« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

L'Emblème cinématographique . 13.

 



B.Le photogramme invisible : critique d’une réduction de l’emblème :


Dans une note sur Rear Window, d’Hitchcock [1], Solange Brun par rapport à l’illustration du cinéma « à hauteur de généralité (l’œil, le regard, l’image) ou de métaphore », privilégie un épisode du film – celui où l’assassin et le voyeur photographe se trouvent face à face – qui « s’appuie sur des paramètres précis de la matérialité filmique ».


Souvenons-nous que c’est par le déclenchement répété de son flash que Jeffries, immobilisé, tâche de retarder l’avancée de son voisin d’en face.


Premier effet, pour Solange Brun :

« …davantage qu’une surexposition, l’éclair de la lampe éphémère envahit, dans cet épisode, la quasi-totalité de l’image, estompant les formes projetées. Associé à la lumière crue du projecteur, il rehausse un instant l’écran, laissé presque à nu. La bidimensionnalité est exhibée dans son assise : le support de projection. L’acteur est immobilisé en même temps que le film, dont la fiction est perturbée par l’incursion d’un élément véritablement consistant ».


Cette analyse de l’emblème se prolonge : « De plus, et d’ailleurs adapté aux photographies instantanées, le flash tend à détacher l’unité minimale du film, le photogramme. Il s’ensuit une suspension, aussi momentanée soit-elle, révélant la constitution cinématographique (le défilement de la pellicule est aussi une succession d’arrêts sur image. »


Nous ne partageons pas certains présupposés d’une telle analyse :


-         La « matérialité filmique » est réduite à un support et à un fonctionnement mécanique, non pertinente, au sens linguistique du mot : ils ne peuvent pas faire l’objet d’un choix, leur exhibition systématique constitue un courant du « cinéma expérimental ».


-         C’est en ce sens purement technique, instrumental, que le photogramme peut être défini comme « l’unité minimale du film ». Ces termes renvoient à l’analyse de la langue et à la phonologie (phonèmes, traits distinctifs)[2] ; il est abusif d’utiliser cette analogie sans l’expliciter davantage ; la tentative de définir le cinéma à partir de la langue, à partir justement de la double articulation des langues naturelles, a fait assez de ravages pour que l’on soit prudent.


Le photogramme n’est pas une unité cinématographique pertinente, il est l’élément de base d’un mécanisme ; la vidéo, par exemple, s’en passe (l’image vidéo est plus digitale qu’analogique) [3].


-         La succession d’arrêts sur image que constitue le défilement de la pellicule n’est pas un fait d’expérience pour le spectateur : « Peut-on conclure de l’artificialité des moyens à l’artificialité du résultat ? Le cinéma procède avec des photogrammes, c’est-à-dire avec des coupes immobiles, vingt-quatre images/secondes ( ou 18 au début). Mais ce qu’il nous donne, on l’a souvent remarqué, c’est une image moyenne à laquelle le mouvement ne s’ajoute pas, ne s’additionne pas : le mouvement appartient au contraire à l’image moyenne comme donnée immédiate . »[4] Le photogramme ne peut être représenté que métaphoriquement ; il reste invisible ; les éclats lumineux de Rear Window, pour être perçus, doivent déborder largement l’espacement d’un photogramme.


     Il est d’ailleurs significatif de constater que Solange Brun fait une analyse incomplète de la séquence en question : elle évoque sa déception devant la suite du film, en particulier de la chute de Jeffries défénestré par son agresseur, chute « totalement dissociée de la baie », c’est-à-dire de la représentation de l’écran sur l’écran (le cadre de la fenêtre et le rectangle de l’écran). En fait, ce que la séquence emblématise c’est le rythme de défilement de la pellicule, dans tous ses états : le ralentissement (les à-coups du flash), mais aussi le glissement vertical, le dérapage de la pellicule hors de ses crans : la « chute » du personnage a été filmée par une brusque ascension de la caméra en plongée [5], et enfin les accélérés classiques pour filmer les réactions des témoins. Ce sont des sensations liées au mouvement et à l’inscription de ses effets que le spectateur expérimente. La notion de Gramme (« en gramme ou photogramme ») que Deleuze produit comme élément de l’analyse de «l’image-perception », nous paraît devoir s’appliquer : « …à ne pas confondre avec une photo – c’est l’élément génétique de l’image-perception,  inséparable comme tel de certains dynamismes (immobilisation, vibration, clignotement, boucle, répétition, accélération, ralentissement, etc.) ». « Statut gazeux d’une perception moléculaire ».[6]


-         Solange Brun fait du ralentissement par éblouissement un « acte antireprésentatif ». En fonction de ce qui précède, nous le caractériserions plutôt comme La représentation d’une anti-représentation [7]. C’est d’une figure qu’il s’agit, que nous classerions parmi les métonymies auto-représentatives du défilement pour le film ; si nous rapprochions, de ce point de vue, cette séquence de la manifestation de L’Enfance nue, nous verrions comment deux conceptions du cinéma s’opposent.


Quel est, pour Solange Brun, le critère de l’antireprésentation ? Justement, l’arrêt sur image ; et même la photographie ; elle formule une hypothèse quant à la suite de la séquence des flashes : « Après la mise en cause dramatique du cinéma dans son principe, un récit photographique, écho du premier plan du film, eût sans doute mieux convenu ». Il resterait à prouver que la photographie filmée, ou plutôt le film succession de vues fixes, est un acte antireprésentatif ; ils nous paraissent devenus depuis longtemps déjà, des clichés.


            Plus l’emblème renvoie aux paramètres techniques de l’enregistrement ou de la projection (les 24 images/seconde du défilement de la pellicule), plus il risque l’inertie et la régression de l’esthétique au fétichisme de l’image fixe (au détriment du plan). L’exhibition du photogramme ne saurait être le critère de la matérialité filmique, à moins de la réduire au sens le plus positiviste du mot. A l’opposé d’une instrumentalisation de l’emblème comme miroir technologique, nous essayons de définir une problématique dynamique, équivoque, de l’emblème.



[1]  - Passager voyant rouge, Conséquences 6, Eté 1985, pp. 87 - 89.

[2]  - et à une réduction, implicite elle aussi, de ces notions : le phonème serait réduit à sa réalisation matérielle (phonétique) alors que c’est sa valeur distinctive qui fonde son existence.

[3]  - Le « Pixel » : Picture élément ; le plus petit élément discernable dans une image, et son traitement électronique, mériteraient une approche théorique.

[4] - Gilles Deleuze, Cinéma 1, L’Image-Mouvement, p. 10.

[5]  - Voilà pourquoi le plan de la chute est dissocié du plan de la fenêtre : la caméra est à la verticale.

[6]  -  Cinéma 1, Glossaire, p. 29.

[7]  - En houant sur les préfixes nous pourrions dire que, souvent, les films d’Hitchcock sont hyper-représentatifs, sans développer ici les rapports entre autoreprésentation et anti-représentation.


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