« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

L'Emblème cinématographique. 12.

 



            CHAPITRE IV

 

             REPERES

 

 

            A la définition générale de l’emblème que nous avons citée au début de notre étude, Benoît Peeters ajoutait la clause suivante : « L’idée d’emblème… n’a d’efficacité que pour autant qu’on la contrôle »[1]. Ce contrôle doit s’exercer sur deux tentations complémentaires : une généralisation abusive, une restriction stérile. Nous allons étendre notre champ d’investigation à d’autres cinéastes que Pialat – qui sera ainsi re-situé – et au domaine littéraire.


A.    La forme idéale : une conception trop abstraite de l’emblème :


Dans le même article de Conséquences, Benoît Peeters critique la trop grande généralité de l’analyse de l’emblème faite par François Regnault dans une étude sur Hitchcock [2]. Essayons à notre tour de caractériser ce que l’approche de François Regnault risque de manquer.

Empruntant à Spinoza la formalisation de l’Ethique, il propose deux axiomes, leurs corollaires et leurs explications :

« Le système formel des films d’Hitchcock se résume à deux axiomes :

Axiome 1 : un film tend à s’organiser selon une forme principale (géométrique ou dynamique) – par exemple : la ligne droite, la courbe, la spirale, la ligne brisée.

Axiome 2 : cette forme tend à devenir métaphore de l’histoire (du contenu) de ce film particulier…

Axiome 3 : la forme principale qui organise le film tend à devenir autonyme de ce qu’est en général tout film, du point de vue de sa forme.

Corollaire : lorsque l’axiome 2 est réalisé, le film devient donc métaphore du cinéma en général. Alors le point de vue du spectateur coïncide avec le point de vue du réalisateur lui-même .»[3]

La notion de « forme principale » prend trop d’importance et ses incidences ne sont pas clarifiées.


a)     La forme principale est plus symbolique qu’emblématique :


Éric Rohmer et Claude Chabrol écrivent à propos de Stranger on a train [4] : « Les films gagneront en homogénéité et les formules qui présidèrent à leur construction se laisseront de mieux en mieux isoler… c’est à cette formule qu’il faut toujours remonter si l’on veut étudier la symbolique d’Hitchcock. C’est dans la forme… qu’il convient de chercher ici la profondeur, c’est elle qui est grosse d’une métaphysique latente… il faut remonter jusqu’aux essences plus pures de la figure et du nombre. »[5]

            Toujours au sujet de Stranger on a train : « Matérialisons donc

 l’idée de l’échange sous la forme d’un renvoi, d’un va-et-vient. Barrons cette droite d’un cercle, troublons cette inertie d’un mouvement giratoire : voici notre figure construire, notre relation déclenchée. Il n’est pas une des trouvailles de Stranger on a train qui ne sorte de cette matrice… » et plus loin : « L’art d’Hitchcock est de nous faire participer, par la fascination qu’exerce sur chacun de nous toute figure épurée, quasi géométrique, au vertige qu’éprouvent les personnages, et au-delà du vertige, nous découvrir la profondeur d’une idée morale : le courant qui passe du symbole à l’idée passe toujours par un condensateur d’émotion. »

            Ces « êtres géométriques » conducteurs d’idées sont de symboles, au sens défini par Peirce (« contiguïté assignée ») et des symboles générateurs de formes (des matrices) dont la valeur emblématique est problématique.


b)     S’il existe, le coefficient emblématique de la forme principale est diffus et trop général :


Le « mouvement giratoire » qui trouble « l’inertie » de la figure, renvoie au déroulement – enroulement circulaire de la pellicule dans la caméra ou le projecteur, à l’embobinage, pour reprendre le terme dont abuse François Regnault.  L’emblème renverrait à des automatismes, des paramètres techniques non pertinents, certes désignés par le cinéma hitchcockien mais surtout dénoncés : le film est une création factice dont seule la traversée peut conduire à la vérité.


c)     L’emblème existe dans la forme principale :


C’est le cas pour The wrong man. Revenons au livre de Chabrol et Rohmer : « La clé de sa symbolique n’est pas fournie par des êtres géométriques mais une iconographie familière… celle du Chemin de Croix ».[6] L’emblème existe pourtant : « Ce dernier cadrage, ce cache dans le cadre, nous ne retrouvons sous les espèces du guichet de la porte du cachot, à travers lequel la caméra pénètre, à travers lequel encore… elle ressort en isolant les deux yeux, énormes, du prisonnier ».[7]


d)     Il faut inverser la démarche :


et partir des films pour remonter vers d’éventuelles formes dominantes. L’emblème a un lieu : l’espace dialectiquement sédimenté du film. Le contenu du film se développe comme métaphore de la forme, contrairement à ce qu’affirme le premier corollaire de François Regnault ; la fiction est, par translation, la motivation de l’élaboration formelle.

