CHAPITRE
IV
REPERES
A la définition générale de l’emblème
que nous avons citée au début de notre étude, Benoît Peeters ajoutait la clause
suivante : « L’idée d’emblème… n’a d’efficacité que pour autant
qu’on la contrôle »[1]. Ce
contrôle doit s’exercer sur deux tentations complémentaires : une
généralisation abusive, une restriction stérile. Nous allons étendre notre
champ d’investigation à d’autres cinéastes que Pialat – qui sera ainsi re-situé
– et au domaine littéraire.
A. La forme idéale : une conception
trop abstraite de l’emblème :
Dans le même article de Conséquences,
Benoît Peeters critique la trop grande généralité de l’analyse de l’emblème
faite par François Regnault dans une étude sur Hitchcock [2].
Essayons à notre tour de caractériser ce que l’approche de François Regnault
risque de manquer.
Empruntant à Spinoza la formalisation
de l’Ethique, il propose deux axiomes, leurs corollaires et leurs
explications :
« Le système formel des films
d’Hitchcock se résume à deux axiomes :
Axiome 1 : un film tend à s’organiser selon une
forme principale (géométrique ou dynamique) – par exemple : la ligne
droite, la courbe, la spirale, la ligne brisée.
Axiome 2 : cette forme tend à devenir métaphore
de l’histoire (du contenu) de ce film particulier…
Axiome 3 : la forme principale qui organise le
film tend à devenir autonyme de ce qu’est en général tout film, du point de vue
de sa forme.
Corollaire : lorsque l’axiome 2 est réalisé, le
film devient donc métaphore du cinéma en général. Alors le point de vue du spectateur
coïncide avec le point de vue du réalisateur lui-même .»[3]
La notion de « forme
principale » prend trop d’importance et ses incidences ne sont pas
clarifiées.
a) La forme principale est plus
symbolique qu’emblématique :
Éric Rohmer et Claude Chabrol
écrivent à propos de Stranger on a train [4] :
« Les films gagneront en homogénéité et les formules qui
présidèrent à leur construction se laisseront de mieux en mieux isoler… c’est à
cette formule qu’il faut toujours remonter si l’on veut étudier la symbolique
d’Hitchcock. C’est dans la forme… qu’il convient de chercher ici la profondeur,
c’est elle qui est grosse d’une métaphysique latente… il faut remonter
jusqu’aux essences plus pures de la figure et du nombre. »[5]
Toujours au sujet de Stranger on a train : « Matérialisons donc
l’idée de l’échange sous la forme d’un renvoi, d’un va-et-vient. Barrons cette droite d’un cercle, troublons cette inertie d’un mouvement giratoire : voici notre figure construire, notre relation déclenchée. Il n’est pas une des trouvailles de Stranger on a train qui ne sorte de cette matrice… » et plus loin : « L’art d’Hitchcock est de nous faire participer, par la fascination qu’exerce sur chacun de nous toute figure épurée, quasi géométrique, au vertige qu’éprouvent les personnages, et au-delà du vertige, nous découvrir la profondeur d’une idée morale : le courant qui passe du symbole à l’idée passe toujours par un condensateur d’émotion. »
Ces « êtres
géométriques » conducteurs d’idées sont de symboles, au sens défini
par Peirce (« contiguïté assignée ») et des symboles
générateurs de formes (des matrices) dont la valeur emblématique est
problématique.
b) S’il existe, le coefficient
emblématique de la forme principale est diffus et trop général :
Le « mouvement
giratoire » qui trouble « l’inertie » de la figure,
renvoie au déroulement – enroulement circulaire de la pellicule dans la caméra
ou le projecteur, à l’embobinage, pour reprendre le terme dont abuse François
Regnault. L’emblème renverrait à des
automatismes, des paramètres techniques non pertinents, certes désignés par le
cinéma hitchcockien mais surtout dénoncés : le film est une
création factice dont seule la traversée peut conduire à la vérité.
c) L’emblème existe dans la forme
principale :
C’est le cas pour The
wrong man. Revenons au livre de Chabrol et Rohmer : « La clé
de sa symbolique n’est pas fournie par des êtres géométriques mais une
iconographie familière… celle du Chemin de Croix ».[6]
L’emblème existe pourtant : « Ce dernier cadrage, ce cache dans le
cadre, nous ne retrouvons sous les espèces du guichet de la porte du cachot, à
travers lequel la caméra pénètre, à travers lequel encore… elle ressort en
isolant les deux yeux, énormes, du prisonnier ».[7]
d) Il faut inverser la démarche :
et partir des films
pour remonter vers d’éventuelles formes dominantes. L’emblème a un lieu :
l’espace dialectiquement sédimenté du film. Le contenu du film se développe
comme métaphore de la forme, contrairement à ce qu’affirme le premier
corollaire de François Regnault ; la fiction est, par translation, la
motivation de l’élaboration formelle.
