de continuité : le début de La cinquième victime, de Fritz
Lang[3], le
début de Rebecca, d’Hitchcock[4] et la
célèbre séquence finale de Profession : Reporter [5] de
Michelangelo Antonioni[6]. Plus
récemment, Alain Cavalier, définissait Thérèse comme un
film « sans portes ni fenêtres » : « Les fondus
au noir, j’avais déjà employé ça – là, j’ai voulu qu’il n’y ait ni portes ni
fenêtres pour rendre ce sentiment qu’elles vivent en dehors du temps et de
l’espace.»[7]
A l’inverse, les « charpentes » du plan et le dispositif
récurrent qu’elles amorcent, sont une des plaisirs cinématographiquement
subtils que procurent les films d’Ozu ; la rigueur célèbre du point de vue
et la fixité, renforcent l’intuition d’une série infinie de cadres et d’espaces
cloisonnés-décloisonnés (par le coulissement des cloisons de papier) que
réservait la maison japonaise.
Les cadrages organisés à partir de portes et de fenêtres sont fréquents
dans les films de Pialat . Il en est de très beaux de L’Enfance nue à Police : découpe
pure de l’espace, assise donnée au dialogue des personnages, supports et
embrayeurs de la mise en scène. Ils se démultiplient dans Passe ton bac d’abord, par exemple dans la scène où Agnès ouvre
successivement toutes les portes intérieures de la caravane à la recherche d’un
placard et découvre tour à tour les membres du groupe plus ou moins endormis… Dans
ce même film, c’est à travers la fenêtre fermée que nous verrons Elizabeth
s’enfuir de chez elle. Dans L’Enfance nue, c’est à
travers la fenêtre fermée que François suit le départ du directeur de
l’A.D.A.S.S. qui vient de le conduire dans un deuxième foyer d’adoption ;
c’est à travers une fenêtre fermée que Loulou, de l’extérieur, vient embrasser
Nelly restée dans la salle de bal. Le rectangle vitré souligne l’échange des
regards, par exemple la cloison vitrée au-dessus de l’évier dans Passe ton bac d’abord.
La vitre sépare, protège et laisse voir, comme l’écran qu’elle
reproduit ; l’immense vitrage à travers lequel est filmé le groupe des
jeunes de Passe ton bac d’abord en vacances
au bord de la mer, prend ce double sens.
L’emboîtement des cadres a une évidente valeur formaliste qui suscite des
résistances : l’affiche italienne de Police supprime
tous les cadres rigoureux de l’affiche française, proches pourtant du sujet du
film quant à la modulation de l’espace ; elle renforce les mythes de la
spontanéité et de la transparence. L’importance des vitres, des grilles de la
geôle où Noria est enfermée, la séparation qu’elles établissent entre le
policier et l’accusée, créent, au contraire, une ambiguïté formelle ; deux
significations se superposent : l’une est tournée vers la transitivité de
la fiction, l’autre revient vers son origine. Pour que le sens circule, il faut
toutefois que les deux volets du trope mixte (la syllepse de synecdoque
auto-représentative) soient eux aussi « en miroir », par une
réciproque porosité (la dimension analogique).
[1] - « Espace réservé dans un plancher
pour placer une cheminée, laisser passage à un conduit de fumée, à un escalier,
etc… », Dictionnaire Larousse, p. 940.
[2] - Georges Pérec, Espèces d’espaces,
Avant-propos, Gonthier Médiations, p.10.
[3] - Analysé par Jean Douchet dans un numéro de
l’émission Cinéma Cinémas.,
[4] - Analysé par Benoît Peeters, L’Activité
hitchcockienne I, Conséquences.
[5] - Printemps-Eté 84, p. 90.
[6] - Dont celui-ci a livré le secret technique
dans une émission télévisée.
[7] - La Dépêche du Midi, 1.10.86.,
interview par Viviane Nortier p.17.
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