Concrètement, Rear Window ou Vertigo développent des emblèmes de la relation aliénée du spectateur au film ; bien avant Noir et blanc, de Claire Devers, Spellbound [8] organise une rigoureuse métonymie emblématique de l’opposition noir/blanc, mise à nu obsessionnelle de la trace noire raturant la virginité de la pellicule, vertige de l’impression (de la naissance, de l’existence).


e)     Deux exemples littéraires vont préciser les rapports entre le symbole et l’emblème :


pour le symbole, la forme représente l’idée, pour l’emblème l’idée représente la forme.

-         Le symbole qui organise une œuvre n’entretient pas forcément des rapports analogiques avec son contenu ; citons Julio Cortazar[9] : « Cette idée très austère, presque géométrique, que je me fais du conte fantastique. Je la vois un peu comme une forme platonicienne, une forme pure. C’est-à-dire que le symbole, la métaphore du conte parfait est la sphère, cette forme sans aucun superflu, qui se ferme totalement sur elle-même, où il n’y a pas la moindre variation de volume… lorsque je la [la nouvelle] termine, son point final doit venir clore cette idée de sphère – qui, je le répète – n’est qu’une métaphore. Ça pourrait être aussi un cube, en tout cas une forme parfaite, une pyramide, par exemple. » Le symbole-métaphore ne s’illustre pas dans le contenu, le détail du conte ne désigne pas le symbole-métaphore ; c’est la forme qui est réglée ; il s’agit de rendre rigoureux un système formel appliqué à un genre bref (le conte, la nouvelle) dont la fable ne traitera pas de sphère ou de pyramide ; il ne s’agit pas d’un emblème.

-         La forme principale (symbolique) peut organiser le contenu de l’œuvre, elle n’est pas pour autant autonyme. Le titre de certains romans d’Henry James, est explicitement symbolique de leur contenu : La Source sacrée (l’élément faible du couple où s’abreuve l’élément fort), Les Ailes de la colombe (la riche héritière déployant sa protection) ; La Coupe d’or est le symbole de la plénitude de la vie ; il s’agit d’un objet trouvé chez un antiquaire, que manipulent différents personnages ; sa beauté cache un défaut ; son cristal doré est fêlé, à l’image de l’union du prince et de la princesse ; brisé volontairement par un comparse, ce symbole imparfait ne gênera plus un dénouement heureux.

-         Le symbole peut prendre un sens autonyme grâce à un « tour de vis » supplémentaire donné par l’auteur : « Pour qui l’examinait avec attention, la coupe d’or revêtait une perversité formelle et décidée ; en tant que document, elle était inquiétante malgré sa grâce décorative ».[10] Il suffirait d’ajouter des guillemets à « coupe d’or » ( de passer de l’objet au titre de roman) pour que le court-circuite se produise ; « perversité formelle et décidée », « inquiétante malgré sa grâce décorative », pourraient désigne, au-delà même de ce roman précis, la méthode qui préside à la rédaction de la presque totalité de l’œuvre de James ; des marques explicites et ambiguës inscrites dans le détail du texte, ont opéré un déplacement de l’objet symbolique à l’écriture.

François Regnault a simplifié, par une trop grande abstraction, la valeur de la « forme principale », qui ne recouvre que partiellement l’emblème, même dans le cinéma d’Hitchcock. Partie d’elle pour définir   l’emblème ne peut conduire qu’à répertorier de vagues traits analogiques   renvoyant aux processus cinématographiques au sens le plus réducteur du terme.



[1] - L’Activité hitchcockienne I, Conséquences n°3, Printemps-Eté 1984, p. 90.

[2]  - Cahiers du cinéma Spécial Hitchcock, Hor série 8, Système formel d’Hitchcock, pp. 22-24.

[3]  - op. cit., p.22.

[4]  - Alfred Hitchcock, Ramsay poche.

[5] - op . cit ., pp. 110-111.

[6]  - p. 121

[7] - p. 156.

[8]  - En français, La Maison du docteur Edwardes.

[9]  - Entretien avec Omar Prego, Folio Essais 29, p. 81.

[10]  - Henry James ,La Coupe d’or, Collection « Pavillons », Robert Laffont, p. 446.


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