Concrètement, Rear
Window ou Vertigo développent des emblèmes de la relation aliénée du
spectateur au film ; bien avant Noir et blanc, de Claire Devers, Spellbound
[8]
organise une rigoureuse métonymie emblématique de l’opposition noir/blanc, mise
à nu obsessionnelle de la trace noire raturant la virginité de la pellicule,
vertige de l’impression (de la naissance, de l’existence).
e) Deux exemples littéraires vont préciser les rapports entre
le symbole et l’emblème :
pour le symbole, la
forme représente l’idée, pour l’emblème l’idée représente la forme.
-
Le
symbole qui organise une œuvre n’entretient pas forcément des rapports
analogiques avec son contenu ; citons Julio Cortazar[9] :
« Cette idée très austère, presque géométrique, que je me fais du conte
fantastique. Je la vois un peu comme une forme platonicienne, une forme pure.
C’est-à-dire que le symbole, la métaphore du conte parfait est la sphère, cette
forme sans aucun superflu, qui se ferme totalement sur elle-même, où il n’y a
pas la moindre variation de volume… lorsque je la [la nouvelle] termine,
son point final doit venir clore cette idée de sphère – qui, je le répète –
n’est qu’une métaphore. Ça pourrait être aussi un cube, en tout cas une forme
parfaite, une pyramide, par exemple. » Le symbole-métaphore ne
s’illustre pas dans le contenu, le détail du conte ne désigne pas le
symbole-métaphore ; c’est la forme qui est réglée ; il s’agit de
rendre rigoureux un système formel appliqué à un genre bref (le conte, la
nouvelle) dont la fable ne traitera pas de sphère ou de pyramide ; il ne
s’agit pas d’un emblème.
-
La
forme principale (symbolique) peut organiser le contenu de l’œuvre, elle
n’est pas pour autant autonyme. Le titre de certains romans d’Henry James,
est explicitement symbolique de leur contenu : La Source sacrée (l’élément
faible du couple où s’abreuve l’élément fort), Les Ailes de la colombe
(la riche héritière déployant sa protection) ; La Coupe d’or
est le symbole de la plénitude de la vie ; il s’agit d’un objet trouvé
chez un antiquaire, que manipulent différents personnages ; sa beauté
cache un défaut ; son cristal doré est fêlé, à l’image de l’union du
prince et de la princesse ; brisé volontairement par un comparse, ce
symbole imparfait ne gênera plus un dénouement heureux.
-
Le
symbole peut prendre un sens autonyme grâce à un « tour de vis » supplémentaire
donné par l’auteur : « Pour qui l’examinait avec attention, la
coupe d’or revêtait une perversité formelle et décidée ; en tant que
document, elle était inquiétante malgré sa grâce décorative ».[10]
Il suffirait d’ajouter des guillemets à « coupe d’or » ( de passer de
l’objet au titre de roman) pour que le court-circuite se produise ; « perversité
formelle et décidée », « inquiétante malgré sa grâce
décorative », pourraient désigne, au-delà même de ce roman précis, la
méthode qui préside à la rédaction de la presque totalité de l’œuvre de
James ; des marques explicites et ambiguës inscrites dans le détail du
texte, ont opéré un déplacement de l’objet symbolique à l’écriture.
François Regnault a
simplifié, par une trop grande abstraction, la valeur de la « forme
principale », qui ne recouvre que partiellement l’emblème, même dans
le cinéma d’Hitchcock. Partie d’elle pour définir l’emblème ne peut conduire qu’à répertorier
de vagues traits analogiques renvoyant
aux processus cinématographiques au sens le plus réducteur du terme.
[1] - L’Activité
hitchcockienne I, Conséquences n°3, Printemps-Eté 1984, p. 90.
[2] - Cahiers du cinéma Spécial Hitchcock, Hor
série 8, Système formel d’Hitchcock, pp. 22-24.
[3] - op. cit., p.22.
[4] - Alfred Hitchcock, Ramsay poche.
[5] -
op . cit ., pp. 110-111.
[6] - p. 121
[7] - p.
156.
[8] - En français, La Maison du docteur
Edwardes.
[9] - Entretien avec Omar Prego, Folio
Essais 29, p. 81.
[10] - Henry James ,La Coupe d’or, Collection
« Pavillons », Robert Laffont, p. 446.
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